Par PRAO Yao Séraphin
« Donnez-moi le contrôle de la monnaie d’une nation et je me moque de qui fait ses lois ». (Rothschild Mayer)
Introduction
Jacques Rueff a dit que le destin de l’Homme se jouait sur la monnaie. Il avait et il a raison. Aujourd’hui le destin des pays Africains de la Zone Franc (PAZF) se joue sur le franc CFA. Aristote a donné les fonctions de la monnaie : réserve de valeur, moyen de paiement et unité de compte. Mais si cette définition fonctionnelle de la monnaie a l’avantage d’être simple, elle ne nous apprend rien sur la nature de la monnaie. La monnaie n’est pas simplement la servante de l’économie. Comme le dit si bien Denis CLERC, « dans toutes ces représentations, on décrit la monnaie dans les termes de la rationalité : si elle s’est substituée au troc, c’est pour faciliter les échanges ; si elle s’est dématérialisée, c’est pour réduire le coût des transactions ; si elle s’est complexifiée, c’est par commodité pour les usagers…Bref, la monnaie serait la servante de l’économie ». Or, il est admis aujourd’hui que la monnaie est un des supports essentiels de la souveraineté. L’un des attributs d’un État moderne réside dans son droit à battre monnaie et à mettre cette dernière à la disposition du développement. L’exemple des pays émergents est une parfaite illustration : chaque pays a sa monnaie. Ils ne sont pas dans une sorte de concubinage monétaire avec les anciennes colonies. Ainsi donc, tous les pays qui souhaitent se développer doivent prioritairement avoir la maîtrise de leur monnaie. Il en va de même d’un Etat qui souhaite affirmer son indépendance. Avec une telle fondation, il est aisé de s’interroger sur les positions prises par l’ex-Président ivoirien, Laurent GBAGBO. Tantôt adepte du Franc CFA, tantôt anti-franc CFA, le cas Laurent GBAGBO mérite qu’on mène cette présente réflexion. Peut-on chercher à être indépendant sans souveraineté monétaire ? Pour répondre à cette question nous commençons par rappeler la connexion du Franc CFA avec la françafrique. Nous comprendrons très vite que la lutte pour la souveraineté monétaire s’impose aux Africains s’ils veulent se libérer du joug colonial et amorcer leur développement. Finalement, on essayera de comprendre les multiples positions de Laurent GBAGBO sur le franc CFA.
Le Franc CFA, une monnaie au service de la Françafrique
Le franc CFA est une monnaie qui est au service de la France puisque c’est le Général De Gaule qui a créé cette monnaie le 25 décembre 1945. A l’époque le franc CFA signifiait, le franc des Colonies Françaises d’Afrique. Aujourd’hui, on parle de franc de la Communauté Financière Africaine pour la zone UEMOA et de franc de la Coopération Financière Africaine pour les pays de la CEMAC. La France pille par le truchement de cette monnaie, les richesses des pays membres de la Zone Franc. Le franc CFA est une arme défensive et offensive au service de la France. Cette monnaie permet à la France de défendre ses intérêts dans la Zone Franc. Avec cette monnaie, les investisseurs français n’ont pas à penser à un risque de change puisqu’il n’existe pas. Ils peuvent transférer légalement et facilement tous les bénéfices en France. Le franc CFA permet à la France de maintenir son influence sur les PAZF.
