Côte d’Ivoire – aux origines des Dozo dans le système sécuritaire du pays [études]

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Les Chasseurs Traditionnels Dozo dans le système sécuritaire ivoirien:

Les enjeux d’une présence dans l’espace public

Par Fahiraman Rodrigue KONE, Sociologue

Publié dans Les Cahiers de Mapinduzi 3 (Germany), Identités et gouvernance en Afrique – June 2013 http://www.peaceworkafrica.net/IMG/pdf/Mapinduzi_3_engl_WEB_low.pdf

Introduction:

«Un dozo n’est ni policier, ni gendarme, ni juge. Celui qui agit mal ira en prison… La guerre est finie, le président de la République est en train de réorganiser le pays dans tous les domaines, de mettre de l’ordre. On remet tout à l’endroit. Ce qui veut dire : retour de chacun à sa place» . Cette déclaration est du tout puissant Ministre de l’Intérieur et de la Sécurité d’Alassane Ouattara, Hamed Bakayoko, devant un parterre de Dozo rassemblés dans une salle à Abidjan le 1er novembre 2012. Le Ministre avait pourtant dans le même discours affirmé quelques minutes avant que: « Notre pays a connu une crise grave. Et pendant la guerre, les Dozos ont apporté une contribution à la libération du pays…Nous n’avons pas honte de reconnaître cela et d’assumer cela. Parce que c’est la vérité…L’Etat n’a pas honte de reconnaître cela, de l’assumer et de vous dire merci. …on est venu vous dire merci pour ce qui a été fait». Ces propos à la fois admiratifs et menaçants interviennent dans un contexte où la question “Dozo” s’est invitée au cœur du débat politique en cours en Côte d’Ivoire suite à la sanglante crise post-électorale . Les enjeux de ce débat sont à mettre en relief avec le processus de réconciliation et de reconstruction du pays. Nombre d’observateurs (internationaux et nationaux) estiment que la présence massive, surtout à l’ouest du pays, des Dozo (estimé à 18 000 sur toute l’étendu du territoire) dans le système sécuritaire ivoirien constitue l’un des facteurs bloquant du processus de réconciliation. La presse locale et certaines ONG rendent constamment compte de faits de violations des droits de l’homme imputés à ces chasseurs traditionnels très craints. Ces faits abondamment relayés par la presse de l’opposition, qui par ailleurs qualifie ces dozo de milice privée de Ouattara, a fini par créer la polémique. Comme l’a bien résumé un journal de la place: “Les uns ne jurent que par eux. Les autres les vouent aux gémonies. Les chasseurs traditionnels, appelés dozos, divisent en Côte d’Ivoire ». Cette polémique a poussé le gouvernement à donner sa position officielle, une position maintes fois affirmée sans succès déjà en août 2011. Le porte-parole du gouvernement avait affirmé lors d’une conférence de presse tenu le vendredi 05 août 2011 que: « Les Dozos doivent regagner leur mission initiale, bien que l’Etat ivoirien leur est redevable pour leur combat pour la restauration de la démocratie en Côte d’Ivoire ». Ainsi, plus d’une année après cette déclaration officielle, la présence des Dozo dans le système sécuritaire continue d’être d’actualité.

Si les raisons de la persistance de ce phénomène sont intéressantes à savoir, la réponse que le gouvernement apporte à la question nous donne l’occasion d’analyser la complexité du rapport de l’Etat ivoirien avec ce phénomène dozo. Répondant, lors d’une conférence , à une question sur le désarmement des Dozo, le responsable de la Réforme du Secteur de la Sécurité (RSS) de l’Opération des Nations Unies en Côte d’Ivoire (ONUCI) a mieux exposé la vision des nouvelles autorités ivoiriennes sur la question :

