Lieutenant-colonel Hubert ONANA Mfege
Source: etudesgeostrategiques.com
CRISE ETHIQUE DANS LES ARMEES AFRICAINES : UNE REALITE TETUE
L’armée, en tant qu’institution émanant du pouvoir régalien, dotée d’une puissance de destruction et de mort, obéit à des normes éthiques bien déterminées. Ce qui renvoie à une éthique militaire fondée sur la maîtrise de la force, la disponibilité, l’obéissance, la discipline et le respect des règlements propres au statut militaire, au code pénal et au droit international.
Compte tenu des contraintes liées à la culture démocratique et aux opérations militaires actuelles, l’éthique fournit des repères essentiels à l’exercice du commandement. Aux antipodes de cette conception moderne, l’Etat peut être perverti comme l’armée sensée le servir, ou alors l’armée peut pervertir l’Etat. C’est paradoxalement la triste réalité dans bon nombre de pays africains, où l’institution militaire apparaît, du fait des agissements de certains de ses membres, comme l’un des ferments du dérèglement social.
En effet, le déficit de leadership, civil et militaire, est la principale cause de ces dérives éthiques multiformes, collectives ou individuelles, que la culture démocratique et la formation des cadres permettraient de juguler.
Déficit de leadership civil et militaire
Le leadership, selon le général Jacques DEXTRAZE, «c’est l’art d’influencer les autres à faire volontairement ce qu’il y a à faire pour parvenir au but ou accomplir une mission»(1) . Qu’il soit civil ou militaire, le leadership se fonde sur certaines qualités essentielles telles que l’éthique, le professionnalisme, l’honneur, la loyauté, le respect des normes et l’équité.
Le déficit de leadership signifie l’absence ou l’atteinte à ces valeurs. A l’observation, l’on constate que la gestion des Etats africains souffre de la prévarication des dirigeants civils, d’une part, et d’un délitement des armées, d’autre part.
Le dictionnaire Flammarion définit la prévarication comme le fait de « trahir, par cupidité ou mauvaise foi, les devoirs à sa charge ». C’est aussi le manquement d’un responsable aux devoirs induits par sa fonction (Dictionnaire de la langue française). La prévarication des dirigeants civils a conduit à une criminalisation préoccupante de l’Etat, qui se caractérise par des fraudes et des trafics à vaste échelle, l’exploitation sauvage des ressources, la privatisation des institutions et la multiplication des milices armées. A cela, s’ajoutent des pratiques sectaires, la gestion clanique et partisane du pouvoir au détriment de la majorité du peuple, et surtout l’impunité discriminatoire.
Le délitement, pour sa part, se manifeste par des divisions internes et la crise morale. Ces divisions sont symptomatiques de l’absence d’esprit de corps, mais plutôt l’esprit de clan ou de caste. L’on note des cas où une partie de l’armée s’enrichit en servant le pouvoir en place tandis qu’une autre partie est marginalisée.
La crise morale est liée à une carence ou à une insuffisance de formation au civisme et à la citoyenneté. De ce fait, certains observateurs pensent que les armées africaines sont des structures immobiles et anachroniques qui ne s’adaptent pas à l’évolution du temps, notamment l’appropriation des valeurs démocratiques. Cet immobilisme a pour corollaires l’oisiveté et la divagation.
Un chroniqueur africain écrivait à ce titre : « Exception faite des pays secoués par des crises internes ou en conflit avec d’autres Etats, dans les pays relativement paisibles, l’homme en treillis est un chômeur de luxe, une personne payée à rien faire pratiquement »(2).
En somme, le déficit de leadership, à la fois civil et militaire, entraîne de nombreuses dérives éthiques, individuelles ou collectives, au sein de l’institution militaire.
Des dérives éthiques multiformes
En Afrique, l’impunité totale dont jouissent certains militaires choque autant que les actes répréhensibles dont ils sont auteurs ou complices. Les victimes et les observateurs sont ainsi enclins à déduire que l’armée et ceux qui la composent, à savoir les soldats, sont au-dessus de la loi. Les cas sont légions où des officiers se sont rendus coupables de déni d’humanité, de prévarication et d’atteinte aux bonnes mœurs sans encourir la moindre sanction.
