Par Bernard Gensane
Ce titre est franchement bizarre, j’en conviens, mais le destin de Niamkey l’est aussi.
Lorsque j’ai été recruté à l’Université Nationale de Côte d’Ivoire en 1976, il n’y avait au département de philosophie qu’un seul enseignant ivoirien. Les autres étaient français, dont Miklos Vetö, d’origine hongroise, spécialiste de Kant renommé, profondément catholique. On pouvait penser qu’un enseignant ivoirien éprouverait quelques difficultés à faire son trou dans une telle structure. Ce ne fut pas le cas de Niamkey. Il s’avéra très rapidement que ce jeune maître-assistant, parfait connaisseur de la philosophie européenne, était porteur d’une pensée originale, profonde, féconde. Son projet n’était rien moins que de construire une philosophie qui, sans renier l’apport de l’Occident – des présocratiques à Marx – s’arc-bouterait sur le passé intellectuel de l’Afrique, proposerait une vision philosophique du monde à partir de l’Afrique, de la sous-région en tout cas. Je fus un de ses premiers et fidèles lecteurs et je finis d’ailleurs par écrire un long article sur lui dans la revue anglaise New Comparison : “Black Africa : From Independences to Liberation; Some Proposals by the Ivorian Philosopher Niamkey Koffi”. J’éprouvais une très grande admiration pour ce penseur.
À l’époque, Niamkey était marxisant, une démarche tolérée dans un pays qui n’était certes pas une dictature mais qu’il fallait bien qualifier d’autocratie. Des milieux intellectuels et politiques, Félix Houphouet-Boigny acceptait tous les raisonnements, toutes les critiques à la condition expresse que sa personne et sa politique ne fussent pas mises en cause. Ce n’est parce que Niamkey et moi étions proches politiquement parlant que nous sympathisâmes, mais simplement parce que nous nous étions trouvés mutuellement sympathiques.
Je quittai le pays vers la fin des années quatre-vingt et ne fus donc pas un témoin direct du début de libéralisation vers la fin du règne d’Houphouët-Boigny. Laurent Gbagbo, le seul réel et constant opposant au « vieux sage » de Yamoussoukro (ce qu’à bien des égards il paye aujourd’hui), put enfin s’exprimer en toute liberté. Des pensées politiques qui bouillonnaient sous la surface purent voir officiellement le jour au sein de nouveaux partis, auxquels tous les intellectuels ivoiriens s’affilièrent peu ou prou. Tous, sauf un, Niamkey, qui milita au sein de l’ancien parti unique le PDCI-RDA d’Houphouët et de son dauphin, le prometteur et richissime Konan Bédié.
Comme d’autres, je fus surpris par le virage radical pris par un intellectuel marxisant qui s’engageait au service du capitalisme décomplexé de la Côte d’Ivoire. Non seulement Niamkey devint le porte-parole de Bédié, mais il reprit à son compte (en fut-il l’inspirateur ?) le concept brûlant d’ivoirité qui déboucha sur une véritable guerre civile, un pays à feu et à sang. La notion d’ivoirité était née en 1945 à Dakar, au sein de milieux étudiants. Il s’agissait alors, dans le système colonial, de promouvoir une affirmation, une fierté ivoirienne en encourageant la culture nationale. À partir de 1993, avec le nouveau président de la République Konan Bédié, s’opéra un glissement très dangereux. Il fut décrété, dans un pays depuis longtemps très cosmopolite et qui avait accordé la nationalité ivoirienne de manière très libérale, qu’il faudrait quatre grands-parents nés en Côte d’Ivoire pour être ivoirien. Cette mesure de circonstance (qui, pour nous Français, résonnait de manière sinistre) visait en fait à écarter de la compétition politique Alassane Ouattara, issu d’une grande famille noble du Pays Kong, ancien économiste au FMI, ancien vice-gouverneur de la BCAO, ancien premier ministre d’Houphouët-Boigny et, accessoirement, ami de Jean-Christophe Mitterrand et de Martin Bouygues. Le pays sombra dans la méfiance identitaire, les musulmans du nord furent étiquetés mauvais Ivoiriens. La xénophobie se déchaîna dans un pays qui comptait environ un quart d’étrangers (ce qui n’avait jusqu’alors posé aucun réel problème) et où de très nombreuses familles étaient multiethniques et multireligieuses.
En 2010, Konan Bédié, qui avait présidé le pays de 1993 à 1999, était distancé lors de la présidentielle. Il appela à voter pour Ouattara contre Laurent Gbagbo.
Et Niamkey Koffi dans tout cela ?
Les mauvaises langues prétendent que, pour faire oublier son manque d’opposition au concept d’ivoirité et son ralliement à Konan Bédié et à l’ordre établi, ses pairs organisèrent en son honneur un colloque international de trois jours. Le compte rendu de ce colloque – scientifique – est stupéfiant. Un chef-d’œuvre de jésuitisme et de flagornerie. Certainement pas un hommage à un penseur libre.
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