Le non-livre[1] de Gbagbo et Mattei sur la crise ivoirienne: un monument d’incongruités

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Le non-livre[1] de Gbagbo et Mattei sur la crise ivoirienne : un monument d’incongruités

Une tribune internationale de Franklin Nyamsi
Agrégé de philosophie, Abidjan, Côte d’Ivoire

Un livre, c’est avant tout un objet culturel dans lequel celui qui écrit se livre à la postérité, que ce soit en vérité ou sur le mode de la fiction. Un livre authentique, pour ainsi dire, livre et délivre. C’est une déposition publique, un testament partiel, un legs au futur. Le livre a valeur de transmission et de transcendance quand celui qui l’écrit parle pour faire honte à ses propres actions, au nom d’un devoir de vérité et de justice pour ceux qui viendront après lui, en vertu d’une exigence de probité envers ses lecteurs et ses critiques. Ecrit de la sorte, le livre mérite d’être abordé sous le prisme du principe de bienveillance herméneutique, qui dispose que celui qui écrit ayant quelque chose à dire, ceux qui le liront, bien qu’ils aient le droit d’émettre des réserves sur telle ou telle idée, sur tel fait ou sur telle interprétation, ont au préalable le devoir de bien le comprendre. Or, après un parcours minutieux des trois cents vingt-deux pages de l’ouvrage de Laurent Gbagbo et François Mattei, « Pour la vérité et la justice », on est frappé par évidence implacable : Gbagbo et sa plume française s’adressent à un public qu’ils semblent considérer comme amnésique et inculte ; Gbagbo et Mattei écrivent comme pour brûler les derniers vaisseaux du régime de la Refondation, avec la Côte d’Ivoire entière, dans un dernier feu d’artifice digne des meilleurs pyromanes politiques ; Gbagbo et Mattei écrivent pour travestir les fondements du bon sens examinant la crise ivoirienne, comme pour tenter mordicus une dernière dissimulation des pires forfaitures dont le régime du FPI ait été capable ; Gbagbo et Mattei écrivent pour clamer l’innocence d’un coupable qui ne croit lui-même en son innocence qu’à force de se la répéter lui-même comme un dogme, un mantra inespéré supposé produire la pureté qui manque à celui qui le profère. En un mot, Gbagbo et Mattei nous ont produit l’exemple parfait du non-livre. Un livre écrit pour se délivrer de la justice, mais qui ne livre rien en vérité. Sans rentrer dans l’exhaustivité d’un texte écrit fiévreusement à deux mains, une en écriture fine (Mattei) et l’autre en gras( Gbagbo), comme pour singer l’apparence et l’essence, il s’agit dans la présente recension de revenir sur les quatre prétentions principales de l’ouvrage : 1) La nature et la genèse de la crise qui a emporté Laurent Gbagbo loin des ors de la république de Côte d’Ivoire ; 2) Le statut de la rébellion ivoirienne et du régime actuel d’Alassane Ouattara ; 3) La hiérarchie des responsabilités dans la dernière crise postélectorale ivoirienne ; 4) L’avenir de la question ivoirienne à la Cour Pénale Internationale de La Haye. Le présent écrit se veut dès lors comme une prophylaxie préventive à la lecture du livre de Laurent Gbagbo et de François Mattei, un peu comme les voyageurs en terre lointaine se vaccinent préventivement contre les maladies opportunistes qui les y attendent.

I
Nature et genèse de la crise ivoirienne : impérialisme franco-burkinabè ou xénophobie ivoiritaire ?

