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Par Philippe Bach, journaliste, corédacteur en chef du Courrier, Genève.
Le 9 février, les Suisses ont accepté en votation une initiative lancée par l’Union démocratique du centre (UDC) dite « Contre l’immigration de masse ». Ce texte, qui remet en cause la libre circulation des personnes décidée entre la Suisse et les pays de l’Union européenne au profit d’un système de quotas, a recueilli une courte majorité de 50,3 % des voix ; soit un écart minime de 19 526 voix sur un total de quelque 2,9 millions de votants (1). Le taux de participation a été élevé pour un scrutin suisse : 55,8 % (il n’est pas nécessaire de s’inscrire sur les listes électorales, celles-ci incluant d’office toutes les personnes détentrices des droits politiques).
En vertu des instruments de démocratie semi directe suisse, pour être acceptée, une telle initiative (2) devait récolter une double majorité : celle des votants et celle des vingt-trois cantons et six demi-cantons. Ce qui a été le cas, puisque, dans quatorze cantons et demi, une majorité l’a soutenue, contre huit cantons et demi qui s’y sont opposés.
Accélération des initiatives et dérive droitière
Jusqu’aux années 1980, une cinquantaine d’initiatives seulement ont passé la rampe, sur un peu plus de trois cents objets proposés au peuple depuis la fin du XIXe siècle. Depuis, ce rythme s’est accéléré. Dans les années 2000, cent cinquante initiatives ont ainsi été soumises au suffrage des Suisses, et dix-sept ont été acceptées. Traditionnellement, cet outil était plutôt vu comme réservé aux mouvements non représentés au Parlement fédéral, ou en tous les cas très minoritaires — à l’instar du Parti socialiste suisse, qui ne compte que deux représentants sur sept au Conseil fédéral, le gouvernement suisse, élu au suffrage indirect par le Parlement (3). Le fait qu’un parti gouvernemental et membre du « bloc bourgeois » comme l’UDC s’en empare et en fasse un outil de combat politique est en soi une nouveauté. Cela illustre la fragmentation de l’espace politique, et la dérive droitière de cette formation populiste.
Autrefois située au centre-droit — un parti agrarien et de petits commerçants —, l’UDC a opéré une recomposition politique totale. En perte de vitesse, elle paraissait condamnée à disparaitre de l’échiquier politique. Mais elle a su se réinventer en se faisant la porte-parole de milieux de droite sacrifiés au nom de la mondialisation — le monde paysan, notamment, mais aussi les milieux économiques de la petite entreprise — en jouant sur les valeurs morales et en se faisant la championne d’une défense stricte de la souveraineté helvétique.
Le basculement a eu lieu en 1992, lorsque les Suisses, contre l’avis de l’ensemble de la classe politique, ont refusé l’adhésion à l’Espace économique européen : un véritable séisme. L’UDC a su capitaliser sur cette clientèle et a progressé depuis, devenant le premier parti de Suisse (un quart du Parlement fédéral, les deux chambres confondues). Elle a dérivé sur sa droite et occupe aujourd’hui un espace politique de nature semblable à celui sur lequel, en France, le Front national plus ou moins « dédiabolisé » de Mme Marine Le Pen lorgne de manière insistante — avec, évidemment, des histoires différentes, des logiques politiques peu comparables et des fonctionnements institutionnels n’offrant pas les mêmes espaces aux mouvements d’opposition.
Triple clivage
Le résultat du 9 février met en évidence un triple clivage. Linguistique, tout d’abord. Il obéit à ce que l’on appelle communément la « barrière de roestis (4) ». Les cantons romands — Genève, Vaud, Valais, Neuchâtel, Jura — ont tous refusé ce texte. Avec de larges majorités parfois (61 % de « non » à Genève ou dans le canton de Vaud). Mais aussi avec des scores plus serrés : 52 % en Valais, un bastion conservateur.
Second clivage : celui des centres urbains contre les campagnes (voire des plaines contre les régions d’altitude). Ainsi, même dans les régions majoritairement favorables à l’initiative, les grandes villes ont voté « non ». Dans une proportion insuffisante, toutefois, pour contrebalancer le vote des campagnes. Les villes de Berne — dans ce cas, le canton a globalement refusé l’initiative —, Zurich, Bâle ou Fribourg (5) ont toutes rejeté le texte de l’UDC.
Enfin, troisième clivage, économique celui-là : les régions riches contre les régions plus pauvres. Le système fiscal suisse, très décentralisé et laissant une marge importante aux cantons, se double d’un système dit de péréquation (de redistribution) entre les cantons bien lotis et ceux à l’assiette fiscale plus réduite. En l’occurrence, les cantons de Zurich, Genève, Vaud, Zoug, Bâle-Ville (demi-canton) ont refusé ce texte. Seules régions à fort potentiel fiscal à faire exception : Schwytz et Nidwald.
