Par Christophe Boisbouvier Source: Jeune-Afrique
Du Mali à la Centrafrique, jamais les militaires n’ont autant pesé sur la politique africaine de Paris. Au grand dam des diplomates…
Ils sont cinq généraux. Didier Castres, « le cerveau », sous-chef opérations de l’état-major ; Patrick Breytous, « le fonceur », chef du Centre de planification et de conduite des opérations (CPCO) ; Grégoire de Saint-Quentin, « le connétable », ex-patron de l’opération Serval, aujourd’hui chef du Commandement des opérations spéciales (COS) ; Bernard Barrera, « le chasseur », le stratège de la bataille des Ifoghas ; Christophe Gomart, « l’oeil de lynx », ex-COS devenu directeur des renseignements militaires (DRM)… Le succès de l’opération française au Nord-Mali tient notamment à ces cinq officiers. Mais aussi au chef d’état-major particulier du président Hollande, le général Benoît Puga. Beaucoup considèrent cet ancien légionnaire de Kolwezi comme le nouveau « Monsieur Afrique » de la France…
« La politique africaine de la France, ce n’est pas que la guerre ! » proteste un proche conseiller de Hollande, visiblement agacé par le poids des militaires dans les affaires africaines. « Vous, les journalistes, vous avez besoin de quelqu’un qui incarne la prétendue Françafrique. Et comme les ex-émissaires n’ont plus aucune influence, vous montez en épingle le rôle du général Puga. » En fait, derrière Puga, il y a un redoutable manoeuvrier, le ministre français de la Défense, Jean-Yves Le Drian, et un concept pas toujours socialiste, la realpolitik.
Pas de connivence avec les chefs d’État rétifs à l’alternance
En mai 2012, quand François Hollande arrive à l’Élysée, la ligne africaine est claire. Pas de connivence avec les chefs d’État rétifs à l’alternance. Mais tout change en janvier 2013. Pour refouler les jihadistes du Nord-Mali, l’alliance tchadienne est indispensable. « Au Nord-Mali, dans les Ifoghas, les soldats tchadiens ont fait preuve d’un courage incroyable. En deux mois, ils ont perdu 36 hommes », souligne un officier de l’état-major français. Le Drian propose alors que le contingent tchadien soit mis à l’honneur pour le défilé du 14 juillet 2013. Protestations de plusieurs décideurs de l’Élysée et du ministère des Affaires étrangères, qui affirment que l’armée tchadienne n’a pas sa place sur les Champs-Élysées. Embarrassé, François Hollande cherche un compromis. Finalement, il trouve une astuce : l’ordre alphabétique. Le contingent du Tchad défile derrière celui du Sénégal et devant celui du Togo…
Jean-Yves Le Drian a-t-il pris la place de Laurent Fabius, son collègue des Affaires étrangères, dans le processus de décision politique sur l’Afrique ? Non, bien sûr. Les soldats ne font pas une politique. « Si le Quai d’Orsay [le ministère des Affaires étrangères] ne parvient pas à faire venir des Casques bleus en Centrafrique, Sangaris [l’opération française] y sera encore dans quinze ans ! lance un proche de François Hollande. En fait, Le Drian et Fabius se partagent le travail. » Il n’empêche, le facteur personnel joue son rôle. Fini l’époque où Fabius traitait Hollande de « fraise des bois ». Une vraie relation de confiance s’est construite entre les deux hommes. Mais le lien Hollande-Le Drian est fondé sur autre chose : une fidélité de trente ans d’âge. En janvier 2011, quand le futur président français se lance dans la bataille des primaires au sein du Parti socialiste, il appelle son vieux « grognard » : « Dis-moi, tu as toujours ton petit groupe avec Cédric [Cédric Lewandowski, l’actuel directeur du cabinet civil et militaire de Le Drian] ? Oui ? Bon, c’est bien. Tu prends en charge les questions de défense. » On connaît la suite.