Laurent Gbagbo et François Mattei défendent unanimement une thèse essentielle : « Le problème de la Côte d’Ivoire, […] c’est que Compaoré et Ouattara veuillent fondre la Côte d’Ivoire dans le Burkina. A croire que tous les deux, ils ont une revanche à prendre sur la Côte d’Ivoire »[2] Mieux encore, Gbagbo ajoute, cynique : « Le PDCI, s’il continue de cautionner la politique de Ouattara, aura une grande responsabilité : on change la population pour rendre la Côte d’Ivoire soluble dans le Burkina Faso. […] Veulent-ils la mort de la Côte d’Ivoire pour que vive le Burkina Faso ? L’autre problème, c’est la France. Elle n’a jamais voulu renoncer à sa mainmise sur notre pays. »[3]
Ainsi, du point de vue de nos deux auteurs, la crise ivoirienne n’est qu’une conséquence d’un double projet de forces anti-ivoiriennes convergentes. D’une part, il s’agirait d’un projet impérialiste burkinabè envers les terres riches du sud de la Côte d’Ivoire. De l’autre, il s’agirait de la mainmise obsessionnelle de la France sur le pays. Faut-il rappeler à nos deux écrivains du moment que, pour ce qui concerne le premier point, l’histoire longue[4], par-delà les frontières issues du partage colonial, unit les territoires et les peuples de ces deux pays par la géographie, les langues, les coutumes, les royaumes traditionnels et le commerce ? Sont-ce les burkinabè qui s’invitent en Côte d’Ivoire dans les années 30, 40, 50, 60 et 70 pour pallier le manque cruel de bras dans les plantations de l’agriculture ivoirienne de rente qui émerge alors ? En indexant les burkinabè comme étant « le problème ivoirien », Laurent Gbagbo vient en fait avouer sans voile ce que les pontes du FPI n’ont dit qu’entre deux silences depuis les années 90. La xénophobie anti-mossi est le plus vieux fonds de commerce du national-chauvinisme ivoirien, qui lui-même n’est qu’un refuge de la volonté de domination de classes née dans la conscience de nombreux autochtones ivoiriens envers les Africains issus de l’immigration en Côte d’Ivoire. Ainsi, selon la logique de Gbagbo et de ses suiveurs, les immigrés du Burkina Faso et leurs descendants, installés en Côte d’Ivoire depuis l’avant-indépendance, devaient continuer à être des étrangers sur le sol ivoirien, pour laisser la direction du pays aux Ivoiriens de souche multiséculaire, ad infinitum. N’est-ce pas un attentat à l’idée panafricaine en général et à l’idéal de fraternité et d’hospitalité qui crée dès l’origine la spiritualité propre de la Côte d’Ivoire ? Par ailleurs, comment comprendre que Gbagbo voie la France au cœur de tous ses malheurs alors qu’il se proclame dans le même temps comme le plus francophile des dirigeants ivoiriens, alors qu’il revendique le passé militaire français de son père avec fierté, alors même que son premier réflexe en 2002 contre la rébellion ivoirienne fut d’en appeler à l’aide de la France, alors enfin que c’est la France socialiste de Jospin qui adoubera l’élection présidentielle antidémocratique et calamiteuse de Laurent Gbagbo en octobre 2000 ? Si Gbagbo veut revendiquer la France des droits de l’Homme et non celle des appareils corrompus de la coopération élyséenne, comment comprendre qu’il ait préservé, comme il l’avoue lui-même dans ce livre, tous les intérêts[5] économiques, militaires et culturels de la France en Côte d’Ivoire pendant les 10 années de son séjour au pouvoir ?
Avec ce livre, la xénophobie du leader du Front Populaire Ivoirien cesse d’être un tabou reconstitué. Elle se revendique et s’affiche arrogamment au grand jour, comme un ultime sarcasme de condamné à mort au tribunal. Or c’est précisément cette volonté de saucissonner les Ivoiriens en vrais et faux nationaux, en authentiques ivoiriens et en ivoiriens frelatés, qui a pris les allures criminelles de la politique de l’ivoirité, récupérée, aggravée et systématisée sous l’ère Gbagbo de 2000 à 2011. L’histoire attestera toujours que c’est le charnier de Yopougon en octobre 2000, en consonance avec la dénonciation instrumentale des naturalisations étrangères dans les années 90, qui ont servi de brasier à la crise identitaire ivoirienne et éveillé un devoir de résistance parmi les exclus qui croissaient chaque jour en nombre. Certes, les difficultés socioéconomiques nées de la crise du cours des matières premières et d l’épuisement du modèle d’agriculture industrielle des années 50-60, ont servi de terreau fertile au phénomène de bouc-émissarisation qu’est l’ivoirité. Mais incontestablement, c’est cette discrimination criminelle, officialisée en politique d’Etat sous Laurent Gbagbo, après la parenthèse de sang du général Guéi entre 1999 et octobre 2000, qui mit le feu à la poudrière identitaire ivoirienne.