Le tableau est donc complexe, et ne peut se résumer à un vote xénophobe ou de repli identitaire faisant du coucou ou du chocolat une sorte d’ultime horizon. Le résultat de dimanche s’inscrit bien sûr dans un long processus qui, marqué par une série d’initiatives xénophobes dans les années 1970, a fait de la peur de l’étranger et de l’Überfremdung (« immigration excessive ») un élément constitutif de l’idéologie nationaliste suisse (6).
Mais cela ne l’explique que partiellement. Lors de ce scrutin, il faut noter que les Suisse ont aussi largement rejeté (par 70 % des voix) une autre initiative, lancée par l’extrême droite et par des milieux religieux, principalement évangélistes, visant à dérembourser l’avortement. Il n’y a pas eu d’effet d’entraînement entre les deux objets, comme on pouvait le craindre. Même le Valais, censé être, selon une rhétorique un peu datée, un bastion de la réaction, a dit « non ».
Dumping salarial
D’autres considérations ont pesé (7). Au premier chef, la question sociale. Le 21 mai 2000, les Suisses ont en effet accepté les accords bilatéraux passés avec tous les pays de l’Union européenne qui permettent la libre circulation des ressortissants de l’UE en échange d’un libre accès des entreprises suisses au marché européen. Le dispositif des bilatérales est extrêmement imposant et comporte également des volets relatifs à la sécurité ou à l’accès aux marchés publics.
En l’occurrence, la question de l’emploi et des conditions de travail a très nettement pesé dans ce résultat. La crise des subprime (2008) puis celle de l’euro (2010) ont aussi laissé des traces dans une Suisse qui paraît épargnée en comparaison d’autres pays, mais où le taux de chômage bas (3,5 % en janvier) est aussi la résultante d’un système d’indemnités revu à la baisse (quatre cents jours, en règle générale) (8). Le nombre de demandeurs d’emploi est plus important de 25 % que celui des personnes officiellement au chômage.
Théoriquement, l’ouverture des marchés et la libre circulation des personnes devaient être doublées de mesures dites « d’accompagnement ». Une manière d’éviter le dumping salarial : une entreprise voulant, par exemple, participer à un marché public suisse doit respecter les usages ou les conventions collectives qui ont cours dans certains domaines, comme la construction. Reste que seuls la moitié des emplois sont ainsi protégés par un cadre contractuel entre patrons et syndicats. Des domaines comme la vente, la restauration, l’hôtellerie ont subi de plein fouet l’ouverture du marché du travail. Le dumping salarial concerne ainsi 20 % des emplois dans ces secteurs dans le canton de Genève, soumis à une forte pression du fait de son caractère frontalier. Cette pression à la baisse sur les salaires frappe plus fortement les femmes et les personnes au statut résidentiel précaire (9). L’initiative de l’UDC pourrait même — un paradoxe qui n’est qu’apparent — aggraver la situation sur le marché de l’emploi en accroissant le nombre de travailleurs clandestins.
Cet aspect s’est particulièrement vérifié dans le canton du Tessin, où la pression d’une main-d’œuvre frontalière venue d’Italie sur le niveau des salaires et les conditions de travail est particulièrement forte, et où les syndicats sont moins présents que dans les cantons de Genève ou de Vaud. Le Tessin a ainsi approuvé à 68 % le texte de l’UDC… L’implantation de longue date de la Lega, une formation néopopuliste qui dispose de deux sièges dans l’exécutif cantonal, a toutefois également pu jouer un rôle.
A contrario, Genève a bien résisté, en dépit du fait que l’extrême droite représente 30 % du Parlement cantonal, et que le Mouvement citoyens genevois (MCG), sorte de clone local de l’UDC qui utilise comme bouc émissaires non pas les étrangers, mais les travailleurs français frontaliers, a effectué son entrée au gouvernement local en 2013. Les syndicats y voient le résultat d’un certain volontarisme politique lié à a leur présence quotidienne sur le terrain dans certaines luttes emblématiques. Quoi qu’il en soit, les quartiers populaires — dont certains peuvent être tentés par le vote populiste — n’ont pas basculé en faveur du « oui », même si le taux de refus y est plus bas que dans les arrondissements plus huppés.
Au soir du vote, sous le choc, le discours sur des classes populaires au vote « irrationnel » se faisait déjà entendre. Or les milieux économiques paient plutôt leur adhésion aux règles d’un marché libre et sans entraves : la protection des travailleurs en Suisse est très lacunaire. L’aéroport international de Genève est depuis plusieurs mois le théâtre d’un mouvement social dans le catering (la confection des plateaux repas servis dans les avions). Des travailleurs ont été sommés d’accepter des baisses de salaire ou de partir. Des cas de dumping éhonté ont été constatés sur des chantiers publics comme celui de l’agrandissement de la gare de Zurich ou d’un bâtiment de l’hôpital universitaire de Genève. En recourant à la sous-traitance, des salaires rabotés de 60 %, voire plus, ont été relevés. En mai, les Suisse voteront sur l’instauration d’un salaire minimum (pour l’heure inexistant), un premier test important pour l’Union syndicale suisse, à l’origine de cette initiative.