En décembre 2013, quand la France lance Sangaris en Centrafrique, le ministre de la Défense prend encore plus d’importance. Les députés écologistes français ont beau regretter qu’Idriss Déby Itno, malgré ses « méthodes autoritaires, répressives et inégalitaires », soit « le nouveau pivot de la politique française en Afrique centrale », un proche de Le Drian réplique : « Il y a toujours des gens qui vivent au pays des fées. Nous, nous avons absolument besoin d’un accord politique avec le Tchad pour avancer sur la Centrafrique. » Le 1er janvier 2014 au soir, à N’Djamena, Le Drian glisse au chef de l’État tchadien, qu’il tutoie : « Tu seras d’accord avec moi pour dire que Djotodia [le numéro un centrafricain de l’époque] a échoué, non ? » Silence d’Idriss Déby Itno, puis : « Écoute, va parler avec les amis à Brazzaville et Libreville et reviens me voir. » Le 2, Le Drian est reçu par Ali Bongo Ondimba puis par Denis Sassou Nguesso. Le 3, il retourne à N’Djamena. Le sort de Djotodia est alors scellé. Six jours plus tard, l’homme fort de Bangui est convoqué au Tchad, où il signe sa démission.
Cette connivence Déby Itno-Le Drian court-circuite-t-elle la politique française au Tchad ? « Non, répond un proche de Hollande. Cela ne nous empêche pas de continuer à défendre les droits de l’homme. Regardez l’opposant tchadien Makaïla Nguebla, qui animait un blog depuis Dakar. Le Tchad réclamait son extradition. En juillet 2013, la France lui a offert l’asile. En fait, on gère le Tchad comme la Russie. Hollande parle Centrafrique avec Déby comme il parle Ukraine avec Poutine. Le 24 février, il a passé deux heures au téléphone avec son homologue russe. Mais cela ne veut pas dire qu’il cautionne son régime. »
Ce n’est pas Le Drian contre Fabius, c’est fromage et dessert
Au Quai d’Orsay, un diplomate de haut rang renchérit : « La realpolitik, c’est bien. Ainsi, l’an dernier au Cameroun, Paul Biya a pu se rendre utile pour faire libérer nos otages. Et nous l’avons vivement remercié. Mais cela n’a pas empêché Hollande de se mobiliser ouvertement pour la libération d’Atangana [le Franco-Camerounais relâché le 24 février après dix-sept ans de prison], ni Fabius de demander que cesse la persécution des homosexuels. Ce dernier ne parle pas toujours dans les micros. Mais quand il voit Sassou, Déby ou Bongo, il leur dit : « Il y a un problème avec ça. » Ce n’est pas Le Drian contre Fabius. C’est fromage et dessert. »
Bien sûr, à Paris, entre militaires et diplomates, ce n’est pas toujours le grand amour. Du côté de la Défense, on glisse : « Nous comprenons que Fabius se régale plus avec les grands enjeux stratégiques, en Syrie ou en Ukraine. Mais il est dommage qu’il n’accorde pas un intérêt constant à l’Afrique. » Et du côté du Quai d’Orsay, on réplique : « Le Drian n’a pas toujours une vision d’ensemble. Un moment, pour des raisons opérationnelles, il était contre l’arrivée de soldats européens en Centrafrique, sans voir le bonus politique de ce renfort. » Mais en définitive, Le Drian et Fabius – qui sont, avec Manuel Valls à l’Intérieur, les deux ministres français les plus populaires à leur poste – s’entendent plutôt bien. « Il y a des petites tensions, mais on ne s’est jamais pris le bec gravement », confie un proche du premier. « Quelquefois, on doit placer le curseur au milieu », reconnaît un conseiller de Hollande. Reste le facteur humain. Tous les mercredis, après le Conseil des ministres, Hollande garde Le Drian à l’Élysée pour un tête-à-tête qui fait bien des envieux dans le gouvernement français. Et les chefs d’État africains le savent. « Le Drian, quand on lui parle, ça va directement dans l’oreille de Hollande », s’amuse l’un d’eux.
Une forte présence militaire
La carte de la présence militaire française en Afrique a bien changé ces dernières années. Jadis, les choses étaient claires : il y avait les bases permanentes (à Dakar, à Libreville et à Djibouti) et quelques opérations plus ou moins ponctuelles (au Tchad depuis 1986 et en Côte d’Ivoire depuis 2002). Mais depuis que la menace terroriste a émergé dans la zone sahélienne et que la France a engagé ses forces dans des guerres au Mali et en Centrafrique, ses soldats sont éclatés dans une dizaine de pays, parfois très loin de la capitale : dans le nord désertique du Tchad, au pied de l’Adrar des Ifoghas au Mali… On n’y compte parfois que quelques dizaines d’hommes, dévolus à des missions précises. Un redéploiement censé quadriller une région considérée comme prioritaire par Paris.
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