II
Statut éthique et politique de la rébellion ivoirienne de Guillaume Soro : faction criminelle ou résistance historique ?

Pourquoi des hommes, dans la fleur de l’âge, refuseraient-ils les propositions de corruption d’un régime aux abois pour affronter celui-ci dans une lutte à mort ? Les sicaires de Gbagbo ont le questionnement trop court. Quand il s’agit donc de s’expliquer sur les raisons de la rébellion de 2002-2007 du MPCI-FN contre le régime FPI de Laurent Gbagbo, on ne s’étonnera pas de la thèse défendue par nos deux écrivains des Editions du Moment. L’opportunisme des auteurs bat ici ses records d’hypocrisie. Laurent Gbagbo attribue tout naturellement la rébellion ivoirienne de Guillaume Soro aux deux coupables précédemment désignés dans son diagnostic des causes génétiques de la crise ivoirienne. Dans cette logique, loin d’être le jaillissement d’une réaction des profondeurs de la Côte d’Ivoire déchirée en vrais et faux ivoiriens par les idéologues proactifs de l’ivoirité – tel ce Laurent Gbagbo interdisant Alassane Ouattara de candidater aux législatives 2000 -, la rébellion ivoirienne de 2002 ne serait qu’un mercenariat au service du double projet impérialiste franco-burkinabè. Gbagbo ne choisit pas ses mots pour parler de ses compatriotes révoltés, un peu comme son ami Gildas Le Lidec qui les traite de « salopards échevelés » dans une interview récente au journal français Marianne. Voici donc comment Gbagbo minore les causes de la rébellion ivoirienne :
« En 2000, quand j’ai été élu, on a vu fleurir en France une campagne de diffamation. Parce qu’on n’acceptait pas mon élection. A nouveau en 2010, ils ont refusé le fait que je sois élu. […] Comme en 2000 et 2002, c’est nous qui en 2010 avons été agressés et s’il y a eu des morts, trop de morts, c’est bien parce qu’une guerre a été déclenchée à l’étranger, qui s’est traduite par une invasion de mercenaires recrutés dans les pays alentours, appuyés par les forces françaises. Il s’agissait de faire tomber le gouvernement d’un pays souverain et de s’emparer de ses institutions. »[6]
Qui s’étonnera encore ici de la logique de l’extraversion qui commande la propagande politique du chef des frontistes ? Tout expliquer en Afrique par l’extérieur, par l’Occident, n’est-ce pas l’entourloupe idéale pour dédouaner les Africains de leur action effective dans l’histoire ? Comme aveuglé par l’antique conscience mythique des peuples de la préhistoire qui attribuaient aux dieux toutes les œuvres agraires, techniques, artistiques ou politiques des hommes eux-mêmes, Gbagbo et son aide-plume s’aveuglent en réalité tout seuls, pour échapper au jugement implacable de leurs contemporains perspicaces. Les causes de la rébellion ivoirienne, répétons-le, sont d’abord à chercher dans la crise de confiance créée par l’idéologie discriminatoire de l’ivoirité entre les Ivoiriens eux-mêmes, mais aussi entre les Ivoiriens et leurs congénères de la sous-région africaine. Né dans les années 70 de la réflexion esthétique du professeur Niangoran Porquet qui voulait allier en un concept syncrétique comparable à la créolité, les cultures ivoiriennes