Philippe Leymarie Monde-diplomatique.fr
Depuis vingt ans, de hauts responsables politiques et militaires français sont accusés en France, mais aussi au Rwanda, en Europe, en Afrique d’avoir été impliqués dans le soutien ou la préparation, voire la réalisation du génocide des Tutsis, entamé en avril 1994. Et d’avoir poursuivi des buts inavouables en montant en juin de la même année l’opération « Turquoise », présentée comme humanitaire. Conscients d’avoir perdu la « bataille médiatique » (voir Nathalie Guibert, «L’armée française hantée par le génocide rwandais», Le Monde, 4 avril 2014), mais écœurés d’être ainsi montrés du doigt, des officiers tirent les « leçons rwandaises », pour le présent. Et pour la formation des jeunes cadres des armées…
Indice de ce qui est au minimum une gêne, un malaise, une amertume, voire un fardeau : le relatif silence, au sein de la communauté de défense, sur le Rwanda. L’intervention dans ce pays, en 1993-1994, ne fait pas partie des références courantes des militaires français, qui préfèrent évoquer les opérations dans le Golfe, en Côte d’Ivoire, au Kosovo ou en Bosnie, ou plus récemment en Afghanistan, en Libye, au Mali.
Ainsi, le cas est rarement décortiqué en tant que tel dans les écoles, sans doute en raison du poids des accusations et polémiques qu’il porte encore : les conditions de l’assistance technique à l’armée rwandaise, les livraisons d’armes ou de munitions conduites jusque très tard, le rôle plus ou moins établi de commandos (ou de mercenaires ou d’agents privés au service de l’ex-capitaine de gendarmerie Paul Barril), le secours qui n’aurait pas été apporté par des éléments précurseurs français aux centaines de Tutsis finalement massacrés à Bisesero [1]…
Sur le plan tactique, l’intervention ne présentait d’ailleurs pas de spécificités par rapport à ce qui est couramment enseigné sur la préparation des missions, les règles d’engagement, les phases de son déroulement : c’était, au final, une « petite opération ». Mais reste que se retrouver entre deux camps, au milieu de monceaux de cadavres, sans avoir pu empêcher les massacres, voire être accusée de les avoirs couverts, ou plus encore favorisés, est la pire des situations pour une armée : « Au milieu d’une foule qui s’étripe, vous tirez sur qui ? », demande l’ancien chef d’état-major de l’armée de terre Elrick Irasrorza.
Une posture qu’il vaut mieux peut-être oublier. Ou à la rigueur invoquer seulement à titre préventif, pour justifier par exemple l’intervention récente en République centrafricaine : « C’est bien pour éviter un Rwanda qu’on y est allés ! », a reconnu le général Pierre de Villiers, nouveau chef d’état-major des armées.
Abonnés absents
Pour expliquer aussi cette relative atonie, il y a le fait que les effectifs ont été renouvelés en vingt ans dans les armées, la transmission de la mémoire devenant plus difficile ; que les jeunes officiers actuellement en formation étaient à peine nés l’année du génocide ; et que le débat, depuis, a été circonscrit à une frange de spécialistes, avec un certain déséquilibre : des dizaines d’associations d’originaires du pays, de familles de victimes, et d’ONG, souvent soutenues par les autorités rwandaises, multipliant les communiqués, colloques, livres accusatoires ; faisant face à quelques anciens officiers, engagés dans un « combat pour l’honneur », dans un relatif isolement, une partie de la communauté militaire ne souhaitant pas être impliquée dans cette crise remontant à un autre temps, et la classe politique de l’époque (avec notamment Edouard Balladur, Alain Juppé, Hubert Védrine) préférant rester aux abonnés absents…
Sans entrer dans ces tourments, de nombreux responsables militaires gardent le Rwanda au cœur, ou en tout cas dans la tête, et en tirent surtout des leçons. Par exemple, appliquées à l’intervention récente en Centrafrique :
– il faut s’engager au bon moment (ce qui aurait été souhaitable, mais n’a pas été possible à Bangui, avant décembre 2013, car il y avait déjà le Mali…) ;
– avec des moyens suffisants (ils ont été trop mesurés pour l’armée française, qui n’a pas pu empêcher des règlements de compte et l’exode des musulmans de Bangui et de l’intérieur, puis a été contrainte d’engager des renforts, et qui maintenant doit faire face à la faiblesse et au retard de l’intervention européenne, ainsi qu’à la défection des soldats tchadiens) ;
