PAR FABRICE ARFI ET KARL LASKE | Mediapart
En mai 2011, Pierre Marziali, un ancien militaire français reconverti dans le privé, est tué à Benghazi par des hommes cagoulés. Son associé et ami Robert Dulas raconte dans un livre, Mort pour la Françafrique (Stock), l’histoire de leurs contacts avec le régime libyen. À la tête de la société militaire privée Secopex, les deux hommes avaient recueilli en mars 2011 les aveux du premier ministre de Kadhafi sur l’argent remis aux Français sous la présidence Sarkozy.
Le feu vert est passé à l’orange puis au rouge, sans qu’il s’en aperçoive. Pierre Marziali, ancien militaire français de 48 ans reconverti dans le privé, a été abattu le 11 mai 2011, en pleine rue à Benghazi, par des hommes cagoulés, alors qu’il revenait d’un restaurant où il avait dîné avec quatre collaborateurs de la société militaire privée Secopex.
Officiellement, Marziali est un espion tué «par accident» par une brigade rebelle pendant la guerre en Libye, à la suite d’un contrôle routier qui aurait dégénéré. C’est du moins la version officielle communiquée par le Conseil national de transition (CNT). Insatisfaite par cette version laconique et incohérente, la veuve de l’ancien militaire a déposé une plainte à l’origine de l’ouverture d’une information judiciaire en septembre 2011, à Narbonne.
« On nous a ordonné de nous coucher par terre, a expliqué lors de l’enquête Pierre Martinet, un ancien camarade de Marziali, présent à Benghazi le jour du drame. Pierre était à ma gauche. J’ai entendu un coup de feu. Et Pierre m’a dit « je suis touché ». Il ne s’est pas débattu. Il n’a rien dit, et n’a rien fait avant le coup de feu. J’ai fermé les yeux. J’attendais mon tour. J’avais les mains attachées dans le dos. Ils ont pris Pierre à deux. Il me semble avoir vu son ventre éclaté, ouvert. »
Depuis ses débuts, l’instruction bute sur l’inefficience de l’entraide judiciaire entre la Libye et la France. L’enquêteur du comité judiciaire local, en Libye, a été dans l’impossibilité d’obtenir de l’armée l’identification du tireur et de ses complices. L’exécution a été commise par des hommes cagoulés restés non identifiés, bien qu’ils se rattachent à la Brigade du 17 février, fondée par Abdelhakim Belhadj, l’ancien leader du groupe islamique combattant (GIC).
Trois ans plus tard, l’associé et ami de Marziali, Robert Dulas, a décidé de raconter dans un livre qui vient de paraître, Mort pour la Françafrique (Stock), l’histoire secrète de leurs contacts avec le régime libyen et de leur installation fatale à Benghazi. Dans un entretien à Mediapart, cet ancien conseiller du président ivoirien Robert Gueï ou du Centrafricain François Bozizé revient sur les circonstances de cette mort qui apparaît aujourd’hui comme l’un des épisodes les plus mystérieux, mais aussi les plus oubliés, de la guerre en Libye.
Pour lui, pas de doute : l’assassinat de Marziali a été « orienté » par la France. « Je vois mal par qui d’autre », dit-il. Robert Dulas raconte également à mots couverts comment avec Marziali ils ont recueilli, en mars 2011, les aveux du premier ministre Baghdadi al-Mahmoudi sur l’argent remis aux Français sous l’ancienne présidence. Il se dit prêt aujourd’hui à en témoigner devant la justice française, partie sur la trace des financements libyens de Nicolas Sarkozy. Pour lui, les motivations de la guerre en Libye relèvent d’« un grand mensonge ». « C’est la raison d’État. »
La mort de votre associé Pierre Marziali, le 11 mai 2011 à Benghazi, en Libye, a été un électrochoc pour vous. Pourquoi en avoir fait un livre ?
J’avais à cœur de réhabiliter la mémoire de Pierre. Il était mon associé, presque un fils spirituel, et j’avais décidé de lui passer la main. Je n’ai pas cru à la version initiale de sa mort. On a parlé d’un refus d’obtempérer à un barrage de police libyen. L’idée qu’il se soit rebellé à un contrôle ne lui correspondait pas du tout. Il a fait partie des forces spéciales et je l’ai vu dans des situations similaires : c’était quelqu’un qui savait garder son calme. Dès le départ, j’ai donc eu un doute.
À cela s’ajoute le fait que les deux personnes, proches de la Direction du renseignement militaire (DRM) et de la DCRI (le renseignement intérieur – ndlr), qui devaient l’accompagner, se sont désistées la nuit précédant sa mort. Ils m’ont dit qu’il n’y avait pas de risque pour Pierre, mais une fois que le malheur est arrivé, ça m’a bousculé. Dès le lendemain, j’ai eu un certain Vladimir Tozzi au téléphone (l’un des deux hommes qui devaient partir avec Marziali – ndlr) qui m’a dit : “Ils l’ont exécuté.”