Les atteintes à la dignité sont dirigées aussi bien contre les populations civiles que les autres militaires généralement subalternes. Il en est ainsi des violences verbales : menaces, injures et diffamation. Dans certains pays africains, le militaire a la réputation d’être un personnage grossier n’ayant d’égard pour personne. Dans son unité, et en position de supérieur, il s’adresse violemment aux subordonnés, les humilie et les diffame âprement. Plus encore, il demande des faveurs en procédant de l’intimidation et de l’insulte. Cette situation est davantage observée dans les écoles de formation et les centres d’instruction où l’on a tendance à les mettre dans le registre de la « formation psychologique » encore appelée « bizutage ». C’est à tort, car aucun texte ne prescrit formellement de telles atteintes à la dignité aux fins d’instruction.
La violence verbale devenue «normale» en milieu militaire se ramifie dans les relations avec les civils. Tel ce sous-officier de gendarmerie qui, dans un poste de contrôle, interpelle un automobiliste et se met à l’abreuver d’injures sans cause apparente. De tels cas sont légion alors même ces agissements sont réprimés par le règlement militaire et le code pénal. La violence verbale s’accompagne le plus souvent de la violence physique. Dans les casernes, et au motif de la « formation psychologique », certains supérieurs se rendent coupables de coups et blessures sur leurs subordonnés ou des recrues. Ces violences sont parfois mortelles.
Le manquement au devoir est également symptomatique de certaines armées, et renvoie à la réalité des armées détournées de leurs missions traditionnelles, soit du fait de dirigeants civils, soit de leur propre initiative. Il s’agit également du fait, pour elles, de ne pas accomplir leurs missions avec professionnalisme, conformément aux lois et règlements en vigueur. Les manquements au devoir englobent la rébellion, le clientélisme et la violation des règlements.
Entrent dans le registre de la rébellion : la pétition, la mutinerie et le putsch. La pétition consiste à adresser des réclamations à l’autorité supérieure. Dans la plupart des cas, ces réclamations portent sur l’amélioration des conditions de travail et de vie dans les casernes, ainsi que le relèvement de la solde et ses accessoires, la transparence dans les avancements et l’admission aux stages.
La mutinerie constitue, en général, la manifestation violente des pétitions non réglées par la hiérarchie. Contrairement aux fonctionnaires civils, les militaires n’ont pas le droit de grève. C’est la raison pour laquelle la mutinerie ébranle les autorités, l’Etat et même la société. Il n’est pas rare qu’une mutinerie aboutisse en affrontement sanglant entre les « marginalisés » et les « privilégiés » du régime (notamment la garde prétorienne).
Le coup d’état ou putsch, pour sa part, est la dérive la plus pernicieuse dans la mesure où elle remet en question l’existence même de l’Etat. Le coup d’Etat peut être défini comme « une pratique volontaire et consciente de l’armée ou d’une partie de celle-ci pour s’emparer des institutions étatiques et occuper le pouvoir »(3). Il est omniprésent dans l’histoire de l’Afrique, y compris pendant la période post-monolithique. En effet, de 1994 à 2014, et en dépit du processus démocratique, une vingtaine de coups d’Etat militaires réussis ont été enregistrés sur le continent et impliquant les pays suivants : Gambie (02), Sao Tome et Principe (03), Union des Comores (02), Sierra Leone (02), Niger (02), Guinée-Conakry, Guinée-Bissau (02), Mali, République Démocratique du Congo, Burundi, Congo-Brazzaville, Côte d’Ivoire, République Centrafricaine (02), Mauritanie(4). A cette longue liste, l’on pourrait ajouter les tentatives de coups d’Etat et les conspirations qui sont presque innombrables et endémiques. Ce qui démontre que le processus de démocratisation du continent n’a pas suffi à résoudre la question du leadership militaire.