Le franc CFA permet à la France de retarder le développement des pays membres. Par exemple, lorsqu’elle veut alourdir le stock de la dette des pays, il suffit à ce pays de dévaluer le franc CFA. Avec l’appréciation de l’Euro depuis 2007, les productions des pays membres de la Zone Franc deviennent moins compétitives par rapport à celles des concurrents de la zone dollar. Avec le franc CFA, la France empêche les pays Africains de profiter convenablement des bienfaits de la mondialisation. Le franc CFA est une disposition essentielle de la françafrique. C’est pourquoi la France défend crânement cette vassalisation monétaire. L’ex-Président Togolais Sylvanus Olympio voulait que son pays quitte cette zone pour une monnaie au service de son pays. La date de sortie était prévue pour le 15 janvier 1963. Deux jours avant la signature, le 13 janvier, il est assassiné. Modibo Keita est victime d’un coup d’Etat parce qu’il a osé sortir le Mali, en 1962, de la BCEAO et de la Zone Franc. Il est renversé le 19 novembre 1968. Il mourra dans des conditions troubles le 16 mai 1977. Le 28 septembre 1958, la Guinée vote à 95% « non » à son maintien au sein de la communauté française. Elle a définitivement quitté la Zone Franc le 2 mars 1960, en créant sa propre monnaie, le syli. Le mot syli signifie « Éléphant », en malinké. Pour déstabiliser la Guinée, la France va organiser le boycott monétaire du syli en introduisant dans le pays une grande quantité de faux billets de banque guinéens en vue de déséquilibrer l’économie. Cette opération était baptisée « opération persil ».
La décolonisation du Franc CFA est un impératif pour les Africains
Dans les années 60, lorsque les pays africains accédaient à l’indépendance politique, ils n’ont pas jugé nécessaire de prendre leur indépendance monétaire. Aujourd’hui les Africains ont l’obligation de montrer un peu de dignité au monde en rompant avec cette humiliante coopération monétaire avec la France. Moralement et économiquement, les Africains ont moult raisons de sortir de cette vassalisation monétaire.
Moralement, il est indécent de se dire indépendant et pérenniser les vestiges de la colonisation. Hier, les pères fondateurs n’ont peut-être pas voulu rompre avec cette coopération en raison de l’insuffisance des ressources humaines à même de gérer une monnaie. Mais plus de cinquante années après les indépendances, il n’est plus acceptable que les PAZF demeurent encore sous le joug monétaire de la France. Les Africains seraient-ils des « enfants » qui ne grandissent jamais ? Les Africains sont-ils des Hommes ou des sous-Hommes ?
Economiquement, les Africains ne pourront jamais de développer avec une monnaie dont les bases sont foncièrement impérialistes. Au nom de quelle théorie économique un pays doit déposer la moitié de ses réserves de change dans la banque centrale d’un autre pays ? Cette année, l’hebdomadaire américain, Businessweek révélait que les pays Africains disposaient d’au moins 20 milliards de dollars américain à la Banque de France. Pendant que les pays Africains s’endettent auprès de la France à des taux d’intérêt élevés, elle rémunère les réserves africaines à un taux d’intérêt de 0,75%. Le franc CFA n’est finalement pas au service des économies africaines. Les Africains doivent se rappeler des propos de Joseph Tchundjang POUEMI : « Je crois que nous devrions être capables d’assurer notre Défense, être donc militairement forts. Mais pour cela, il faudrait entretenir et équiper nos armées pour les rendre plus efficaces. Cela implique que nos économies secrètent suffisamment de revenus pour qu’une partie puisse être distraite et affectée à la vie de troupes et à l’achat (ou à la production, pourquoi pas !) du matériel, c’est-à-dire que nos pays devraient accélérer leur croissance économique, donc le rythme d’investissement dans la production des biens et des services. Or investir à bon escient, c’est avant tout disposer de circuits financiers soigneusement organisés, avec à leur tête des banques centrales conduites avec rigueur et rationalité, bref une monnaie bien gérée. Comme tu peux le voir, le cheminement que je viens de faire ne peut être inversé» .
Le Gbagboïsme est-il en phase avec le franc CFA ?
On peut définir cette doctrine comme un sursaut de la dignité et de souveraineté face à l’impérialisme occidental. C’est aussi le refus de la subordination et de la vassalisation de l’Afrique. C’est finalement un système de pensée qui refuse l’aliénation des Africains. Avec une telle définition, on s’attend à une position de rupture vis-à-vis du franc CFA. Et pourtant, la position de Laurent GBAGBO n’est pas claire sur le franc CFA. En effet, dans deux de ses livres, nous découvrons deux GBAGBO ou du moins un GBAGBO cherchant à contenter deux camps.
