Jeudi 6 mars 2014, par Philippe Leymarie Monde-diplomatique.fr
Alors qu’un référendum est annoncé pour le 16 mars en Crimée, sur un possible rattachement à la Russie (qui n’en demande peut-être pas tant), se déroulait au Palais Bourbon, à Paris en début de semaine, un colloque intitulé « Une perspective de conflits majeurs est-elle crédible ? ». On y a parlé dissuasion, Chine… et Ukraine, actualité oblige. La conquête (par la Russie) paraissait déjà très improbable à ces messieurs les experts : les forces russes pourront continuer à occuper la Crimée, sans un coup de feu (jusqu’au milieu de cette semaine, en tout cas), et sans même avoir à l’annexer, grâce au subterfuge (passablement grossier) qui a permis au président Poutine de présenter des unités des forces spéciales russes (débarquées par avions et bateaux, sans drapeaux, ni insignes) comme des forces locales d’auto-défense…
Dans le public de la salle Colbert, un ex-cadre du groupe d’aéronautique et de défense EADS, familier de Moscou, invite à tenir compte de « l’âme russe » : une culture différente de l’Occident, qui ne changera pas avant longtemps ; un pays où la vie ne compte pas, ou peu ; une société où on adore jouer aux échecs…
L’ex-cadre explique que, pour le tsar du moment, Vladimir Poutine, il est vital que la Russie — à défaut de retrouver les marches de l’empire soviétique — ne soit pas menacée à ses frontières. Le maître du Kremlin sait que, si par hasard les Occidentaux (disons les Américains, avec le soutien verbal de leur nouveau « caniche » français) [1], songeaient à intervenir militairement en soutien aux « révolutionnaires » ukrainiens, Moscou pourra, à tort ou à raison, agiter le chiffon nucléaire. M. Poutine sait donc que l’Occident n’envahira jamais l’Ukraine, et que — sans doute — personne ne voudra « mourir pour la Crimée ».
Surtout le choléra Retour à la table des matières
Il fut un temps, il y a cent soixante ans, où l’on mourait beaucoup pour la Crimée. La mer Noire fut le théâtre d’une guerre de deux ans : 120 000 morts du côté des assaillants (dont 90 000 Français), plus de 150 000 côté russe, les trois quarts du fait de la maladie (surtout, le typhus et le choléra). Une aventure lancée par un Napoléon III fait empereur depuis trois ans seulement, en quête d’une victoire militaire, pris d’un désir de libération des lieux saints de la suprématie de l’église orthodoxe, bien décidé à contrarier les visées russes sur Constantinople et sur un empire ottoman en déclin.
Côté britannique, on cherchait plutôt à fermer au tsar Nicolas 1er la route des détroits : le Bosphore, les Dardanelles, l’accès à la Méditerranée. En poussant vers les Balkans, Moscou tentait d’accéder aux « mers chaudes », et de peser sur les voies de communication des Français et Britanniques. Battre le Russe sur sa presqu’île de Crimée, neutraliser le port de guerre de Sébastopol, sur la mer Noire, d’où partaient les escadres russes, devait faire rendre raison au tsar, estimaient les stratèges européens.
Après un raid russe sur les Balkans, la guerre est déclarée : le corps expéditionnaire franco-britannique débarque en Crimée le 13 septembre 1854, prenant aussitôt le chemin de Sébastopol. Une semaine plus tard, sur les rives de la rivière Alma, les zouaves [2] du général Bosquet remportent une première victoire. Les Britanniques s’illustrent lors de la bataille de Balaklava, le 25 octobre, avec l’épisode sanglant de la « charge de la brigade légère » [3].
Chevaux dans les cales Retour à la table des matières
Mais il aura fallu onze mois de siège, et d’enlisement, avant que la prise de la redoute de Malakoff le 11 septembre 1855 par les hommes du général Mac Mahon (avec le fameux « J’y suis, j’y reste ! ») [4] ne provoque la capitulation russe. Des épisodes largement oubliés, même s’ils ont laissé à Paris des noms de rues (Crimée) ou boulevards (Bosquet, Sébastopol), de ponts (l’Alma, avec son fameux zouave), de stations de métro (Alma-Marceau, Reaumur-Sebastopol, Bizot)…
Zouave du pont de l’Alma
Pour les historiens, c’est pourtant une des premières guerres « modernes », avec une bonne dose de multilatéral, et une projection de puissance sur une énorme distance (quatre mille kilomètres) : des dizaines de milliers d’hommes acheminés sur des voiliers, ainsi que des milliers de tonnes de fret, et des dizaines de milliers de chevaux dans les cales, pour ce qui sera une des dernières grandes guerres de cavalerie de l’histoire. Et aussi une guerre de tranchées, de canons et d’obus : des témoins, des deux côtés, évoquent la frayeur — et le carnage ! — provoqués par les nouveaux modèles de projectiles [5].