L’autre catégorie de manquement au devoir a trait au clientélisme, c’est à dire la confiscation des prérogatives de l’Etat au profit d’un groupe, la conservation du pouvoir au profit des puissances étrangères, des multinationales ou des groupes mafieux ou de leurs suppôts locaux, des clans ethnicisés(5).
L’enrôlement des enfants-soldats, en général, et des filles, en particulier, constitue une violation flagrante des règlements et des normes internationales relatifs au recrutement dans les forces armées. L’organisation canadienne de défense des droits de l’homme et de la démocratie indique qu’au sein de l’armée du Congo Démocratique, « les filles-soldats ne se chargent pas que des tâches traditionnelles. Elles sont combattantes, pilleuses, porteuses et espionnes, mais aussi informatrices ou messagères, quand elles ne sont pas esclaves sexuelles ou épouses forcées des chefs de guerre. Enceintes, elles doivent quand même prendre part aux combats »(6).
Le registre des comportements immoraux englobe la corruption et les trafics illicites d’armements et de drogues. Il en est ainsi des allégations d’abus de ressources comme il se dégage dans la rénovation des résidences officielles, les activités de réception et de divertissement, l’utilisation des moyens roulants (voitures, camions), la gestion des carburants, des aéronefs, les remboursements des frais de déplacement et l’obtention d’indemnités de service.
L’on ne saurait omettre les détournements de fonds publics. Les budgets alloués au fonctionnement des unités ou des services sont détournés par certains chefs militaires qui les utilisent à des fins privées, au détriment de la troupe. Sans oublier l’affairisme et les pots-de-vin qui sont quasi systématiques à l’occasion de la passation la livraison des marchés par des prestataires nationaux ou étrangers. Les pots-de-vin sont aussi observés dans les avancements de grades et d’échelons, l’admission en stage, les affectations, les permissions ou les missions à l’étranger. Dans ces cas précis, certains subordonnés sont sommés d’offrir un cadeau en espèces ou en nature au supérieur hiérarchique pour obtenir des faveurs.
Citons, enfin, dans le registre des atteintes aux bonnes mœurs le harcèlement sexuel dont la plupart des militaires féminins sont victimes. Au mépris de leur statut marital, ces femmes doivent céder aux avances des chefs, au risque de se voir refuser l’avancement au grade supérieur, le diplôme de fin de stage ou tout autre avantage auquel elles ont normalement droit. Une fois devenue la maîtresse du chef, elle bénéficie désormais d’un traitement complaisant, à même de révolter ses camarades masculins.
En somme, les forces armées africaines traînent un long passif de trahison et d’atteintes aux valeurs morales et sociales, au point que certains observateurs pensent que « les Etats africains sont victimes de leurs armées et les armées victimes de leurs Etats »(7). Ainsi, un questionnement s’impose : comment faire pour arrimer ces armées aux exigences de la démocratie et de l’éthique professionnelle ? Comment procéder à leur mutation afin qu’elles deviennent de véritables institutions républicaines ? Comment procéder pour que les militaires sortent du jeu politique et se tournent résolument vers la défense de l’Etat de droit et des droits de l’homme?
Nécessité d’une cure structurelle et morale profonde
Le respect des normes éthiques au sein des forces armées africaines est lié à trois déterminants majeurs que sont le contrôle politique strict de l’institution militaire, l’éducation civique et patriotique dans les casernes et la réforme du secteur de la sécurité.
Le contrôle consiste en l’approbation par le parlement de certaines dépenses des forces armées, la conduite des missions d’enquête par la commission de défense du parlement à l’effet de vérifier le fonctionnement de l’armée, l’institution des commissions parlementaires dédiées aux forces armées pour protéger les droits fondamentaux des soldats, et le droit d’examen préalable des décisions relatives aux interventions de l’appareil militaire.
L’éducation civique et patriotique dans les casernes visera surtout l’initiation du militaire aux réalités institutionnelles et administratives de son pays, à ses devoirs, à ses droits, aux comportements convenables qu’il doit avoir au sein de la société. D’où le devoir de dignité, de neutralité et de loyalisme qui interdit la manipulation, la collaboration avec une force politique, d’un groupe de pression régionaliste ou ethnocentrique.