de la savane et de la forêt, l’idée d’ivoirité fut au départ en phase avec l’idéal cosmopolitique de la Côte d’Ivoire. Il s’agissait de théoriser ce que la Côte d’Ivoire pouvait apporter en fait à la construction de la civilisation de l’Universel. Quand le FPI s’empare pour la première fois de cette notion dans les années 90, c’est pour pester contre l’électorat dit étranger de Félix Houphouët-Boigny, que les frontistes identifient dans les vagues successives de l’immigration agricole, ouvrière, humanitaire et familiale burkinabè, malienne, guinéenne et ghanéenne et nigériane.Contre Houphouët, le FPI crie au « bétail électoral », annonçant ainsi par anticipation l’animalisation des étrangers qui constituera sa véritable politique d’Etat dans les années 2000-2011. Cette entrée de l’Autre africain dans le bestiaire ne doit-t-elle pas aussi ses lettres de médiocrité à la faute historique du successeur putatif de Félix Houphouët-Boigny ? La racine du mal ivoiritaire est aussi dans le silence persistant et lourd de ceux du PDCI-RDA qui contribuèrent à nourrir la Bête. Les cellules intellectuelles du PDCI-RDA sous le président Henri Konan-Bédié, rassemblées dans le CURDIPHE des Pierre Kipré, Loukou, Niamkey Koffi, Faustin Kouamé et consorts vont effectivement envenimer politiquement le concept d’ivoirité dans les années 90, en lui donnant forme opératoire sous les modalités des politiques volontaristes dites d’ivoirisation des cadres de l’administration ivoirienne. Mieux encore, l’exclusion des Ivoiriens du Nord de la jouissance pleine de la citoyenneté républicaine va s’illustrer à merveille par la bouc-émissarisation d’Alassane Ouattara, interdit d’élection présidentielle en 1995 après que le brûlot de Bédié, Les Chemins de ma vie, l’ait décrété burkinabè et livré à la vindicte des partisans du national-chauvinisme ivoirien, de gauche comme de droite.
Mais, c’est incontestablement dans la parenthèse de sang 2000-2011 que le régime Gbagbo va faire tourner à fond la machine monstrueuse de l’ivoirité politique. Du Charnier de Yopougon 2000 aux 3000 morts de la crise postélectorale 2010-2011, c’est une seule et même cause qui déchire la Côte d’Ivoire sous l’instigation du Front Populaire Ivoirien : la chasse à l’altérité ivoirienne et africaine par les purs et durs de la mythique Sainte Eburnée. L’homme qui devait dire à Claude Guéant et Robert Bourgi, lors d’une conversation historique archivée pour l’Histoire : « Bob, tu diras à ton ami Sarkozy que je serai son Mugabé. Que je ne donnerai jamais le pouvoir à Ouattara, et enfin que je suis prêt à noyer la Côte d’Ivoire dans le sang ! »[7], méritait-il qu’on lui confie le salut des Ivoiriens ? La résistance armée du MPCI-FN de Guillaume Soro ne fut-elle pas dès lors la réaction inespérée et parfois même désespérée d’une humanité ivoirienne en quête d’une dignité gravement menacée de disparition ? Telles sont les causes profondes de la résistance de jeunes gens qui auraient pu se dispenser de risquer leurs vies si ce qui était en cause ne dépassait par leurs petites personnes : l’appartenance légitime et légale à leur propre patrie.