Dans son livre publié lors de la campagne électorale de 2010 dont le titre est: « Bâtir la paix sur la démocratie et la prospérité », à la page 198, l’ex-Président écrivait ceci : « Aujourd’hui, 8 pays dans la sous-région, membres de l’UEMOA, ont en commun la même monnaie, le franc CFA. Grâce à cette expérience, et malgré ses limites, leurs économies savent résister aux chocs extérieurs et intérieurs. Fort de cette expérience, je soutiens que rien ne devrait être entrepris pour saborder la monnaie commune ou l’affaiblir. Tout au contraire, nos énergies doivent converger vers le renforcement de cet outil pour le rendre plus performant et donc plus attrayant. La cohabitation de cette monnaie commune aux pays de la zone UEMOA avec 4 ou 5 autres monnaies nationales est un handicap au développement rapide de la coopération sous-régionale. Notre objectif doit être d’élargir la zone monétaire à tous les autres Etats de la sous-région ». Dans ce livre, l’auteur vante les mérites du franc CFA.
Dans son livre avec François Matteï de 2014, le même auteur écrit ceci : « La Côte d’Ivoire est la pierre d’achoppement indispensable de la zone franc en Afrique de l’Ouest. C’est la raison pour laquelle il vaut toujours mieux avoir à sa tête quelqu’un qui ne remettra rien en cause. (…) La Côte d’Ivoire avait les moyens de quitter cette dépendance de la zone franc, même seule, et je m’apprêtais à le faire, c’est pourquoi on a voulu m’empêcher de poursuivre ma route ». Dans ce dernier livre, l’auteur se veut très critique vis-à-vis du franc CFA. Pour lui, il était à l’œuvre pour donner à la Côte d’Ivoire, une monnaie digne au service des Ivoiriens. Face donc à ces deux GBAGBO, il est possible d’émettre deux hypothèses.
La première hypothèse : Laurent GBAGBO a exprimé sa vraie pensée dans son livre de 2010. Il devient donc un adepte de cette monnaie qui retarde le développement des Pays Africains de la Zone Franc (PAZF). La conséquence immédiate de cette position est que Laurent GBAGBO n’a pas dit la vérité aux Ivoiriens puisqu’il a promis en 2000, lors de la campagne électorale, sortir la Côte d’Ivoire de l’esclavage monétaire. Les Ivoiriens ont donc voté sur la base d’un projet flou et peu sincère.
La deuxième hypothèse : Laurent GBAGBO donne à présent sa vraie position sur le franc CFA dans son livre de 2014. Il est pénétré de l’idée selon laquelle l’indépendance politique sans l’indépendance monétaire n’est qu’une indépendance de drapeau. Si on lui accorde cela alors on peut s’interroger sur la position prise dans son livre de 2010. On peut penser qu’il voulait rassurer la France qui a vraiment peur d’une sortie de la Côte d’Ivoire de la Zone Franc. Si telle était la stratégie de Laurent GBAGBO, on peut se permettre de dire qu’elle était mauvaise car la France officielle n’est pas dupe pour se faire rouler dans la farine.
Conclusion
Dans cette lutte pour la renaissance africaine, les dirigeants africains doivent avoir une vision très claire, une méthodologie bien définie et la stratégie à adopter. Les masses sont prêtes à suivre l’élite à condition qu’elle-même clarifie sa position. Les populations africaines aspirent à un changement, elles ont soif de revoir le passé glorieux de l’Afrique. Pour ce faire, nous devons nous définir par rapport à nous-mêmes et non par rapport à un occident qui se cherche. Dans ce combat, nous devons faire la liste de nos amis et de nos ennemis et ne jamais prendre un ennemi pour un ami même s’il le proclame.
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