Par Théophile Kouamouo [Paru dans Le Nouveau Courrier]
Si les embastillés et les torturés qui croupissent dans les geôles ivoiriennes ne suscitent pas grand intérêt au sein de l’ex-puissance coloniale, c’est sans doute notamment en raison d’une doctrine selon laquelle les exportations vers l’Afrique doivent aider à créer des centaines de milliers d’emplois en France. Une doctrine que Ouattara a manifestement bien assimilé.
Pourquoi François Hollande soutient-il à ce point Alassane Ouattara en dépit de la corruption de son système et de la nature de son régime qui expose la Côte d’Ivoire aux pires aventures ? De nombreux Ivoiriens avaient espéré un rééquilibrage de la politique de l’ancienne puissance coloniale après la défaite électorale de Nicolas Sarkozy, ami personnel de l’actuel maître d’Abidjan et affilié, comme lui, à l’Internationale libérale. Il n’en a rien été. Lors de sa dernière visite à Abidjan, le président français est allé jusqu’à tenir des propos révoltants visant à faire admettre à tous que la Côte d’Ivoire, où des centaines de prisonniers politiques croupissent dans de sombres cellules et où la torture est reine, est un pays normal où les opposants peuvent s’exprimer et aller aux élections sans craintes.
« Les États n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts », avait prévenu le général Charles de Gaulle, premier président de la Cinquième République française. Il est toutefois intéressant de saisir la conception, souvent fausse, souvent à courte vue, que les États en question ont de leurs intérêts.
Commandé par le ministère français de l’Économie et des Finances à l’ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine – qui a travaillé avec le banquier franco-béninois Lionel Zinsou, l’ancien patron du BNETD ivoirien aujourd’hui étoile montante de la finance à Londres Tidjane Thiam, l’ancien directeur général de l’Agence française de développement Jean-Michel Severino et le consultant Hakim El Karoui –, le rapport intitulé « Un partenariat pour l’avenir : 15 propositions pour une nouvelle dynamique économique entre l’Afrique et la France », rendu public en décembre dernier, est en quelque sorte la « Bible » de l’administration Hollande pour ce qui est des rapports avec le continent. Long de près de 170 pages, il fait le constat du recul de l’influence hexagonale en Afrique par rapport à la Chine notamment ; et érige l’accroissement exponentiel des exportations françaises vers le continent comme un objectif principal, le mettant très clairement en rapport avec la problématique cruciale de l’emploi en Hexagone, dans un contexte où le chômage massif tétanise les élites politiques et où la balance commerciale du pays du champagne et du luxe est structurellement déficitaire. Il permet de comprendre ce que Paris attend de ses « alliés » africains.
Deux décennies de recul économique sévère sur le continent
Le rapport Védrine documente très bien l’effondrement de l’influence économique française en Afrique. Il contient notamment un graphique très expressif. Première exportatrice vers l’Afrique en 1990, la France est désormais distanciée par la Chine et l’Inde – qui connaissent des percées fulgurantes – mais aussi par les États-Unis et l’Allemagne. « Sa part de marché a connu un recul continu depuis le début des années 2000, passant de 10,1 % en 2000 à 4,7 % en 2011 », note le rapport Védrine, même s’il note que si l’on ne considère que le volume, le « chiffre d’affaires » a doublé, notamment en raison de la croissance économique et démographique du continent. Maigre consolation ! Il fait également le constat que c’est dans ses « positions historiques », notamment son pré carré, que la France prend l’eau de toutes parts.
Le mythe selon lequel Gbagbo a renforcé l’emprise française sur la Côte d’Ivoire est faux
Le rapport Védrine fournit des éléments qui permettent de « tuer » définitivement une « intox » largement véhiculée par les idéologues « françafricains » au moment de la guerre post-électorale en Côte d’Ivoire. Se camouflant dans des habits de preux nationalistes africains, ils brossaient le portrait d’un Laurent Gbagbo sous la gouvernance duquel la France avait tout gagné, et qu’elle ne pouvait donc pas vouloir renverser pour des raisons autres que l’amour de la démocratie, des droits de l’homme et tutti quanti. Selon le rapport Védrine, entre 2000 et 2011, la France a perdu, en termes de parts de marché, 11 points en Côte d’Ivoire, 14 points au Cameroun et 8 points au Gabon. On ne peut pas dire que Gbagbo a particulièrement « cadeauté » Paris. Il n’a pas non plus émis des « fatwas » économiques contre l’ex-puissance coloniale. Elle a perdu beaucoup de terrain, comme dans d’autres pays, pour des raisons relevant strictement du jeu de la compétition économique.
