Côte d’Ivoire: les vérités dérangeantes d’un ex-ambassadeur de France
Propos recueillis par Alain Léauthier pour Marianne
Dans son livre « De Phnom Penh à Abidjan, fragments de vie d’un diplomate », Gildas Le Lidec, livre ses « souvenirs » d’ancien ambassadeur de France en Côte d’Ivoire entre 2002 et 2005. Des « souvenirs » qui offrent une lecture peu commune de la crise ivoirienne de 2011. En rupture en tout cas avec cette fiction à laquelle une partie de la presse et de la classe politique française ont adhéré… Entretien.
C’est un livre de « souvenirs, de simples souvenirs » ne visant pas à l’objectivité et à la vérité historique. Les précautions que prend l’ancien diplomate aujourd’hui à la retraite Gildas Le Lidec pour présenter son ouvrage De Phnom Penh à Abidjan, fragments de vie d’un diplomate* ne sont pas de pure forme. Quoi qu’il en dise, les « anecdotes » tirées de ses années passées en Côte d’Ivoire (entre 2002 et 2005), au titre d’ambassadeur de France, ressemblent fort à un pavé dans la mare des certitudes confortables sur la crise ivoirienne de 2011. Gbagbo dans le rôle du « méchant », du tricheur, du tyran prêt à toutes les bassesses et tous les crimes de guerre pour garder le pouvoir ? Alassane Ouattara dans le costume immaculé du président démocratiquement élu, mettant ses belles compétences d’ancien technocrate du FMI au service de son pays ?
Voilà déjà quelque temps que cette fiction à laquelle une partie de la presse et de la classe politique française ont adhéré (par commodité, paresse ou intérêt ?) commence à se fissurer. L’ouvrage de Gildas Le Lidec n’aidera guère à colmater la brèche, tout au contraire. A quelques semaines de sa première visite officielle à Abidjan, François Hollande pourra ainsi utilement y prendre connaissance du portrait peu flatteur que l’ancien ambassadeur dresse de Guillaume Soro, l’actuel président de l’Assemblée nationale ivoirienne et ancien chef des rebelles du Nord, alliés militaires de Ouattara. Plus largement, sans exonérer le moins du monde les dérives du régime de Laurent Gbagbo, le livre permet de mieux comprendre les origines contemporaines de la terrible guerre civile qui fit près de 3 000 morts en quelques mois. La politique africaine de la France au pays des Eléphants n’y a pas forcément le beau rôle.
Marianne : Guillaume Soro, tour à tour chef des Forces nouvelles rebelles, Premier ministre de Gbagbo puis de Ouattara, et actuel président de l’Assemblée nationale, a tenté de vous égorger…
Gildas Le Lidec : Je tiens d’abord à préciser qu’à mes yeux cette anecdote n’a aucune signification politique particulière. Elle figure dans le livre pour son côté « vivant », illustrant la réalité concrète du travail d’un diplomate sur le terrain. Je sais que la presse d’Abidjan s’en est emparée pour ses gros titres. Ce n’était pas mon intention. Ceci étant, l’anecdote est parfaitement authentique. Elle s’est déroulée à la basilique de Yamoussoukro en 2003, lors d’une réunion de routine sur le suivi des accords de paix de Marcoussis (signés en janvier 2003 entre les rebelles et le régime de Gbagbo), en présence du Premier ministre de l’époque, Seydou Diarra, et de deux généraux de Licorne (la force française d’interposition). Comme à son habitude, Soro faisait son cinéma, éructait contre la France. J’ai dû le rembarrer et probablement l’ai-je agacé alors il a tenté de m’étrangler. Un simple coup de chaud certes, mais il a fallu l’intervention des ambassadeurs d’Espagne et d’Italie pour le ramener à la raison…
Vous racontez aussi qu’il vous avait auparavant proposé un attentat contre Gbagbo ?
Peut-on vraiment parler sérieusement d’attentat quand on connaît le personnage ? Alors que je venais depuis peu de prendre mes fonctions, je me suis rendu à Bouaké pour rencontrer divers chefs rebelles, les fameux « com’zones ». Et j’avais en permanence dans les pattes ce petit bonhomme, ce civil auquel je ne prêtais guère attention. Avant de prendre mon hélicoptère pour rentrer à Abidjan, il m’a proposé de placer une voiture quelque part dans la ville, bourrée d’armes et d’explosifs et de lui en donner l’adresse. Il se chargerait ensuite, affirmait-il, d’éliminer Gbagbo par ses propres moyens….
Au-delà de l’anecdote, et à l’aune de votre expérience, quel jugement portez-vous sur celui qui est désormais protocolairement le deuxième personnage le plus important de Côte d’Ivoire ?
C’est un arriviste, très intelligent et très bien formé, avec une exceptionnelle force de conviction. Il a mangé à tous les râteliers, chef des rebelles un jour, avec Gbagbo un autre, puis le trahissant pour Ouattara…. Mais étonnamment il avait des soutiens en France. Je me souviens d’un déjeuner avec lui auquel participaient aussi Seydou Diarra et Pierre Mazeaud (à l’époque président de la table ronde de Marcoussis). Ce dernier m’a pris à parti, m’accusant de ne pas aider le processus de paix et d’être un traître et un suppôt de Gbagbo. Je voulais présenter ma démission à Raffarin (alors Premier ministre) lequel à son habitude a mis les formes pour étouffer le conflit.