Vous considérez aussi qu’il a été délibérément abattu ?
J’ai cherché à comprendre. Quand les quatre collaborateurs de Marziali sont rentrés de Libye, j’ai dû faire abstraction de mes sentiments pour les interroger comme un flic. J’ai posé les mêmes questions aux quatre. Le témoignage d’un prénommé Éric, l’un des employés de Secopex, m’a interpellé. Il n’avait pas de formation de militaire contrairement aux autres. C’était le commercial, qui était venu pour voir s’il y avait des contrats à signer.
La nuit des faits, Pierre et les autres revenaient du restaurant où ils avaient leurs habitudes à Benghazi. Plusieurs véhicules ont stoppé près d’eux. Les hommes qui sont sortis leur ont ordonné de se coucher par terre. Mais Éric s’est mis sur le dos, au lieu de se coucher sur le ventre comme les autres, et il a vu son agresseur qui lui a mis la mitraillette sur la gorge. Il m’a dit : “Le gars était cagoulé, j’avais ses yeux à un mètre des miens. Je le suppliais du regard de ne pas me tuer. Je me suis pissé dessus. À ce moment-là, un coup de feu est parti juste à côté, et les yeux du gars qui me braquait n’ont pas cillé. Il n’y a pas eu un bruit.” Si cela avait été une bavure, comme la thèse officielle le laisse entendre, il y aurait eu des réactions. Là, rien. Comme si c’était attendu. Et pourquoi étaient-ils cagoulés ? C’est la première fois qu’on a vu des gens du CNT cagoulés.
«Je tombe de ma chaise»
Que se passe-t-il ensuite ?
Le corps de Pierre est chargé dans le pick-up et les quatre autres sont emmenés dans une caserne du CNT où ils seront retenus pendant dix jours. C’est la Brigade du 17 février, tenue par des islamistes, qui les garde.
Les employés de Secopex ont-ils été débriefés par les services spéciaux à leur retour en France ?
Non, et c’est du jamais vu. Aucun n’a été débriefé. La règle veut qu’il y ait systématiquement un débriefing à chaud et un débriefing à froid une semaine après. Quel que soit le cas. Là, aucun. Depuis la mort de Pierre, je n’ai pour ma part jamais été entendu par qui que ce soit. Il y a vraiment de quoi se poser des questions.
Comment cette histoire libyenne a commencé pour vous ?
J’étais en relation avec Béchir Saleh (ancien directeur de cabinet de Kadhafi – ndlr), qui m’avait reçu en 2008, avec Pierre Marziali. En février 2011, au moment de l’insurrection, quand commencent les problèmes entre la France et la Libye, Bechir Saleh me demande de venir le voir à Tripoli. Là-bas, j’ai rencontré Abdallah Mansour, le neveu de Kadhafi, qui était son directeur de l’information et son confident. Il m’a annoncé que le chef de l’État libyen était prêt à se retirer au profit de son fils, Saïf al-Islam, le temps de mettre en place des élections démocratiques.
Un mandat avait été préparé à mon nom et celui de Pierre Marziali par lequel Kadhafi nous chargeait d’œuvrer dans la recherche d’une sortie de crise pacifique. Ce mandat a été visé par le premier ministre, mais il n’a finalement pas été signé par Kadhafi, à cause de l’accélération des hostilités.
Les dirigeants libyens étaient aux abois à ce moment-là.
Ils nous disaient qu’ils ne comprenaient pas ce qui se passait. Ils ne comprenaient pas la trahison de la France, alors qu’ils avaient été les meilleurs amis de Sarkozy. Ils nous ont demandé de la formation pour les militaires et du matériel, ce à quoi j’ai répondu qu’il m’était impossible d’agir contre mon pays et donc de les aider dans le domaine militaire. Néanmoins, nous pouvions livrer des médicaments ou des matières premières. Je suis revenu à Tripoli avec Pierre, un mois plus tard, en mars. Nous rencontrons ensemble le premier ministre, Baghdadi al-Mahmoudi, qui nous demande une nouvelle fois cette aide.
Que vous a dit le premier ministre libyen ?
Je ne peux pas balancer comme ça ce qu’il m’a dit pour des raisons juridiques.
Dans le livre, vous écrivez que le premier ministre vous a dit « qu’en six mois, M. Claude Guéant s’est assis onze fois dans le fauteuil » où vous aviez pris place. Pouvez-vous nous en dire plus sur ces visites, et sur les explications de Baghdadi à l’époque ?