“Les Dozo ne peuvent pas être assimilés aux milices ordinaires que l’on doit désarmer et réinsérer. Les autorités ivoiriennes estiment qu’il faut faire la distinction entre trois catégories de Dozo: les vrais Dozo, qui sont une confrérie de chasseurs traditionnels du Nord du pays. Ces derniers perpétuent une tradition culturelle. Ils ne posent pas problèmes et ont des fusils de chasse et non de guerre. Ensuite nous avons les Dozos, qui à la faveur de la crise ont quitté leur aire culturel et se sont installés pour la plupart à l’Ouest du pays et ont participé à la sécurisation des populations pendant la crise post-électorale. La mesure à prendre pour ces derniers est de les ramener à leur activité traditionnelle de chasse en leur reprenant les fusils de guerre qu’ils avaient et en les contenant dans leur espace culturel originel. La troisième catégorie se constitue de personnes qui ont épousé de façon opportune les apparats dozo. Ce sont eux qui commettent les exactions. Ces derniers doivent être désarmés et ramener à la vie civile.” C’est une confrérie de chasseurs appartenant à une aire culturelle. On ne peut pas mettre fin à la culture des gens. La solution est que fusils traditionnel, qui ont été toujours leur outil. On ne peut pas parler de réinsertion dans l’Armée pour eux.”

La solution envisagée par les autorités montre que la question Dozo doit être considérée comme un phénomène communautariste qu’il faut contenir dans son aire ethno-géographique d’origine. Ce n’est pas la première fois que l’Etat de Côte d’Ivoire préconise une telle solution pour contenir le “débordement des Dozo”. On se souvient qu’au milieu des années 90 une polémique autour des Dozo avait déjà emmené le gouvernement à mettre en place “une politique de cantonnement” de ces derniers dans leur aire culturelle que l’on croit être le Nord de la Côte d’ Ivoire. A cette époque la confrérie s’était déjà signalée, quittant les zones rurales pour marquer une présence très visible dans nombre de grandes villes du pays, y compris dans la capitale, où les populations semblaient apprécier leur offre de sécurité contre le grand banditisme en pleine expansion. En dépit du contexte politique actuel qui semble différent, l’Etat développe la même stratégie: celle de contenir le phénomène dans sa dimension culturelle et géographique. La présente communication veut décrypter la réponse que l’Etat apporte à ce phénomène dit culturel. Nous analyserons dans un premier temps les raisons objectives de l’émergence des Dozos dans l’espace public ivoirien. Dans un second temps, nous montrerons comment la réponse de l’Etat à paradoxalement nourrie la vitalité du phénomène et comment la tendance actuelle rend compte de la capacité d’adaptabilité d’un phénomène communautaire dans l’Etat moderne.

I- De la communauté à la nation ivoirienne: les raisons de la nationalisation d’un phénomène communautaire

Une institution socio-culturelle produit de l’histoire précoloniale ouest-africaine …

Les Dozos, « doson » en bambara (bamanan), « celui qui rentre à la maison après avoir chassé en forêt », constituent une confrérie de chasseurs. La littérature anthropologique fait remonter l’origine de la confrérie des chasseurs au Moyen Age. Il est difficile aujourd’hui de définir avec précision le lieu exact de naissance de cette confrérie. Toutefois, nombre de spécialistes sur la question rattachent la formalisation de la confrérie à l’Empire mandingue ou Empire du Mali, crée au XIIIe siècle par Soundiata Keita, décrit lui même comme un héros ce cette confrérie. La chute de cet empire qui connait son apogée au XIVe siècle marque l’expansion géographique de la confrérie des chasseurs Dozo dans une grande partie de l’Afrique de l’Ouest. En effet, constituant une institution culturelle pour les communautés ethniques de cet empire, elles vont la transporter dans leurs migrations. Elle va se répandre à la fois chez les groupes ethniques mandingues (Malinké, Bambara), mais va se diffuser également chez les Bobos et les Sénoufos. Perpétuée à travers le temps, la culture Dozo s’est installée dans plusieurs Etats modernes africains de l’Afrique de l’Ouest, où vivent les groupes communautaires s’identifiant à cette pratique. Aujourd’hui, la confrérie est représentée en Côte d’Ivoire, Mali, Guinée, Burkina Faso, Sénégal, Siéra Léone,… En Côte d’Ivoire où vivent plusieurs communautés Malinké, Dioula et Sénoufos, l’institution Dozo semble s’être enracinée de longue date dans le Nord du pays, zones d’origine de ces ethnies. Selon l’ethnologue malien, Youssouf Tata Cissé, auteur d’un ouvrage sur la question en 1994, les membres de cette confrérie de chasseur se sont sédentarisées dans le Nord du pays il y a environ 1.500 ans, et sont à l’origine de la création de villes et village comme le Worodougou, Samatiguila, Kòro ou Kon .
A ses origines, la confrérie des chasseurs Dozo se présentait comme une société secrète qui recrutait parmi les nobles, les dignitaires, surtout les classes guerrières. Si ce recrutement s’est démocratisé de nos jours, s’effectuant en dehors de la logique de caste, le caractère société secrète domine encore et conditionne l’entrée de tout aspirant dans la confrérie par l’effectuation de rites initiatiques. Comme le décrit Bamba Mamoutou, se présentant comme le président des Dozo de Côte d’Ivoire:

“Tout le monde peut devenir dozo. Il faut simplement remplir quelques conditions. C`est une école de formation. C`est comme un élève qui va à l`école pour s`initier aux réalités de la vie pour devenir enseignant, gendarme ou policier. C`est la même chose dans notre confrérie. Lorsque vous y accédez, on vous initie à l`art du dozo. Mais, pour devenir dozo, il faut donner un poulet rouge, une somme de 1.210 FCFA et deux colas rouges. Une fois cela fait on procède à un rite initiatique.”

Considérée comme une école de la vie, les initiés apprennent selon les promoteurs de cette confrérie, un ensemble de connaissances de type ésotériques, écologiques, éthiques, morales, philosophiques et sociales. “… Ils sont des maîtres de forces occultes, spécialistes de la faune et de la flore, chasseurs, guérisseurs, guerriers, gardiens de traditions, musiciens…”

L’ésotérisme, le mysticisme et l’élitisme qui font des Dozo des personnes hors du commun, semble être aujourd’hui l’aspect le plus répandu dans les imaginaires populaires en Côte d’Ivoire. En effet, une phénoménologie des discours ordinaires les présente comme des personnes mystiques, invulnérables aux armes blanches et à feu, pouvant disparaître et ayant le don d’ubiquité. Ces propos tenus par un internaute rendant compte d’un fait divers dans le quartier d’Adjamé à Abidjan traduit bien les représentations populaires sur les Dozo “On sait déjà leur sorcellerie. On connait leur pouvoir à bousculer le cours normal des choses. Ils peuvent même disparaitre pour se retrouver à l’intérieur d’un bunker” barricadé de l’extérieur…Ce mercredi 31 octobre 2012 à Adjamé, un  »dozo » s’est vu refusé les portes d’accès à un guichet de la BOA par un vigile. Pas très rassuré sur leur magie et leur capacité de nuisance qu’il sait bien, ce dernier a préféré la prudence pour prévenir un  »holdup up »; par simple coup de queue de cheval habituellement dans la main et aidé de quelques prières et incantations, ce dernier pourrait faire un retrait au point de complètement vider les caisses.”

C’est peut-être dans cet imaginaire irrationnel, défiant toute logique cartésienne, qu’il faut rechercher la popularité et l’efficacité du phénomène Dozo en Côte d’Ivoire. Un imaginaire qui est entretenu par les membres de la confrérie en Côte d’Ivoire, comme on peut le lire dans les dires suivant de Siaka Camara Dozoba, se présentant comme le père spirituel national des Dozos et qui a accordé un entretient à un quotidien ivoirien:

“Pour devenir dozo, il faut passer par une initiation. Et cette initiation se passe en brousse. Elle est secrète, on ne peut pas la détailler ici. Mais si vous avez envie de devenir un chasseur traditionnel, vous pouvez voir comment l’initiation se passe. Ne devient pas chasseur traditionnel qui veut. C’est par une initiation spirituelle qu’on devient dozo” .