– avec une finalité politique (car ce n’est pas une intervention militaire qui accouchera à priori d’une sortie de crise), et dans le cadre d’une vision stratégique (qui implique la reconnaissance d’intérêts, de lignes de force, sur le long terme) ;
– et avec un soutien du Parlement, de l’opinion, dans un cadre transparent, en suscitant compréhension et adhésion, en ne cachant pas qu’aucune intervention militaire n’est gratuite, chimiquement pure, sans défense de tel ou tel intérêt, parce qu’on ne prend pas le risque de faire tuer ses propres enfants sans raison…
Gentils et méchants
Ces officiers insistent aujourd’hui sur la complexité des engagements : il n’y a plus forcément de « méchants » et de « gentils » (c’est le cas en Centrafrique), de front fixe (l’exemple du Mali). Ils affirment sensibiliser leurs soldats au fait que les missions tiennent de plus en plus du « maintien de l’ordre », avec :
– une imbrication humaine (civils, combattants armés, réfugiés, etc.) ;
– une dimension multifactorielle (politique, économique, médiatique, etc.) ;
– une dimension internationale (ONU, coalitions, opérations conjointes,etc.) ;
– des données juridiques à prendre en compte (mandats, accords, règles d’engagement, responsabilité individuelle, etc.).
Reste qu’une génération a été extrêmement marquée par la gravité de ces événements, les massacres à grande échelle, les machettes, les fosses communes — et les accusations au retour : traités de « salauds », voire « d’assassins », ils [2] en ont voulu au monde entier, et surtout aux politiques, aux journalistes, etc. « Ils sont insuffisamment soutenus, mais ne lâcheront pas le morceau », selon un ex-officier qui encourage ce combat pour l’honneur.
Alors que, pour un autre, ces accusations sont surtout absurdes : « Un génocide, ce n’est pas dans notre culture, dans notre passé ; c’est contradictoire avec nos devises, nos engagements démocrates, citoyens. Et, de toute façon, bavures ou pas, il faut mettre dans la balance que, si on n’avait pas été là, beaucoup de choses auraient été pires… ».
Nations honteuses
Si j’enseignais à l’école de guerre — raconte un général hanté comme d’autres par ce drame rwandais —, je dirais à ces jeunes que, le jour où ils atteindront les hautes sphères, et que se profilera un projet d’intervention militaire, il faudra qu’ils exigent des dirigeants civils :
1. de définir au préalable l’état politique (et non pas seulement militaire) recherché : les militaires ne doivent jamais être ceux qui poussent à y aller le plus ; il faut des conditions, il faut un but ; il faut pouvoir expliquer justement à vos hommes, ensuite, qu’ils auront à « concourir à un but, mais qu’ils ne sont pas le but », la finalité. Les soldats ne sont que le bras armé de la diplomatie. Sinon, c’est l’image de l’armée qui peut être ternie…
2. de ne jamais y aller seuls : il faut une forme de légitimité internationale, au moins européenne. On ne peut pas continuer à avoir des nations honteuses de ne pas s’engager (comme c’est le cas, souvent, des pays scandinaves) qui sont les premières ensuite à critiquer les nations qui paient le prix du sang.
3. en particulier, s’agissant de l’Afrique, on ne peut pas se satisfaire d’entrer « en premier » dans un de ces pays, sous prétexte qu’on est ex-colonial, qu’on connaît bien le terrain, etc. C’est au contraire parce qu’on est ex-colonial qu’on ne devrait pas avoir à entrer en premier, et seul, dans une ancienne colonie, conclut ce général qui se veut « un citoyen de 2014, loin de tout corporatisme, qui n’a pas à porter l’Histoire comme un fardeau ». Et pour qui, s’il faut la connaître, c’est pour ne pas en être prisonnier …
Notes
[1] Cf. par exemple, Serge Farnel, « Rwanda, 13 mai 1994. Un massacre français ? » Aviso-Esprit frappeur, Paris, 2012.
[2] Par exemple, le général Jean-Claude Lafourcade, qui commandait l’opération ; le colonel Jacques Hogard, chef d’un détachement de la Légion ; le général Christian Quesnot, chef d’état-major particulier à l’Elysée, etc.
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