Je ne peux pas vous dire ce que M. Baghdadi m’a dit, parce que cela met en cause de hautes personnalités françaises qui étaient en place à l’époque.
Cela met en cause leur probité publique sur des questions financières ?
Oui, tout à fait.
À l’époque, vous êtes surpris de ces révélations de Baghdadi ?
Ah oui ! Je tombe de ma chaise. Je savais qu’il y avait une relation particulière. Personne n’allait voir Kadhafi sans repartir avec une enveloppe, cela n’existait pas. Quand il m’explique la chose, je comprends qu’à un certain niveau, ce n’était plus des enveloppes, mais des valises…
Vous pensez à du bluff ?
Non, à aucun moment. C’est direct. C’est spontané. C’est même du courroux, de la colère de la part du premier ministre. Puisqu’il me dit : “Comment vous pouvez vous dégonfler et jouer les fleurs bleues, alors que chez vous, à un échelon supérieur, on n’a pas hésité à venir s’approvisionner.”
Est-ce que, dans un cadre légal, vous seriez prêt à évoquer ces conversations auprès d’un juge chargé de ces faits ?
Oui, pour faire avancer la vérité, bien sûr. Mais il faudrait vraiment que je sois protégé. Mais est-ce qu’on peut être vraiment protégé en France ?
Baghdadi vous demande aussi d’apporter votre concours à la recherche de pourparlers et d’une solution pacifique, d’après ce que vous racontez dans le livre…
La demande est claire : “Transmettez le message, le président Kadhafi est prêt à se retirer.” M. Baghdadi me dit la même chose qu’Abdallah Mansour. J’écris d’ailleurs dans mes notes que Kadhafi est d’accord. Et lorsque je reviens en France, à l’aéroport de Toulouse, je suis arrêté par les services de la Douane, qui sont accompagnés par les services de renseignement. Mes documents sont saisis et photocopiés. Tout était mentionné dans ces notes, y compris nos refus de collaborer militairement avec le régime.
« Kadhafi était condamné à mort »
Est-ce que vous pensez que cette fouille a pu être motivée par la crainte que vous reveniez avec des documents susceptibles d’inquiéter le pouvoir en place à l’époque ?
Je réponds “oui”, catégoriquement. Je suis systématiquement contrôlé à mon entrée en France, aux aéroports, lors de mes déplacements, mais cela ne va jamais au-delà. Je n’ai jamais eu droit à une fouille comme cela. Cette fois, cela a été une fouille et une saisie.
Malgré cette fouille, à votre retour en France, vous aviez ce message à faire passer. Qu’est-ce que vous faites ?
Effectivement, on a transmis le message des Libyens à notre contact, Marc German, qui nous servait de passerelle avec la DCRI et faisait suivre toutes nos informations en haut lieu. Il était, nous disait-il, en relations avec “le Squale” [surnom de Bernard Squarcini, ancien directeur de la DCRI – ndlr] et avec Claude Guéant, puisqu’un jour, il nous a clairement indiqué qu’il avait rendez-vous avec lui pour lui amener un message. C’était patriotique, pour nous, d’informer de la sorte les plus hautes autorités de l’État. Et c’est le jeu quand on travaille dans la sécurité militaire privée. Par ailleurs, on pensait vraiment que ce qui était proposé par les Libyens était la bonne solution : Kadhafi n’était plus le guerrier qu’il avait été et le fait qu’il accepte de se mettre à l’écart pouvait permettre de régler la situation.
Et votre contact transmet les informations ?
Oui.
Que se passe-t-il ensuite ?
Pierre Marziali repart à Benghazi. Et à son retour, nous rédigeons ensemble en France une note de synthèse destinée à la présidence de la République. Dans cette note, nous indiquons plusieurs choses. On expose que la « route du sel » qui va du centre de l’Afrique jusqu’en Italie en passant par Benghazi va se rouvrir si on “explose” la Libye. Kadhafi a fermé cette route, qui a été celle des cigarettes, des armes, de la drogue puis celle des migrants. On signale aussi la création à 45 kilomètres de Benghazi d’un centre de formation obligatoire pour les migrants dans une ville où la charia est déjà appliquée et où, en réalité, les migrants sont formés à l’islam radical et pour certains, préparés au maniement d’explosifs.
Dans cette note, nous expliquions la dangerosité de la situation, en soulignant que le Conseil national de transition (CNT) est composé à 40 % d’intégristes proches d’Al-Qaïda, à 40 % d’anciens kadhafistes, pour certains impliqués dans des exactions, et 20 % de démocrates dont on tire les ficelles et qu’on met en avant à la télé. Enfin, nous signalons la disparition de 1 200 ogives de gaz sarin dans une caserne de la ville de Ghat, dans le Fezzan, le lieu où elles ont transité, et le fait qu’elles étaient destinées au Hezbollah, au Liban.
