Cimetière des illusions occidentales – Hamid Karzaï ou le rêve afghan brisé

Le président afghan Hamid Karzaï, au cours d'une conférence sur la jeunesse et sur les questions nationales, à Kaboul, le 17 septembre.
Le président afghan Hamid Karzaï, au cours d’une conférence sur la jeunesse et sur les questions nationales, à Kaboul, le 17 septembre. REUTERS/OMAR SOBHANI

Par Frédéric Bobin (Kaboul, Envoyé spécial)

Il est bien loin le temps où, à chaque visite à l’étranger d’Hamid Karzaï, on s’ébaubissait devant son élégance vestimentaire. Ah ! cette toque d’astrakan – fourrure d’agneau gris-noir – enfoncée sur le crâne et, surtout, ce cafetan strié de vert et de violet lui drapant les épaules. C’était l’époque où le président afghan était l’enfant chéri de l’Occident. Une période de grâce où le premier chef d’Etat de l’ère post-taliban incarnait tous les espoirs de renaissance de cet Afghanistan damné par l’Histoire. Hamid Karzaï, c’était l’Afghanistan démocratique, libéral et apaisé dont on rêvait à Washington, Paris ou Londres. Un homme plein d’allant et d’allure pour un beau songe afghan.

Douze ans plus tard, l’image est chiffonnée. A l’issue du scrutin de samedi 5 avril, Hamid Karzaï quittera un palais présidentiel transformé en cimetière des espérances. Le rêve de 2002 a viré au cauchemar. Le régime est gangrené par la corruption et les mafias de tout poil. Les talibans insurgés frappent au coeur de Kaboul. Les étrangers se barricadent dans leurs bunkers tandis que nombre d’Afghans reprennent le chemin de l’exil, ceux du moins qui ont les moyens.

Et M. Karzaï défie hargneusement Washington, fustigé comme « puissance coloniale », tout en flirtant avec l’Iran et en reconnaissant l’annexion de la Crimée par la Russie. Douze ans d’un investissement colossal de l’Occident – en soldats tués et en argent déversé – pour en arriver là ? S’était-on trompé sur Hamid Karzaï ? Ou est-ce plutôt lui qui a été dupé par une géopolitique trouble semant les mines sous ses pas ?

Pour tenter de répondre, il faut d’abord le voir dans son décor familier, ce palais d’Arg niché au coeur de la « zone verte » de Kaboul aux airs de forteresse imprenable. Nous l’avions rencontré le 7 décembre 2013 dans l’aile dite de « Gul Khana » (maison des fleurs), qui abrite son bureau. Il faut longer des murailles grises crénelées et traverser des jardins pelés par l’hiver. Au loin, on aperçoit les crêtes enneigées des montagnes qui cernent Kaboul, irruption insolite de cet Afghanistan réel et tourmenté dans l’enclave royale.

Dans l’antre du Gul Khana, une porte s’ouvre. « Bienvenue ! » : le président tend une paume chaleureuse. Veste noire passée sur un kameez (tunique sans col) vert, crâne luisant et barbe blanche taillée, sourcils noirs en arc coiffant un regard tantôt léger tantôt sévère, il a l’air en forme. Il s’enquiert, prévenant : « Du thé ou du café ? »

Il croise les mains et les pose sur l’arête de sa table de travail recouverte d’une plaque de verre. Il attend les questions d’un air presque gourmand. Et voilà que, de sa voix grave exhalant le combat, il se met à discourir, à se justifier, à récuser les critiques. Hamid Karzaï est théâtral, beau parleur, à la fois onctueux et péremptoire. Il appuie là où il sait qu’il convaincra sans mal. Sa figure rhétorique : il interroge, il ne cesse d’interroger.

UNE « GUERRE PSYCHOLOGIQUE » CONTRE SON PAYS

Pourquoi les Afghans doivent-ils payer le prix sanglant d’une guerre fomentée à partir de sanctuaires d’insurgés abrités par un pays voisin (le Pakistan, qu’il ne nomme pas) ? Pourquoi les Américains frappent-ils dans les villages afghans sans s’attaquer à la racine du conflit (le Pakistan, qu’il ne nomme toujours pas) ? Sont-ils, ces Américains, vraiment sincères et honnêtes avec le « peuple afghan » ? Et cette satanée corruption dont on accable son entourage – ses frères de Kandahar en particulier –, d’où vient-elle ? Les milliards de dollars déversés par la communauté internationale et sa chaîne de sous-traitants cupides n’ont-ils pas perverti une société afghane mal préparée au choc ?

L’amertume du président transpire, obsédante, toxique, une acrimonie dont on devine qu’elle se nourrit autant d’une lecture paranoïaque du monde que des humiliations personnelles qu’il a subies en traitant avec Washington. Il accuse l’administration de Barack Obama de mener – rien de moins ! – une « guerre psychologique » contre son pays car il ne veut pas signer en l’état le texte d’un accord stratégique sur le maintien d’une force américaine résiduelle après le grand retrait des troupes de l’OTAN fin 2014. Pis, il l’accuse de comploter en secret avec les talibans pour diviser l’Afghanistan en sphères d’influence. Il invoque le passé d’un peuple fier et rebelle, fossoyeur d’empires. Et, entre deux saillies indignées, il s’enquiert à nouveau, aux petits soins : « Vous reprendrez du café ? »

Il y a quelque chose de fascinant dans la scène. Voir et entendre ce Karzaï installé sur le trône de Kaboul par Washington fin 2001 fulminer aujourd’hui d’imprécations antiaméricaines tient d’une vertigineuse ironie. Il appartiendra bientôt aux historiens de pointer les mille et un petits glissements qui ont fini par précipiter cet éboulement du théâtre politique de Kaboul, ce divorce entre le parrain et son affidé. Il faudra alors à ces chroniqueurs revenir à la source du pari américain sur Karzaï. Et commencer par la prosaïque question : pourquoi Hamid Karzaï, âgé de 43 ans au moment où les Twin Towers de New York s’écroulent le 11 septembre 2001, a-t-il été choisi pour diriger l’Afghanistan post-taliban ?

