Prao Yao Séraphin, délégué national à LIDER
Après le fameux « miracle » économique ivoirien, la Côte d’Ivoire a pris un virage dangereux qui s’est mué en mirage. Depuis 160, les ivoiriens constatent avec douleur, le dépérissement du progrès social dans leur pays. Ils avancent en ayant les yeux tournés vers le passé à tel point qu’ils trébuchent régulièrement. Notre présente réflexion se propose simplement de présenter les éléments de ce drame social. Des propositions pour inverser la tendance seront avancées. Elles cadrent avec celles de ma formation politique mais elles ne sont pas exhaustives car celle de LIDER sont beaucoup plus élaborées et complètes. Mais avant, il convient, à notre avis, de définir le progrès social pour éviter les amalgames fâcheux.
En effet, il faut distinguer la croissance du développement, du progrès, de l’expansion. Le terme de « développement » n’a pas de frontière précise, lorsqu’on le confronte aux notions de « progrès » indiquant une norme, d’ «augmentation » visant une quantité ou une dimension, et de « croissance » ayant une résonance biologique ou organique. Selon Simon Kuznets (prix Nobel de Sciences Economiques en 1971), la croissance économique d’un pays peut être définie comme une hausse de long terme de sa capacité d’offrir à sa population une gamme sans cesse élargie de biens économiques. Cette capacité est fondée sur le progrès technique et les ajustements institutionnels et idéologiques qu’elle requiert. Plus généralement, la croissance économique est l’accroissement durable du produit global net, en termes réels, d’une économie C’est donc un phénomène quantitatif que l’on peut mesurer, et un phénomène de longue période. De façon générale, à la suite de Perroux F. (1961), on distingue la croissance du développement. La croissance est définie comme « l’augmentation soutenue d’un indicateur de dimension ; pour la nation : le produit global brut ou net en termes réels » et le développement comme « la combinaison des changements mentaux et sociaux d’une population qui la rendent apte à faire croître durablement, son produit réel global ». L’expansion désigne une élévation d’un ou de plusieurs indicateurs de performance en courte période tandis que le progrès est un état jugé meilleur par rapport au passé. Finalement, ce que nous montrons ici, c’est que le passé est jugé meilleur par rapport au présent.
1. LE PROGRES SOCIAL EN BERNE DEPUIS LES INDEPENDANCES
La valeur de notre article se trouve confirmée depuis des ans par la nostalgie qu’éprouvent de nombreux ivoiriens du passé. Les chiffres et les indicateurs socioéconomiques reflètent fidèlement le sentiment des ivoiriens.
Au plan de la santé, en Côte d’Ivoire, le pays disposait en 1960 de 1,32 lits pour 1000 habitants. En 2005, le pays disposait moins de 0,5 lits pour 1000hbts. En 2009, ce ratio était de 0,32.
En 1960, la Côte d’Ivoire comptait 120 médecins, 9 pharmaciens, 20 sages-femmes, 800 infirmiers et infirmières, 2 hôpitaux à Abidjan, 1 à Bouaké, 59 postes médicaux, 58 maternités, 150 dispensaires et 200 centres de santé. En 1960, la population ivoirienne était de 3 474 724.
En 1976, le pays comptait 310 médecins et 60 pharmaciens du secteur public, 37 dentistes, 500 sages-femmes et 3000 infirmiers et infirmières. En 1980, le pays comptait 400 médecins. En 1974, la population ivoirienne était estimée à 6 307 936 et 8 265 549 en 1980. En 1960, il y avait 0,03 médecins pour 1000 habitants, 0,07 en 1985 et 0,14 médecins pour 1000 habitants en 2012. En 2007, au Ghana, ce ratio était de 0,27. Mais il faut s’interdire tout excès d’enthousiasme car même si la Côte d’Ivoire a aujourd’hui, un ratio relativement élevé, la norme est de 2,4 pour 1000 habitants. Pendant que le pays manque de médecins, en 2013, deux promotions de 600 agents de santé (médecins, et autres) attendent d’avoir du travail. L’effort en matière de santé est faible dans notre pays malgré la gratuité qui a couté au moins 47 milliards en 2013. La part du budget de l’Etat alloué au secteur de la santé est de 5% loin derrière les 15% préconisés par la déclaration d’Abuja et ne favorise pas l’atteinte des OMD 4, 5 et 6 à l’horizon 2015.
