Chroniques de Hicham El Moussaoui
Le tribalisme au sens négatif (survalorisation de son identité propre, négation et rejet de l’autre) est connu pour être un obstacle à la démocratisation car contraire à la culture de l’acceptation de la différence d’autrui et de l’alternance pacifique du pouvoir. Mais ce tribalisme est aussi un obstacle au développement économique. Comment ?
Le tribalisme nourrit le patronage dans la société s’éloignant ainsi de la méritocratie. Que ce soit pour un emploi ou un appel d’offres dans le secteur public et privé, ce qui compte n’est pas ce que l’on sait faire, mais celui que l’on connaît. Par conséquent, ce ne sont pas les plus compétents qui sont engagés et ce ne sont pas les entreprises les plus efficientes qui accèdent aux opportunités des affaires. Dès lors, plus que la compétence et l’efficacité, c’est l’origine ethnique, la filiation, la religion, qui deviennent le critère de l’allocation des ressources. Autant dire un non sens économique. Autrement dit, les ressources ne reçoivent pas leur meilleure valorisation, ouvrant la porte aux gaspillages et à la gabegie.
Cet accès aux ressources fondé sur l’identité sociale nourrit les ressentiments car ce patronage à base tribale ou ethnique conduit à l’exclusion politique et économique des autres tribus ou ethnies éloignées du cercle du pouvoir. Ainsi, dans un contexte de rareté des ressources, et de méfiance généralisée, le tribalisme conduit chaque groupe à voter sur une base ethnique afin de placer leur représentant dans les rouages de l’appareil étatique. Ce faisant, ils vont tenter via leur représentant élu de capter les subventions, les nominations et les services publics pour les détourner vers leurs groupes au détriment du reste des autres factions. Il en découle une sorte de course effrénée à l’appropriation de l’État car c’est le seul moyen de contrôler les ressources publiques et de s’enrichir. D’où l’émergence d’une économie rentière fondée sur le patronage, le clientélisme et la corruption.
Le tribalisme, en justifiant la fermeture des communautés les unes aux autres, limite les opportunités d’échange entre elles, ce qui rend la taille restreinte du marché. Cela réduit les débouchés pour les entrepreneurs et donc les opportunités d’investissement. Avec un marché de taille réduite, il n’est pas rentable d’investir en technologie et en innovation en raison des coûts fixes élevés. Ceux-ci ont besoin d’un volume de production conséquent pour être amortis, donc des marchés plus grands afin de rentabiliser les investissements.
C’est la raison pour laquelle les marchés domestiques africains demeurent exigus. Cette étroitesse des marchés, combinée à la fragmentation des économies africaines, constituent un réel obstacle au décollage économique de l’Afrique. En effet, comme l’a bien expliqué Adam Smith, l’origine du développement vient l’accroissement de l’étendue du marché qui permet d’élever le degré de division du travail et de spécialisation – donc de productivité et in fine d’augmentation des revenus. Malheureusement, la fragmentation des économies africaines illustrée parfaitement par la faiblesse du commerce intra-africain qui est de 11,3%, contre 50% en Asie et 70% en UE, prive les entreprises africaines d’économies d’échelle permises par une taille plus étendue du marché. Cela trouve son origine dans le tribalisme qui empêche la consolidation de l’économie de marché.
Si celle-ci n’est pas développée en Afrique, c’est parce que l’économie de marché est un grand réseau de relations anonymes. Or, par définition, le tribalisme limite les relations, en l’occurrence économiques, aux membres de la famille, du clan ou de la tribu. En instaurant une sorte de méfiance généralisée, le tribalisme empêche d’échanger avec les étrangers. Il empêche aussi de conclure des contrats avec les étrangers. La dynamique de densification des réseaux d’échange, de partenariats et d’association entre les différents acteurs économiques, s’en trouve dès lors limitée. D’ailleurs, si la plupart des entreprises en Afrique sont familiales et de petite taille c’est en raison de ce manque de confiance en autrui. Une méfiance qui est portée par ce tribalisme pénalisant la dynamique d’investissement dans les économies africaines car plusieurs projets sont abandonnés faute de pouvoir faire confiance à quelqu’un d’étranger.
Ces repli et isolement économiques nourris par le tribalisme expliquent la marginalisation économique de l’Afrique qui a raté le train de la mondialisation comparativement aux pays asiatiques par exemple. Ainsi, L’Afrique ne reçoit que 2% des IDE dans le monde et sa part dans le commerce mondial ne dépasse pas les 3%.
Si le tribalisme a été utilisé jadis par les colons pour garder leur mainmise sur les pays africains, depuis l’indépendance il a été instrumentalisé par les dirigeants africains aussi pour garder leur pouvoir selon le principe « diviser pour mieux régner ». Ainsi, le tribalisme a justifié le nationalisme et le chauvinisme, ce qui a fait le lit du protectionnisme. Au lieu de s’ouvrir et d’apprendre des autres, nos dirigeants nous ont enfermé dans des logiques réactionnaires de type « Nous contre eux », «nous devons faire tout nous mêmes», «nous n’avons pas besoin des autres ». Cela s’est traduit par de mauvaises stratégies et politiques de développement : l’auto-suffisance, la substitution aux importations, les industries industrialisantes, etc. Des politiques qui n’ont fait au final que consolider la dépendance économique de l’Afrique, exacerber la pauvreté et creuser les inégalités, poussant les africains à se réfugier dans un tribalisme protecteur. Un véritable cercle vicieux !
Maintenant, ce n’est qu’en dépassant la voie étroite du tribalisme que nous serions en mesure d’offrir plus d’opportunités de créer de la richesse et des emplois. La reconstitution d’un grand marché africain boostera non seulement nos investisseurs, mais surtout offrira aux dirigeants africains un plus grand pouvoir de négociation lorsqu’il s’agit de défendre les intérêts de leurs pays. C’est cela qui a permis à la Chine de s’imposer comme la seconde puissance économique mondiale, et non pas de simples slogans creux de chauvinisme et de sectarisme qu’ils soient à base religieuse, nationaliste ethnique ou tribale.
Dr. Hicham El Moussaoui, Maître de conférences en économie à l’université Sultan Moulay Slimane (Maroc)
Article publié en collaboration avec Libre Afrique
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