La guerre d’Orient
Conséquences de la crise, pour un historien de Saint-Quentin (Picardie, France), dont beaucoup d’originaires avaient été engagés dans les combats : « La guerre d’orient, grâce à la victoire des alliés, aboutit au Congrès de Paris en 1856, qui accorde à la Valachie et à la Moldavie leur autonomie. Celle-ci se traduira en 1859 par leur union et la création de la Roumanie. L‘Europe garantit l’intégrité de l’empire ottoman. La mer Noire est démilitarisée. La Russie a perdu sa prépondérance [6] ».
Leçons du conflit, selon Herodote : cette guerre « mal engagée » (à partir d’une querelle d’un autre âge sur les lieux saints) et « mal gagnée » (après un long siège et une boucherie) « s’avère néanmoins un succès pour l’empereur Napoléon III, sur la scène internationale (le premier et le dernier). Le traité de Paris, qui y met un terme le 30 mars 1856, lui permet de remodeler la carte de l’Europe, issue du congrès de Vienne et de la défaite de son oncle Napoléon 1er, quarante et un ans plus tôt ».
En 1954, un siècle après cette guerre, la Crimée est intégrée à la république d’Ukraine, au sein de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS). En 1990, la proclamation de la souveraineté ukrainienne provoque un fort mouvement autonome russe en Crimée : en 1991, après un vote, elle devient officiellement une République autonome dépendant de la République d’Ukraine. La question du partage de la flotte soviétique de la mer Noire — 70-80 % pour la Russie, le reste pour l’Ukraine —, avec celle du statut des ports militaires, dont Sebastopol, est à nouveau posée. Une « guerre des pavillons » oppose Kiev à Moscou. La presqu’île proclame même pour quelques jours son indépendance, en 1992, avant de devoir y renoncer aussitôt…
Les cités de Sotchi
Depuis, la Crimée ne cesse d’être — entre Caucase et mer Noire — un enjeu dans la partie de ping-pong géopolitique que se livrent d’un côté les Américains, l’OTAN, les Européens, de l’autre les Russes. Et ne cesse de constituer une pomme de discorde entre les « deux Ukraine », celle de l’ouest, ex-polonaise, ex-autrichienne, ex-tatar (issue de l’empire ottoman), et aujourd’hui « révolutionnaire » ; et celle de l’est, plus russifiée, qui se serait accommodée sans doute d’une poursuite du règne Ianoukovitch… et d’un maintien de la Crimée dans le giron russe.
Lire Erlends Calabuig, « La Crimée, péninsule de toutes les discordes », Le Monde diplomatique, janvier 1994.L’occidentalisation de l’actuelle Ukraine, si elle devait entraver l’accès de la Russie à sa base historique de Sebastopol [7], « donnerait au littoral russe à l’est de l’isthme de Kertch une importance nouvelle », les ports de Novorossiisk et de Sotchi étant « appelés à un développement rapide », malgré des difficultés de communication avec l’arrière-pays. C’est ce que pronostiquait dès le début des années 1990 le géographe Yves Lacoste, dans le Dictionnaire de géopolitique qu’il dirigeait (Flammarion, 1993). Qui aurait pensé que les imposantes cités construites à Sotchi pour les besoins des Jeux olympiques d’hiver du mois dernier pourraient un jour être requises pour héberger les « pompons rouges » de la flotte russe de la mer Noire ?
Aujourd’hui, analyse ce jeudi le site B2 de Bruxelles sous le titre « Merci, Poutine ? », au moment où le président russe a « lancé des forces armées “non badgées” occuper à pied le terrain en Crimée (…) Moscou envoie à l’Union européenne le même message qu’elle avait envoyé à l’OTAN via l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie. Les pays qui bordent la Russie ne sont pas destinés à devenir membres de l’OTAN (message 2008), ni de l’UE (message 2014). Les Européens ont joué avec le feu en croyant pouvoir signer un accord d’association et un accord de libre circulation, en toute quiétude, sans susciter aucune réaction. Un accord perçu à Moscou comme étant un premier pas vers l’adhésion à l’Union européenne (ce qu’avaient d’ailleurs dit clairement les dirigeants lituaniens et polonais) et le signal d’un nouveau rétrécissement de son influence, et de son espace qu’elle estime vital. Les Européens n’en ont cependant pas tenu compte ».
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