Certaines ONG l’accusent d’être directement impliqué dans les exactions auxquelles se sont livrées les com’zones dans le Nord ?
Je pourrais apporter des informations sur les massacres commis par ces salopards échevelés qui exerçaient leur pouvoir avec une incroyable brutalité, une violence inouïe. Leurs crimes sont connus mais, en toute honnêteté, je n’ai pas d’éléments permettant d’y raccrocher Soro.
Avec le recul, quelle lecture avez vous de la crise de 2011 et quelle part de responsabilité attribuez-vous à Gbagbo ?
Les condamnations portées a priori contre Gbagbo m’ont toujours laissé dubitatif. A mes yeux, il n’était pas du tout l’homme du renouveau de l’Afrique, le nationaliste intransigeant comme il aimait quelquefois se présenter, mais plutôt un ancien opposant avide de bénéficier de tous les privilèges de ses prédécesseurs, Konan Bédié comme bien sûr Houphouët-Boigny. Gbagbo n’a jamais été un ennemi de la France. Bien au contraire. Sa culture est profondément française et tous les coups tordus dont il s’est montré un grand spécialiste ont été inspirés par ceux de la IVème République. Le problème, c’est que lui et Chirac n’ont jamais pu se comprendre et se parler raisonnablement. J’ai joué les intermédiaires. En vain.
Pensez-vous qu’il est le commanditaire de l’attaque de l’aviation ivoirienne contre les militaires français à Bouaké (soldée par neuf morts) en 2004 ?
Sincèrement non. Cette affaire reste pour moi un mystère total. Le 4 novembre, les forces militaires ivoiriennes lançaient une offensive contre les rebelles en franchissant la « ligne de confiance » issue des accords de Marcoussis. Elles essuyèrent, on le sait, un grave revers. Deux jours après, leurs Soukhoïs attaquaient nos soldats à Bouaké. Quel était leur intérêt ? Faire diversion ? Se venger de leur échec ? Objectivement, ça n’a pas grand sens. J’ai vu Gbagbo le 6 novembre au soir. Il était hagard, dépassé par les événements et, pour l’avoir fréquenté quasi chaque semaine pendant mon séjour, je vous assure qu’il ne jouait pas.
C’est vous qui avez fait remettre en liberté les techniciens biélorusses qui assistaient les pilotes des Soukhoïs, Biélorusses eux aussi…
Oui je l’ai fait sous la pression de mon alter ego russe à Abidjan qui menaçait de beaucoup s’énerver s’il n’en allait pas ainsi…
Comment expliquez-vous que la France ait laissé filer les pilotes vers le Togo et n’ait jamais cherché à les récupérer pour les juger ?
Je ne me l’explique pas…
Avec le recul, comment jugez-vous l’action de la France pendant cette période ?
Pour contenir l’offensive des rebelles, en 2002 Gbagbo nous avait demandé notre aide. Nous avons répondu positivement en envoyant 500 soldats. Puis, en très peu de temps, les effectifs sont montés à 4 000 puis 5 000 hommes. Un véritable état-major s’est mis en place avec des généraux à deux étoiles et près de 50 colonels. Cette sorte de double gestion, l’ambassade d’un côté, l’armée de l’autre, n’a pas facilité le travail de la diplomatie…
Le sort de Gbagbo n’était-il pas scellé dès cette époque ?
Pour les gens de Paris, il était une interrogation, il ne correspondait pas au chef d’Etat africain dont ils avaient l’habitude. Même si, je le répète, son nationalisme était à mon avis de façade, il les inquiétait. L’attitude à adopter à son égard a d’ailleurs engendré beaucoup de divisions entre l’Elysée, le Quai d’Orsay, Villepin…
Les négociations et les accords de Marcoussis ne sont-ils pas le ferment de la crise de 2011 ?
Elles ont été organisées dans la plus totale précipitation, c’est le fruit de la machine Villepin… La façon dont Gbagbo y a été traité, notamment lors du retour en Côte d’Ivoire, était à mon avis inacceptable. En tout cas, ce fût ressenti comme une insulte, au moins par tous les Ivoiriens du Sud du pays.
Laurent Gbagbo sera jugé par la CPI pour crimes contre l’humanité. Qu’en pensez-vous ?
Je trouve cela profondément injuste. Cela ne correspond pas aux valeurs et au tempérament de l’homme que j’ai connu. Et c’est d’autant plus injuste que Ouattara n’a pas touché un cheveu des salopards qui, depuis 2011, se sont taillés de véritables royaumes dans le Nord du pays. En ne prenant aucune mesure contre eux, la CPI ne va pas améliorer son image, déjà très dégradée sur tout le continent.
La Côte d’Ivoire se porte-t-elle mieux depuis la chute de Gbagbo ?
Sur le plan de la sécurité et de la stabilité, pas sûr. Licorne est toujours là-bas, comme le 43ème Bima, sous une autre forme. A la fin de ma mission, j’avais recommandé sa dissolution. La France, en fait, aurait dû partir depuis longtemps.
Ouattara ?
Il était programmé pour prendre le pouvoir, mais n’y est vraiment parvenu que grâce à l’aide décisive de son ami Nicolas Sarkozy.
* De Phnom Penh à Abidjan, fragments de vie d’un diplomate, de Gildas Le Lidec. L’Harmattan. 26 €.
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