Au plan de l’éducation, le passé semble encore reluisant à comparer à aujourd’hui. En année universitaire 1979-1980, en totalisant Lettres, Droit et Sciences économiques, 8399 étudiants sur un total de 11.651,1665 en Sciences, 68 en pharmacie, 51 en Odontologie, 1054 en médecine, 42 en criminologie et 372 à l’INSET. Hier, tous les étudiants étaient boursiers or aujourd’hui sur les 15000 étudiants de l’Université Alassane Ouattara, seulement 600 bénéficient de la bourse. Les avancées sont maigres. Le taux brut de scolarisation a connu une hausse, pour le primaire 80% en 2010 et 91% en 2013. Pour le secondaire, 32% en 2012 et 37% en 2013. Mais la qualité de l’éducation de base reste faible et le taux d’achèvement du cycle primaire se situe à 59,1% en 2012, rendant la réalisation de l’OMD 2 peu probable. En Côte d’Ivoire, 63,6% de la population ivoirienne ne sait ni lire, ni écrire dont 44,8% d`hommes et 55% de femmes.
Au plan de l’emploi, si hier tous les diplômés étaient assurés d’avoir un emploi, aujourd’hui les jeunes sont au chômage. Aujourd’hui, en Côte d’Ivoire, la majorité des chômeurs sont à 78% des jeunes de 14-35 ans. Selon le Bureau International du Travail (BIT), le taux de chômage en Côte d’Ivoire avoisinerait les 7 millions de sans-emplois.
Au plan social, le tissu social ivoirien est fracturé. Hier, sous la férule de Felix Houphouët Boigny, la cohésion sociale a été maintenue. Aujourd’hui, la nation ivoirienne est constamment au bord de l’éclatement. Les partis politiques sont devenus des syndicats d’ethnies au lieu d’être des écoles d’apprentissage de la démocratie. Finalement, la politique a divisé le pays et les ivoiriens. Dapa se considère Koulango avant d’être un ivoirien, Lago d’abord bété avant d’être ivoirien, Soro d’abord senoufo avant d’être ivoirien, Diagou d’abord ébrié avant d’être ivoirien. En plus le musulman regarde la soutane du prête avec mépris et ce dernier le boubou de l’Iman avec dédain. Depuis 1960, les ivoiriens ont cessé de regarder dans la même direction, chacun regarde désormais dans sa propre direction. Le dépérissement du progrès social apparaît dès lors comme l’épiphanie de la dégénérescence des acteurs politiques de notre pays.
Finalement, le développement a été bloqué. En 1960, le PIB de la Côte d’Ivoire était 130 milliards, 673 milliards en 1974 et 1900 milliards en 1979. Depuis 1980, le
PIB/habitant ne fait que baisser de façon drastique.
Graphique 1 – PIB par habitant du Ghana et de la Côte d’Ivoire
Source : Penn World Table version 6.1
Entre 1980 et 2012, l’IDH est passé de 0,348 à 0,432 (168 sur 187 pays). Or l’IDH de l’Afrique au Sud du Sahara (ASS) est passé de 0,366 à 0,475 sur la même période. Aujourd’hui, l’Espérance de vie en Côte d’Ivoire est de 49 ans en moyenne, 46 ans pour les hommes et 51 ans pour les femmes.
2. LES SOLUTIONS POUR INVERSER LA TENDANCE
Ce bilan négatif devait amener les acteurs politiques et les gouvernants à reconsidérer les présupposés de leur démarche et à se demander si celle-ci ne se trouvait pas viciée dès le principe. Ayant ainsi posé les bases critiques de notre société, ayant par ailleurs établi, à partir de quelques indicateurs fiables, nous pouvons alors faire des propositions.