La tentation d’un repli protectionniste est donc aussi l’une des explications de ce vote. Mais, soit dit en passant, et même si la chose n’a pas été mise en évidence par des études sociologiques (10), la droite économique n’est pas monolithique : certains de ses secteurs peuvent se rallier aux thèses de l’UDC, et pas uniquement une clientèle de petits boutiquiers déclassés. Dans les cantons où l’extrême droite est nouvellement implantée, comme Genève, le parti populiste a su séduire peu à peu une partie du monde patronal — tout comme ses cousins du MCG, qui ont su convaincre quelques éléments de la droite patricienne locale. Et une partie du monde de la finance peut trouver un certain intérêt à une situation de blocage, alors que ce milieu fait face à des pressions de plus en plus fortes de l’Union européenne ou de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) pour mettre fin à certaines pratiques fiscales comme les « statuts spéciaux », qui permettent d’accorder des réductions d’impôt pour attirer des sociétés étrangères en Suisse.
Vers une activation de la « clause guillotine » ?
La question qui se pose maintenant : que va-t-il se passer ? Le résultat de dimanche — dont l’issue était annoncée comme possible depuis deux semaines par les sondages — a ébranlé la classe politique. Comment les quotas vont-ils être mis en œuvre ? L’inquiétude se fait forte à Genève, où 41 % des résidents sont étrangers et qui accueille chaque jour près de soixante-dix mille frontaliers (pour quatre cent soixante-quinze mille habitants). L’économie cantonale est fortement tournée vers l’international, avec de nombreuses multinationales et un nombre important d’expatriés. Sans oublier le poids du siège onusien et d’autres institutions du même ordre.
Et comment va réagir l’Union européenne ? Dès lundi, des craintes se faisaient sentir par rapport au programme Erasmus (mobilité des étudiants). Cela annonce-t-il une activation de la « clause guillotine », à savoir une dénonciation par l’Union européenne des accords bilatéraux passés par la Suisse avec ses vingt-huit pays membres ? Dans ce cas, l’initiative pourrait avoir un effet inverse à celui recherché par l’UDC : hâter à moyen terme une adhésion de la Suisse à l’Union, cette dernière n’étant plus prête à tolérer une Sonderwurst (terme alémanique désignant une saucisse spéciale) pour ce petit pays alpin qui prétend résister envers et contre tout à un pseudo-envahisseur. Le coût économique deviendrait trop élevé pour certains secteurs fondamentaux de l’économie suisse, comme la chimie ou les machines-outils.
Pour l’heure, c’est plutôt la voie inverse qui semble être empruntée par les capitaines d’industrie tels que le patron de Swatch, M. Nick Hayek, qui a plaidé dans la presse pour une certaine sérénité. Signe aussi que des mesures ont de longue date été prises en haut lieu pour pallier certains inconvénients de la posture suisse, comme le désavantage concurrentiel que représente pour l’industrie exportatrice un franc fort. Le fait que le conseiller fédéral Johann Schneider-Ammann (Parti libéral-radical) vienne d’être pris la main dans le pot de confiture pour avoir, dans sa précédente vie en tant que patron du groupe qui porte son nom, « optimisé » ses impôts en délocalisant certains bénéfices au Luxembourg et à Jersey est à cet égard symptomatique.
Philippe Bach est journaliste, corédacteur en chef du Courrier, Genève.
(1) Les tableaux sont disponibles à cette adresse.
(2) Pour que la question soit posée au peuple, l’UDC a d’abord dû réunir cent mille signatures de personnes ayant le droit de vote.
(3) Compte tenu des instruments de démocratie semi-directe, la Suisse fonctionne selon un système de démocratie de concordance et non d’alternance, avec des coalitions gouvernementales incluant l’opposition socialiste et, au niveau de certains cantons, verte.
(4) Les roestis sont des galettes de pommes de terre très prisées en Suisse alémanique.
(5) Fribourg étant un canton bilingue.
(6) Cf. « Karl Grünberg : “La Suisse a un code génétique raciste” », Le Courrier, Genève, 8 février 2014.
(7) Les initiants ont aussi joué la carte environnementale. Dans le canton du Tessin, la section locale du Parti vert a soutenu l’initiative de l’UDC. Les Suisse voteront d’ailleurs dans un proche avenir sur l’initiative Ecopop, qui défend une vision malthusienne de la société et qui a d’ores et déjà trouvé des soutiens non négligeables parmi les défenseurs de l’environnement.
(8) Lire Morgane Kuehni, « En Suisse, faux emplois pour vrais chômeurs », Le Monde diplomatique, juillet 2013.
(9) Cf. José Ramirez et Noé Asensio, « Analyse empirique du risque de sous-enchère salariale sur le marché du travail », Haute Ecole de gestion, Genève, 2013.
(10) Cf. l’enquête qualitative de Philippe Gottraux et Cécile Péchu, Militants de l’UDC. La diversité sociale et politique des engagés, Antipodes, Lausanne, 2011.
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