Si l’institution Dozo en Côte d’Ivoire semble historiquement rattachée à une aire ethno-géographique, la réalité actuelle montre son expansion sur toute l’étendue du territoire ivoirien, mais plus particulièrement dans les zones forestières de l’Ouest du pays et les grandes villes telles qu’Abidjan et Bouaké.
LA CONFRÉRIE DES CHASSEURS DE L’OUEST-AFRICAIN, UNE HISTOIRE PLUS QUE M… mais en pleine expansion sur l’ensemble du territoire ivoirien :
Selon l’ONUCI ils sont 18.000. Mais selon les propos de Siaka Camara Dozoba, “nous sommes à peu près 40 mille dozos en Côte d’Ivoire… d’autres continuent de s’initier” . Au delà de cette guerre des chiffres, personne en Côte d’Ivoire ne peut nier aujourd’hui la présence massive et visible des Dozo. Ils sont reconnaissables à leurs vêtements, parés d’amulettes, de cornes d’animaux sauvages et de cauris sensés être les apparats de leurs pouvoirs mystiques. Dans l’Ouest du pays, identifié actuellement comme la zone la plus investie par eux, il n’est pas étonnant de les voir, fusils “calibre 12” en main, aux entrées de certains réceptifs hôteliers, aux barrages routiers sur certains axes et devant certains domiciles de particuliers. S’ils se font discrets dans une ville comme Abidjan, ils ne sont pas pour autant absents comme on a pu le constater, en 2012, lors des différentes attaques des positions des Forces Républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI) à Abidjan et ses environs. En effet, plusieurs Dozo étaient engagés aux côtés de l’armée régulière dans des opérations de ratissages. La Radiodiffusion et Télévision Ivoirienne (RTI) quant à elle, garantie une visibilité à ces derniers, en médiatisant très souvent leurs manifestations dans différentes localités du pays. Qu’est-ce qui explique cette expansion au niveau national et public d’une réalité qui semblait confinée à une aire géographique et communautaire ?

La “nationalisation” du phénomène Dozo en Côte d’ivoire est à mettre au compte de l’histoire socio-politique récente du pays. Deux facteurs structurants expliquent cette expansion territoriale. Le premier est rattaché à la crise l’Etat ivoirien et à l’affaiblissement de son système sécuritaire. Le second est lié aux enjeux des crises politiques à répétition que le pays a connu depuis 1999.

Une entrée sur la scène publique encouragée par l’Etat…

La Côte d’Ivoire s’est distinguée dans ses 20 premières années d’indépendance par l’émergence d’une économie florissante et d’un développement spectaculaire. Cependant elle va crescendo, plonger dans une crise économique qui débute dès années 80 et s’intensifier dans les années suivantes. Le lourd endettement du pays pour faire face au déficit public n’enrayera pas la tendance morose et va aboutir à la mise du pays sous ajustement structurel par les institutions de Breton Wood. A la veille des années 90, le pays est au bord de la banqueroute, licenciements massifs, explosion du chômage et paupérisation des populations transforme le miracle ivoirien en un réel mirage. L’Etat voit ses marges de manœuvre réduites en termes d’offre de services publiques, y compris dans le secteur sécuritaire, l’un des secteurs les plus expressif de son pouvoir et de sa souveraineté. Les investissements dans le domaine ne sont pas suffisants pour faire face à une demande sécuritaire de plus en plus accrue. En effet, la paupérisation continue des populations et la montée vertigineuse du chômage, seront à l’origine d’une flambée sans précédent du banditisme à partir des années 90. Les statistiques des services de police rapportés par Thomas Bassett dans une étude faite sur le phénomène Dozo (2004), montrent que, les attaques à mains armées, les vols de voitures et les cambriolages vont connaître une croissance significative à Abidjan, capitale abritant 20% de la population nationale et représentant à elle seule 80% du crime national. Au moins 25 braquages de voitures par jour y sont signalés. A l’intérieur du pays, les bandits érigent des barrages sur les grands axes routiers pour arrêter les bus de transports et dépouiller les voyageurs. Même dans les villages reculés, des criminels armés sévissent. Ils volent le bétail, agressent, terrorisent les populations et les dépossèdent de leur biens.