Voici ce qu’espère la France
Le rapport Védrine ne passe pas par quatre chemins pour indiquer ses espérances en matière de commerce extérieur avec une Afrique où « la croissance économique est depuis plus d’une décennie de 5% en moyenne, juste derrière l’Asie et loin devant l’Europe ». « La France peut gagner au moins 200 000 emplois dans les cinq prochaines années. Elle y parviendra en doublant le montant de ses exportations vers l’Afrique. Cet objectif suppose que la France et l’Afrique développent un dialogue équilibré qui permet de faire fructifier les intérêts économiques de chacun. La mission propose que la France et l’Afrique partagent un agenda de croissance commun, qui réponde à la fois aux défis auxquels fait face l’Afrique et aux intérêts de la France », écrivent les rédacteurs de ce texte. Signe des temps, Laurent Fabius est aujourd’hui à la fois ministre des Affaires étrangères (donc chargé de la diplomatie) et du commerce extérieur. « Je considère que le redressement du commerce extérieur fait partie de la politique extérieure. C’est la raison qui a justifié que nous puissions rassembler, autour du ministre des Affaires étrangères, les services et les moyens du commerce extérieur. C’est votre rôle aussi aujourd’hui, Mesdames et Messieurs les ambassadeurs », a indiqué François Hollande ce 28 août lors de la Conférence des ambassadeurs organisée à l’Elysée, après avoir qualifié l’Afrique de « continent de la croissance ».
Comment Ouattara comble les souhaits de Paris
Arrivé au pouvoir dans les soutes de l’armée française, Alassane Ouattara est très reconnaissant. C’est ce qu’indiquent en tout cas des chiffres publiés par le rapport Védrine. Entre 2011 et 2012, les exportations françaises à destination de la Côte d’Ivoire ont crû de 35,4% (bien plus vite que la croissance du PIB du pays, qui était de 9,8% dans le même temps), passant de 740 millions d’euros à 1 milliard d’euros. Cela a fait d’autant plus chaud au cœur de ses bienfaiteurs à qui il renvoie l’ascenseur que cinq des dix plus gros clients de Paris en Afrique avaient encore rétréci leurs carnets de commande en 2012. Paris perdait plus de 400 millions d’euros de chiffre d’affaires en Afrique du Sud ; plus de 130 millions d’euros au Nigeria et plus de 60 millions d’euros au Sénégal. Ses gains cumulés au Cameroun, au Congo, au Togo et à Maurice équivalaient à peu près à ses gains dans la seule Côte d’Ivoire, et ne parvenaient même pas à compenser son revers sud-africain. « Ah ! Que les guerres néocoloniales sont jolies », ont dû s’écrier des entreprises hexagonales.
La tendance se poursuit, et Ouattara y veille. Le pays s’endette sur les marchés régionaux et internationaux, et une partie de ce qu’il engrange contribue à financer paradoxalement le contrat de désendettement et de développement (C2D) français, d’une valeur de 2000 milliards de FCFA, qui consiste à transformer les créances accumulées par Abidjan depuis des décennies en financements octroyés par le Trésor public ivoirien pour des projets portés essentiellement par des entreprises françaises.
Par ailleurs, la France a détricoté une bonne partie de l’embargo sur les armes qu’elle avait imposé au pays pour nuire à Gbagbo après les événements de novembre 2004. Et depuis, Ouattara achète du gros matériel d’équipement militaire « métropolitain », donc fait travailler les chantiers navals et crée de l’emploi en France ! Arrivé en juin dernier à Abidjan, « L’Emergence » (voir photo plus haut) est le premier des trois patrouilleurs vendus par l’entreprise hexagonale Raidco Marine au régime ivoirien. « Le second sera livré en octobre 2014, et le troisième en mars 2015. Trente embarcations de surveillance lagunaire et trois vedettes de surveillance côtière ont déjà été livrées à Abidjan par Raidco. Quatre embarcations de type commando forces spéciales devraient être convoyées dans les prochains mois », écrit, reconnaissant, le quotidien régional Ouest-France, qui couvre la Bretagne, dont Lorient, ville où sont situées les usines de Raidco, fait partie.
Théophile Kouamouo [Paru dans Le Nouveau Courrier du 30 août 2014]
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