Au plan de la santé, le secteur doit tendre vers la libéralisation. Les médicaments coutent chers à cause des monopoles qui existent dans le secteur et des nombreuses taxes. L’exonération des droits de douane sur un certain nombre de médicaments, la multiplication des sources d’approvisionnement sont des mesures tendant à faire baisser les prix. Les ivoiriens doivent également être égaux devant les services de santé car la santé est un droit de l’homme. En 1980, 60% des médecins résidaient dans la capitale où vivaient 1.500.000 habitants alors que la Côte d’Ivoire comptait 7 millions d’habitants. Il faut donc encourager et intéresser les médecins à s’établir dans les zones rurales. Car l’importance cruciale de ressources humaines suffisantes et motivées pour la Santé doit être désormais reconnue par les dirigeants d’Afrique. Il faut aller vers la décentralisation de la gestion opérationnelle du système de santé. L’unité de base d’un système de santé bien organisé est le district qui doit être renforcé et qui doit disposer de ressources adéquates par rapport aux niveaux supérieurs de soins de santé. Un tel système se caractérise par une participation active des communautés locales et des parties prenantes et par sa capacité d’adaptation des programmes aux réalités locales. Le pauvre a droit aux services de santé comme le riche. Un jour alors que le Roi de France disait au grand médecin du 16e siècle Ambroise Paré : « soigne-moi en Roi », ce dernier lui répondit : « Je ne le puis, Sire, car je soigne déjà les pauvres comme s’ils étaient des Rois ».
La Stratégie préconise le renforcement des systèmes de santé par l’amélioration des ressources, des politiques et de la gestion, ce qui contribuera à assurer l’équité grâce à un système qui s’adresse aux pauvres et à ceux qui ont le plus besoin des soins de santé. L’investissement dans la santé aura un impact sur la réduction de la pauvreté et le développement économique général. A la suite des Déclarations d’Abuja, certains pays ont augmenté leurs dépenses de santé et les donateurs ont accru leur aide au développement en matière de la santé, à plus 10 milliards de $ EU par an. Toutefois le financement de la santé dans la plupart des pays demeure en deçà de ce qui est requis pour mettre en place un système de santé de base fonctionnel, même si les ressources disponibles ont été pleinement utilisées.
La législation et la réglementation sont essentielles pour donner effet à la politique. Les pays devraient réviser leur législation en matière de santé et promulguer au besoin à une nouvelle législation pour donner effet à leur politique et combler les lacunes législatives, créant ainsi un environnement pour la fourniture à l’ensemble de la population des soins de qualité, appropriés, équitables et à des coûts abordables. Le secteur de la santé doit être organisé car sur un échantillon de 381 établissements sanitaires visités, 70% ne disposent pas d’agrément du ministère de la Santé. Et les structures étatiques s’occupant de la santé n’ont que de faibles liens.
Au plan de l’éducation, l’attention des gouvernants doit être totale. Joël de Rosnay affirmait et je cite : « L’éducation est au centre de toutes les stratégies de construction de l’avenir. C’est un enjeu mondial, un des grands défis du troisième millénaire ». L’Etat doit investir massivement dans l’éducation et la recherche scientifique. La réforme doit être profonde allant jusqu’à revisiter les maquettes des programmes et même les filières pour les adapter aux réalités actuelles.
Si le capital intangible est devenu essentiel dans la croissance actuelle des économies modernes. Les économies développées sont devenues des économies de services. Plus de 70% de la population active des pays de l’OCDE est occupée dans le secteur des services.