III
Hiérarchie des responsabilités dans la dernière crise postélectorale ivoirienne

Laurent Gbagbo, notamment après la confirmation des charges retenues contre lui par la Cour Pénale Internationale de La Haye, livre son dernier baroud d’honneur. Comme tout grand narcissique politique, il ne veut décidément pas crever seul. Son ego en pâtirait trop. Dans sa descente aux enfers, nous l’avons entendu dire qu’il voulait entraîner ni plus ni moins que la totalité de la Côte d’Ivoire. A défaut d’y parvenir, il se contenterait bien de quelques lambeaux arrachés par-ci par-là au corps endolori de la nation ivoirienne. La stratégie d’argumentation judiciaire des deux écrivains Gbagbo et Mattei consiste essentiellement en un effort herculéen d’inversion de la hiérarchie des responsabilités dans la genèse de la longue crise ivoirienne.
Or si Gbagbo est la victime de l’élection présidentielle d’octobre 2000, le charnier de Yopougon devrait être logiquement constitué des partisans de Gbagbo. De fait, il n’en est rien. C’est sur le sang des Ivoiriens du Nord de son pays que Gbagbo a posé les fonts baptismaux de son pouvoir naissant en octobre 2000, après avoir souligné en 1999, pour rouler le Général Guéi dans la farine par la suite, qu’il y a des coups d’Etat qui font avancer la démocratie. Or encore, si Gbagbo est victime de la rébellion de 2002, cela signifierait que ce sont les opposants à Gbagbo qui ont dépossédé des millions d’ivoiriens de leur citoyenneté dès octobre 2000, que ce sont les opposants ivoiriens qui ont mené une chasse à l’homme contre les nordistes dans les armées, que ce sont les opposants ivoiriens qui ont refusé en décembre 2000 l’investiture aux législatives à Guillaume Soro comme à Alassane Ouattara. Que d’efforts incroyables il faudrait fournir, en réalité, pour démontrer que le 3 décembre 2010, alors que la CEI et l’ONUCI affirmaient Gbagbo perdant, les seules voix hâtives du Conseil Constitutionnel ivoirien de Yao Paul N’dré suffisaient à faire de Gbagbo le président légitime et légal de Côte d’Ivoire ! Non, la vérité résiste à l’esbroufe : l’auteur de la crise postélectorale, c’est celui qui a perdu les élections, et celui qui a perdu les élections, c’est bel et bien Laurent Gbagbo, confronté à une alliance efficace du RHDP qui a su allier droit et force pour une alternative et une alternance véritables à la tête de la Côte d’Ivoire. On comprendra dès lors que dans une tribune publiée en 2011, j’aie parlé de « La responsabilité illimitée de Laurent Gbagbo dans la tragédie ivoirienne ».[8]

IV
L’avenir de la Côte d’Ivoire et le procès Gbagbo à La Haye : examen des sophismes majeurs des Refondateurs

Le chantage judiciaire structurel du livre de Gbagbo et Mattéi est clair : démontrer que la CPI ne serait juste envers Gbagbo que dans deux hypothèses systématiques. Selon la première, Gbagbo est innocent, et alors sa libération est un droit à urgemment reconnaître dans le cadre des erreurs judiciaires célèbres ; selon la seconde, Gbagbo n’est pas le seul coupable, mais alors on devrait condamner tous ses adversaires avec lui ou relâcher Gbagbo pour qu’il jouisse de la même liberté que ses adversaires co-coupables. Il convient pour finir cette lecture du non-livre de Gbagbo, d’examiner chacune de ces hypothèses pour comprendre la sauce à laquelle le Boulanger fieffé de Mama veut décidément manger l’opinion entière.
La première hypothèse est une blessure morale insupportable aux victimes endolories du règne de mort perpétré contre les populations ivoiriennes par le régime du FPI depuis octobre 2000 : le Charnier de Yopougon, les Escadrons de la mort, les assassinats ciblés de centaines de militants de l’opposition, la chasse aux Etrangers, l’assassinat des journalistes étrangers, du couple Guéi, et de tous ceux que Gbagbo a qualifié de « marginaux-qui-meurent », seraient ainsi passés, avec les 3000 morts de la crise postélectorale 2010-2011, par pertes et profits. Comment penser le redressement spirituel, politique, économique, social de la Côte d’Ivoire en consacrant ainsi une prime monstrueuse à l’impunité d’Etat ? On nous arguera que les hommes de la rébellion ont aussi donné la mort à des Ivoiriens ? Soit. Mais de quel point de vue se placerait-on pour traiter la résistance au despotisme comme on traite le despotisme lui-même ? Que dire de De Gaulle, de Mandela, de Um Nyobè, de Nasser et de bien d’autres héros qui durent risquer leurs vies contre les pouvoirs infâmes ? Le droit international reconnaît aux populations agressées par un régime discriminatoire, le droit imprescriptible de résistance contre l’oppression. Les déclarations de 1789 et de 1948 en attestent solidement. Comment croire dès lors que l’on veuille traiter de la même façon ceux qui ont livré un baroud d’honneur contre le régime criminel de Laurent Gbagbo et les auteurs de la forfaiture déguisée sous le nom vertueux de Refondation entre 2000 et 2011 ?
La seconde hypothèse se base sur une confusion mentale aussi furieuse que les délires de Gbagbo dans ce livre. Si tout le monde est coupable de la crise ivoirienne, Gbagbo et Mattei nous disent in fine qu’il ne faut surtout condamner personne. De la même manière que le magistrat Yao Ndré rétropédalera de ses impostures de décembre 2010 en prétendant que tous les Ivoiriens auraient été comme lui-même, possédés par le Diable, ainsi procèdent nos deux écrivains d’un soir en s’efforçant autant que faire se peut de noyer tout le monde afin de ne pas mourir seuls dans l’avalanche pénale qui dévale les montagnes vers la tête du leader frontiste emprisonné. Pourtant, et ce malgré toutes les diffamations grossières dont les auteurs de ce livre infâme se rendent coupables envers Alassane Ouattara, Guillaume Soro, Henri Konan Bédié, Madame Dominique Ouattara et les autorités françaises de tous bords, la conscience de l’Histoire récente et longue de Côte d’Ivoire proteste devant l’ignominie d’une tentative de réécriture d’une tragédie parfaitement documentée par tous les esprits honnêtes de notre temps.

