La Côte d’Ivoire en panne de réconciliation

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LE MONDE | Maureen Grisot (Abidjan, correspondance)

Trois ans après l’arrivée au pouvoir d’Alassane Ouattara, au terme d’une courte mais meurtrière crise postélectorale – 3 000 morts selon l’ONU durant l’hiver 2010-2011 –, la justice n’est pas encore passée en Côte d’Ivoire, hypothéquant l’avenir d’un processus de réconciliation aujourd’hui en panne.

Le transfèrement de Charles Blé Goudé à la Cour pénale internationale (CPI), le 22 mars, illustre en partie ces errements. Cette figure du régime de Laurent Gbagbo (président de 2000 à 2010) était certes visée par un mandat d’arrêt de la CPI pour quatre chefs d’accusation de crimes contre l’humanité – meurtre, viol, persécution et autres actes inhumains – commis pendant les violences ayant suivi la présidentielle contestée de décembre 2010.

En expédiant à La Haye le « général de la rue », ainsi surnommé pour sa capacité à mobiliser les foules, la Côte d’Ivoire ne fait que se conformer à ses engagements internationaux un an après avoir ratifié le traité de Rome. Mais ce n’est pas faute d’avoir temporisé. Dans un autre dossier très sensible, Abidjan a refusé de « donner » Simone Gbagbo, l’ancienne première dame, pourtant recherchée pour les mêmes raisons que Charles Blé Goudé. Les autorités ivoiriennes ont demandé à la CPI de se déclarer incompétente pour juger l’épouse de Laurent Gbagbo. Elles assurent que les juridictions ivoiriennes ont la volonté et la capacité de lui organiser son procès pour la même catégorie de crimes que ceux que la CPI lui reproche.

Il est légitime que la Côte d’Ivoire veuille rendre justice elle-même. Mais le veut-elle vraiment ? On peut en douter. Délaissant le volet judiciaire, M. Ouattara a amorcé depuis plusieurs mois un processus de détente avec l’opposition, tranchant avec la vague répressive qui s’était abattue sur les partisans de M. Gbagbo après son arrestation le 11 avril 2011. Environ 800 de ses soutiens avaient alors été emprisonnés. Des dizaines de milliers d’autres fuyaient au Liberia, au Ghana ou au Togo.

La libération de ces prisonniers et la création des conditions du retour des exilés font partie des conditions posées par le Front populaire ivoirien (FPI), le parti fondé par M. Gbagbo, pour prendre part à la vie démocratique. Ce signe d’apaisement est indispensable tant dans la perspective de la présidentielle de 2015 que vis-à-vis de l’extérieur. Il s’agit de convaincre les investisseurs étrangers du retour de la stabilité dans un pays qui a tant besoin de leurs financements pour réaliser ses grands travaux.

Le pouvoir a ainsi progressivement lâché du lest. Il a lancé des appels aux réfugiés, leur promettant la sécurité. C’est dans ce cadre que Marcel Gossio, pilier de l’ancien régime, est rentré en Côte d’Ivoire en janvier après plus de deux ans d’exil au Maroc. Aucune menotte pour l’ex-directeur du port d’Abidjan, pourtant visé par un mandat d’arrêt de la justice ivoirienne et accusé par l’ONU d’avoir financé les miliciens de l’ancien président.

IMPUNITÉ PÉNALE

Plus de 120 prisonniers ont été remis en liberté provisoire depuis le début de l’année. Simultanément, le ministre ivoirien de la défense, Paul Koffi Koffi, a organisé, en grande pompe, une cérémonie pour célébrer le retour de plus de 1 200 soldats qui servaient dans l’armée au temps de M. Gbagbo. « Vous serez traités sans discrimination : personne n’a été inquiété depuis son retour par les instances judiciaires ou par les forces de sécurité, leur a-t-il affirmé. Dites aux autres de rentrer, quels que soient les actes qu’ils ont commis. » Un discours qui a porté ses fruits : autour de 4 000 militaires, revenus d’exil, se sont présentés à leur ministère.

Cette détente politique est assimilée par la société civile à de l’impunité pénale. Le Mouvement ivoirien des droits humains (MIDH) a dénoncé récemment « une immixtion dangereuse de l’exécutif dans la sphère judiciaire ». Certains au sein de la mission de l’ONU en Côte d’Ivoire mettent en garde contre la tentation d’une amnistie générale. Ce n’est que sous la pression des défenseurs des droits de l’homme et des bailleurs de fonds que les autorités ont finalement accepté, en janvier, de renouveler la cellule spéciale d’enquête sur les crimes de la crise postélectorale. Mais aucun procès n’est encore programmé à ce jour.

Il convient aussi de se demander jusqu’où ira la coopération de la Côte d’Ivoire avec la CPI. La question mérite d’être posée sachant que la Cour pénale ne menace pas uniquement les proches de l’ex-président ivoirien. Plusieurs anciens chefs militaires rebelles des Forces nouvelles – ceux qui ont permis à M. Ouattara de chasser M. Gbagbo d’un pouvoir qu’il refusait de quitter – sont eux aussi accusés d’avoir commis des atrocités. Ils occupent aujourd’hui des postes-clés dans l’armée ou dans les institutions de l’Etat. Non seulement ils ne sont pas poursuivis mais certains ont été promus.

En agissant de la sorte, M. Ouattara mécontente bien évidemment ses adversaires. Quelques heures après le décollage de l’avion qui emmenait Charles Blé Goudé aux Pays-Bas, le FPI annonçait la fin du dialogue politique avec le gouvernement, en dénonçant « une entrave grave à la réconciliation ». Avec cette nouvelle rupture, qui ne cache plus la politisation de la justice dans son pays, la stratégie du président ivoirien n’aurait-elle pas montré ses limites ?

grisot@lemonde.fr

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