Les dérives éthiques relevées dans certaines armées africaines exigent également que ces dernières soient soumises à une cure structurelle et morale profonde. Le nouveau paradigme développé par la communauté internationale et intitulé « réforme du secteur de la sécurité » peut constituer une voie à explorer. Il est certain que les Etats africains doivent établir un ordre de priorité des menaces et leur allouer des fonds en conséquence, tout en restant fidèles à leurs normes démocratiques et à leur désir de protéger les citoyens.
Dans ce cadre, certaines missions spécifiques pourraient être assignées à l’institution militaire professionnelle. La première mission concerne la défense de l’intégrité territoriale et de la souveraineté nationale. Ce qui induirait le respect de la hiérarchie, d’une discipline sans faille, ainsi qu’une utilisation concertée et adaptée de la force.
La deuxième a trait au maintien de l’ordre républicain et la protection des citoyens. Ce qui permettrait d’inculquer aux militaires et aux citoyens, un esprit de nation et de patrie. L’instruction civique et citoyenne pourrait, dans ce cas, être assurée par l’armée aux différentes classes d’âges, à l’effet de les sensibiliser au respect de la personne humaine et des biens publics et privés tout en évitant l’ethnicisme ou le régionalisme.
La troisième mission est relative à la participation aux missions humanitaires et aux missions de maintien de la paix et d’interposition sous mandat de l’Organisation des Nations Unies, de l’Union Africaine ou d’une organisation sous-régionale.
La quatrième, enfin, porte sur le soutien aux activités socio-sanitaires en complémentarité des autres services de l’Etat, en vue d’assurer des campagnes d’éradication de certaines épidémies, et la participation au développement socio-économique par la réalisation et l’entretien d’infrastructures.
La carence du leadership, à la fois civil et militaire a favorisé le développement de comportements déviants au sein de certaines armées africaines. Rendues coupables d’atteintes à la dignité humaine, de manquements graves aux devoirs et de dérives morales, ces armées traînent en effet une triste réputation « d’entrepreneurs de l’insécurité »(8).
La démocratie et la mondialisation exigent une réforme profonde de l’institution militaire pour une meilleure efficacité, une appropriation des normes éthiques et l’amélioration des relations avec les civils. Bref l’avènement d’un leadership réel incarné par des officiers professionnels, apolitiques et dévoués à la cause nationale. C’est un défi majeur qui devrait mobiliser toutes les forces vives du continent. Aussi, doit-on espérer que s’opèrent de profonds changements, au niveau politique, ainsi qu’une véritable révolution des mentalités. Il est urgent que le métier militaire, en Afrique, soit davantage orienté vers l’éthique de responsabilité ou de conviction (9) essentielle à la marche de l’Histoire.
Lieutenant-colonel Hubert Onana Mfege (Cameroun), diplômé du Master II
(1) Général Jacques A. DEXTRAZE, « L’Art du commandement », Bulletin du personnel des Forces armées canadiennes, juin 1973, p.33.
(2) Site internet : http://www.agoravox.com (consulté le 12 avril 2014).
(3) Jean-Pierre PABANEL, Les Coups d’Etat militaires en Afrique noire, Paris, 1984, L’Harmattan, p.5.
(4) « Les Coups d’Etat en Afrique depuis quinze ans », Nouvel Obs.com, du 30 décembre 2008.
(5) Pierre Franklin TAVARES, « Pourquoi tous ces coups d’Etat en Afrique ? », Le Monde Diplomatique, janvier 2004, p.16.
(6) Citée par Le Devoir, du 03 mars 2008.
(7) Anatole AYISSI, « Ordre militaire et désordre politique en Afrique », Le Monde Diplomatique, janvier 2003, p.14.
(8) S. PERROT, « Entrepreneurs de l’insécurité : la face cachée de l’armée ougandaise », http://www.africatime.com (consulté le 12 avril 2014).
(9) Max WEBER, L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme. Suivi d’un essai, Paris, Plon, 1964.
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