Selon l’OCDE, en 2005, en Côte d’Ivoire, les dépenses intérieures brutes en R&D (% du PIB) représentent 0,22% alors qu’il est de 3,20% au Japon, 3,48% en Finlande et, 0,91% au Brésil et 0,38% en RDC. La même année, le nombre de chercheurs pour 1000 actifs occupés était de 0,81 là où on constatait des ratios de 1,5 pour l’Afrique du Sud, 16,5 pour la Finlande et 11 pour le Japon. L’Etat doit investir dans la recherche et dans TIC. En effet, une étude dénommée la « croissance de demain », de la Documentation française, de 2006, apprend qu’entre 1995 et 2000, les TIC ont contribué au tiers de croissance du PIB des Etats-Unis, au quart de la croissance du PIB de la France et de plus de 60% des gains de productivité dans les principales économies développées. Une enquête du cabinet Ernst &Young révèle, par exemple, qu’en 2008 les TIC ont représenté 6 % du PIB de la Côte d’Ivoire avec un chiffre d’affaires d’environ 700 milliards de FCFA (1.06 milliards d’euros).
Au plan de l’emploi, l’Etat providentiel a montré ses limites au fur et à mesure que la population augmentait. Les affaires et le secteur privé ont été encouragés dans la seule ombre et sous la férule de l’Etat et des dirigeants. La procédure de création d’entreprise est complexe et distribuée entre plusieurs organismes. Avec le fléau de corruption dans certains pays africains, il faut « mettre la main dans la poche » si on veut que la procédure soit accélérée. En général il faut attendre assez longtemps et y mettre le prix, afin de pouvoir enfin ouvrir son entreprise. L’étude du CJDI a révélé que 12% la lenteur des démarches administratives.
Le problème du financement ne se pose pas avec la même acuité pour le genre ou pour les régions du continent ; les entrepreneurs ont besoin de financement du fonds de roulement, financement d’avances sur marchés, financement des équipements (investissements). Plusieurs entrepreneurs ici sont obligés de recourir au système tontinier tel qu’on le découvre en Afrique; c’est une épargne qu’on pourrait qualifier d’informelle et qui est très souvent utilisée et investie directement dans la petite entreprise familiale ou artisanale et qui se substitue au crédit bancaire pour financer l’informel.
Au plan de la cohésion sociale, il faut bannir de la vie politique les relents ethniques car la conception moderne de la nation dépasse largement le cadre ethnique ou tribal. Elle trouve plutôt sa source dans un ensemble complexe de liens qui fondent le sentiment d’une appartenance commune. Elle est ainsi à la fois extérieure aux individus, en même temps qu’elle est intériorisée et transmise d’une génération à l’autre. Pour s’imposer, elle suppose également l’existence d’une volonté durable de vivre au sein d’un même ensemble.
Nous devons éviter le péril ethnocentriste dans notre pays. Les déclarations du président actuel au premier jour de sa visite, le mercredi 25 janvier 2012 sur le rattrapage ethnique est dangereux. Il disait ceci : « [ …].Il s’agit d’un simple rattrapage. Sous Gbagbo, les communautés du Nord, soit 40 % de la population, étaient exclues des postes de responsabilité. S’agissant des hauts cadres de l’armée, j’ai eu à négocier avec les officiers des ex-Forces nouvelles [FN, ancienne rébellion nordiste], qui voulaient tous les postes. Et j’ai réussi à imposer cet équilibre dans la hiérarchie militaire, jusqu’au niveau de commandant : le n° 1 issu des FN (donc du Nord, Ndlr), flanqué d’un n° 2 venu de l’ancienne armée régulière ».
Au plan de la richesse, il revient au secteur privé de créer la richesse. Le pays ne peut plus s’aventurer à promouvoir le fonctionnariat. Hier la nécessité d’avoir une administration après le retrait des colons expliquait le recrutement des fonctionnaires. Aujourd’hui, avec une administration moderne, on peut éviter le nombre pléthorique de fonctionnaires. L’Etat devra donc créer les conditions favorables à la création d’entreprises afin que ces dernières offrent les emplois et de la richesse.
CONCLUSION
La Côte d’Ivoire constitue une déception pour les spécialistes de l’économie du développement. Le pays était bien parti pour réussir son décollage économique. La myopie des dirigeants et le manque de vision ont conduit le pays vers un pays pauvre très endetté. Les ivoiriens doivent échafauder de nouvelles politiques économiques et sociales capables de sortir le pays du piège du sous-développement. Et nos propositions ne manquent pas d’intérêt.
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