Vous faites donc savoir à l’Élysée, d’une part, qu’une solution diplomatique est possible et, d’autre part, que le CNT n’est pas un bloc homogène et animé des meilleures intentions…
Transmettre cette note était peut-être naïf. L’idée était de dire : “Attention, vous vous laissez entraîner sur un terrain dangereux par des gens qui ne connaissaient pas la réalité du terrain.” Il était peut-être encore temps de s’arrêter. La note est tellement importante pour nous que l’on sollicite nos réseaux pour qu’elle soit transmise en mains propres à l’Élysée. Un ami franc-maçon nous met en relation avec un commissaire divisionnaire en poste à l’Élysée. Il assure la permanence du ministère de l’intérieur à la présidence de la République. C’est un service qui est chargé, 24 heures sur 24, d’aviser le secrétaire général ou le président en cas d’événement majeur.
Donc nous sommes allés à l’Élysée. Ce commissaire a lu la note devant nous, puis il a nous dit : “Je vais transmettre, c’est trop important.” Le soir même, je reçois un mail de ce commissaire me disant que la note a été remise aux deux personnes qui avaient à en connaître, à savoir MM. Sarkozy et Guéant. J’ai gardé le mail.
Vous avez un retour ?
Le retour, c’est que notre relation avec le gouvernement ne semble pas mauvaise. Et que notre intermédiaire avec l’État, Marc German, nous recommande d’aller à Benghazi, dans la perspective de l’arrivée du président Sarkozy sur place, pour rendre visible l’antenne de notre société de sécurité sur place. On a fait un geste et il y a un retour positif. Nous croyons que c’est un adoubement. Par ailleurs, nos deux contacts officieux nous assurent qu’ils ont un feu vert pour venir eux aussi, et nous accompagner.
Vous voulez vous implanter dans une zone que vous décrivez vous-mêmes dans votre note à l’Élysée comme très dangereuse. Vous prenez donc un risque important. Vous pouviez être perçus par l’insurrection comme des espions de Kadhafi, non ?
Je ne crois pas. L’objectif de Pierre Marziali, qui était un technicien en matière militaire, était de créer une société militaire privée sur le modèle américain de Blackwater, qui avait si bien réussi en Irak. Il souhaitait s’implanter à Benghazi et ouvrir un couloir jusqu’à l’Égypte, pour sécuriser les déplacements de diplomates et d’hommes d’affaires.
Au sein du CNT, les anciens du régime Kadhafi nous connaissaient. Ils savaient que nous étions des amis de la Libye et que nous étions là pour faire des affaires. Les autorités de Tripoli étaient elles aussi informées de nos projets. Mais il est possible qu’une information différente ait été diffusée pour nous nuire. Je ne l’exclus pas. La veille de la remise de notre note à l’Élysée, des membres du CNT étaient reçus par la présidence. Notre note a peut-être foutu le bordel sans que nous le sachions.
Pour vous, la version officielle concernant la mort de Pierre Marziali n’est donc pas bonne. Quelle est votre hypothèse ?
Son assassinat a été, on va dire, orienté…
Par la France ?
Je vois mal par qui d’autre.
Parce que vous en saviez trop ?
Certainement parce que nous étions des empêcheurs de tourner en rond. On venait mettre de la complexité et indiquer que tout ça n’était pas blanc, mais plutôt gris, presque noir, alors que BHL chantait sur les toits que les gars du CNT étaient des anges, alors qu’il ne les connaissait que depuis deux jours. Et la suite nous a donné raison, je crois.
Comment interprétez-vous l’entêtement français à ne pas privilégier la solution pacifique, également défendue par l’Union africaine ?
D’après moi, Kadhafi était condamné à mort depuis le départ. C’est certain. Nous n’avons pas été les seuls à faire remonter les mêmes informations. Il y avait des diplomates, des agents. Pourquoi ces informations n’ont-elles pas été étudiées sérieusement ? Parce qu’il fallait à tout prix supprimer Kadhafi. La mise à mort était programmée. Le CNT ne pouvait pas mettre en place une opération pareille. Pour intercepter son convoi à Syrte, il fallait d’abord le géolocaliser. Le CNT n’en avait absolument pas les moyens. Kadhafi a ensuite été abattu et rien n’a été fait pour le garder vivant et le juger. Surtout pas. Trois ans après, j’espère que les langues vont se enfin délier dans les services. Je peux vous assurer qu’on leur a fait faire des choses qu’ils ne voulaient pas.
Vous pensez que nous sommes dans un grand mensonge d’État ?
J’en suis persuadé, oui. C’est la raison d’État.
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