SOUS LA PROTECTION DE LA CIA

A cette époque-là, Hamid Karzaï réside à Quetta, capitale provinciale du Baloutchistan pakistanais. Il est connu des cercles diplomatiques qui suivent l’Afghanistan dirigé d’une main de fer, depuis 1996, par les talibans du mollah Omar. Mais sans plus. On sait de lui qu’il est issu du clan Popalzai de souche royale, qu’il a étudié les sciences politiques à Shimla, dans les contreforts himalayens de l’Inde, et qu’il a participé à la résistance antisoviétique (1979-1989) dans les rangs d’un parti modéré basé à Peshawar, au Pakistan. Il n’était pas un moudjahidin armé mais un apparatchik anglophone distingué, chargé des relations extérieures de son parti. « Il fréquentait beaucoup les diplomates américains et britanniques, parfois sans qu’on le sache », se souvient aujourd’hui l’un de ses supérieurs de l’époque. De là date sa première connexion avec l’Occident en général, et la CIA en particulier.

Fin 2001, le lien sera vite réactivé. De Quetta, Hamid Karzaï orchestre alors depuis plusieurs années une petite agitation contre le régime taliban. Il est un déçu de ce mouvement ultraorthodoxe dont il avait suivi au début l’essor avec sympathie, à l’instar de bien des Afghans dégoûtés par la guerre fratricide entre factions moudjahidin ayant suivi l’effondrement du régime communiste. Il avait même été pressenti pour représenter ces talibans aux Nations unies après leur conquête de Kaboul en 1996. Mais la tentation talibane de M. Karzaï n’est jamais allée très loin, vite contrariée par ce qu’il voit de manipulations étrangères, en particulier pakistanaise, autour du nouveau pouvoir. Aussi devient-il un opposant.

Les Américains l’ont bien sûr repéré et le glissent dans leur jeu quand ils commencent, après le 11-Septembre, à assembler les forces vouées à renverser le régime hôte d’Oussama Ben Laden. En octobre, Hamid Karzaï s’introduit à moto en Afghanistan avec une poignée d’acolytes. Il rêve de soulever le Sud pachtoune. Il est muni d’un téléphone satellite de la CIA, avec pour consigne d’appeler à la première difficulté. Un commando des forces spéciales américaines ne tarde pas à le rejoindre. Et, au fil de l’équipée, des chefs tribaux font allégeance à Hamid Karzaï dont le statut de chef du clan des Popalzai – depuis l’assassinat de son père par les talibans en 1999 – lui vaut une certaine notoriété. La petite troupe finit par obtenir la reddition de Kandahar.

Au même moment, à Bonn, une table ronde de factions afghanes jette les bases de l’Afghanistan post-taliban. M. Karzaï est désigné président par intérim. Les Américains en ont décidé ainsi. Il cumule les atouts : il est un modéré, un Pachtoune – de sang royal de surcroît – et il est accepté par les Tadjiks du Nord. Quant au Pakistan, il y consent.

UN EXERCICE DU POUVOIR DIFFICILE

Karzaï, l’homme providentiel à la toque d’astrakan et au cafetan vert-violet. Son règne commence dans l’euphorie. Puis les choses se gâtent. Les Américains se détournent de Kaboul pour Bagdad, les petits seigneurs de la guerre reviennent, la cacophonie embrouille l’action internationale, les talibans se réveillent à partir du Pakistan. M. Karzaï peine à imposer son gouvernement central. On le moque comme le « maire de Kaboul ».

Si George Bush le gratifie d’une visioconférence hebdomadaire, Barack Obama, qui s’inquiète d’une rechute afghane, le snobe dès son entrée en fonctions. Et commence à explorer des alternatives. Le scrutin présidentiel de 2009, émaillé de fraudes, où le président sortant est acculé par Washington à accepter un second tour, marque la rupture. Hamid Karzaï le vit comme une insupportable trahison.

Dès lors, « il consacre l’essentiel de son énergie à survivre », commente Anwar ul-Haq Ahadi, son ex-ministre des finances. Il éloigne les technocrates, ces poids légers, et s’entoure de durs, islamistes du Hezb-e-Islami ou ex-seigneurs de la guerre de toutes ethnies. Qu’importe si les Occidentaux font la moue.

Simultanément, Hamid Karzaï prêche avec ferveur la réconciliation avec les talibans, qu’il appelle ses « frères », et nargue les Américains, dont il ne veut plus être la « marionnette ». Il rêve d’entrer dans l’histoire en héros patriote ayant réunifié son pays subverti par les ingérences étrangères. « Il n’a pas d’autre héritage possible que celui de la paix », décode l’analyste Harun Mir. Mais cette paix se refuse, introuvable. Ce n’est pas simplement la tragédie de l’Afghanistan. C’est aussi celle d’Hamid Karzaï, idole meurtrie qui aimerait tant se réinventer dans un combat de légende.

Par Frédéric Bobin (Kaboul, Envoyé spécial)
LeMonde.fr

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