On conclura donc qu’il faut lire le livre de Gbagbo pour comprendre que ce livre ne délivrera pas Gbagbo, mais révèle la hideur perverse du projet qui a gouverné sa gestion de la res publica ivoirienne. Les intellectuels de la majorité du RHDP ont tort de dire que le livre de Gbagbo, qu’ils n’ont pas souvent lu, ne vaut rien parce que Gbagbo ne vaudrait rien. On ne dépasse rien sans passer par ce que l’on veut dépasser. Je suis enclin à pratiquer le principe de bienveillance herméneutique qui prévoit qu’on ne critique que ce qu’on a réellement compris. Une telle patience, condition de la construction d’une civilisation politique africaine, requiert des précautions. Car, nous prévenons chacun que comprendre Gbagbo suppose un effort de surmonter la nausée qu’inspire sa pensée haineuse et monomaniaque. Il faut avoir le cœur bien haut pour supporter les écoeurements que ce livre provoque. En s’autoproclamant saint homme malgré le cortège de malheurs qu’il a drainés, Gbagbo, du fond de sa prison hollandaise, achève de nous convaincre qu’il est résolument un homme du passé et du passif de ce pays. Et certes, ce n’est pas l’ultime reniement de son propre livre, près d’une semaine après que la presse frontiste l’ait présenté comme le plus grand pamphlet révolutionnaire de l’Histoire ivoirienne, qui nous convaincra qu’il y a à chercher encore du côté du mythomane Laurent Gbagbo, la moindre once de vérité. Et encore moins, de justice ! Dans le désarroi de Maître Altit, suppliant Gbagbo de renoncer au livre qu’il a pourtant co-écrit au fil de ses conversations avérées avec un Mattéi décidément abonné aux sornettes, on peut d’ores et déjà lire la conscience évidente de ce ceci : Gbagbo n’en a pas pour peu de temps à La Haye…

[1] Laurent Gbagbo, François Mattei, Pour la vérité et la justice. Côte d’Ivoire : un scandale français, Paris, Editions du Moment, juin 2014.
[2] Idem, op. cit., p.135
[3] Idem, op. cit., p.45
[4] Le même Gbagbo reconnaît pourtant : « Il y a de longue date une voie ouverte du Sahel vers la Côte d’Ivoire ». p. 43
[5] Idem, op. cit, p. 160 « je ne me suis jamais opposé au travail et aux intérêts des sociétés françaises ». Et quand on sait que la plupart des sociétés françaises engagées en Côte d’Ivoire sont étroitement liées à l’Etat français, il ne faut pas chercher midi à quatorze heures. Gbagbo a naturellement coopéré avec la France comme tous ses prédécesseurs.
[6] Idem, p.74 et 76
[7] Voir l’article d’Olivier Rogez, « Robert Bourgi espère que « Gbagbo ne restera pas longtemps à La Haye », sur RFI.FR du 10-07-2014
[8] « La responsabilité illimitée de Laurent Gbagbo dans la crise ivoirienne », le 5 avril 2011, http://www.afrik.com/article22532.html

 

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