Les autorités étatiques sont débordées. Elles lancent un appel pressant aux populations locales. Elles encouragent ces dernières à une collaboration plus accrue avec les forces de sécurité publique en vue d’enrayer la montée en puissance du banditisme. L’appel sera largement entendu à travers tout le pays. La mise en place de groupe de surveillance dans les quartiers des grandes villes et les villages se multiplie. C’est dans ce contexte que des administrateurs locaux (préfets et sous-préfets) dans le nord du pays vont faire appel aux membres de la confrérie des chasseurs Dozo, dont l’une des fonctions traditionnelles est de protéger les populations. Ils sont invités à prendre part auprès des forces de l’ordre à la sécurisation des populations de leurs communautés. Dans la zone de Korhogo par exemple, le préfet leur demande de sécuriser les routes villageoises qui sont constamment l’objet d’attaques des bandits, surtout en période de vente du coton. De même, le préfet de la ville de Duekoué en proie à une flambée du banditisme dans l’Ouest de la Côte d’Ivoire, associe aux patrouilles des forces officielles de sécurité des Dozos qu’il avait fait venir de son village du nord pour la surveillance de ses champs de riz. Selon Thomas Bassett (2004), cette collaboration entre les Dozo au Nord du pays et les forces de sécurité est un succès total. Le taux de criminalité baisse substantiellement dans les villes du Nord du pays (Korhogo et Ferkessédougou).

La nouvelle se répand dans tout le pays suite à une médiatisation soutenue par les medias publics comme privés. La réputation positive des Dozo se construit dans l’opinion à mesure que sont relayés leurs exploits sécuritaires. Dans le même temps, l’incapacité des forces officielles de police est sous entendue de sorte qu’elles perdent un peu de leur crédibilité auprès des populations. Les membres des forces de sécurité publique participent elles-mêmes à cette champagne de construction positive de l’image des Dozo, en saluant cette collaboration efficace. Comme l’écrit Thomas Bassett (2004): « It was not only criminals that feared the donzo guard’s prowess: state forces (police, gendarme, army) also respected their mystical powers and shooting skills and generally valued their role as an auxiliary police force”. Mieux, certains gendarmes et policiers, vont en cachette, se faire initier dans le Nord du pays, auprès des membres de la confrérie, pour « être invulnérables aux balles et aux armes blanches ». Il y a là déjà, les prémisses d’une « dozoïsation » silencieuse des agents des forces publiques de sécurité dont les fantasmes et les imaginaires se nourrissent de la mythologie Dozo.
Tout le long de la décennie 90 jusqu’au début des années 2000, cette réputation acquise par les chasseurs Dozo va favoriser l’expansion du phénomène dans les autres régions du pays, surtout dans les grandes villes comme Abidjan et Bouaké, où l’insécurité est la plus forte. Les associations de quartier, les établissements bancaires et autres grandes entreprises privées recourent tous aux services des Dozo. Les compagnies de transport qui exploitent les grands axes routiers du pays emploi des Dozo qu’ils postent dans chacun de leur bus pour décourager ce que l’on appelle les « coupeurs de route ». On pourrait dire
“à chacun son Dozo”.

La construction de l’image du Dozo comme agent de sécurité dans l’Etat moderne ivoirien prend forme dans ce contexte précis. La fonction traditionnelle du Dozo déborde progressivement son cadre ethno-culturel et ethno-géographique, et négocie son ancrage dans le nouvel Etat moderne. Fort de leur succès, certains membres de la confrérie pensent déjà à l’érection de leur savoir faire en activité professionnelle bien organisée. Une agence de sécurité privée nait ainsi qu’une autre association nationale appelée “Benkadi” est créée.
Le recours au Dozo comme stratégie alternative à la passivité de l’Etat face à l’insécurité va rester une constante dans les habitudes des populations ivoiriennes. Elle va connaître une ampleur dans la décennie qui suit l’éclatement de la crise militaro-politique en 2002. L’Ouest du pays illustre bien cette réalité. L’ONG Human Rights Watch (octobre 2010) révèle par exemple, dans une publication parue juste avant le premier tour des élections présidentielles d’octobre 2010 en Côte d’Ivoire, que:
« Afin de lutter contre la violence et l’insécurité généralisées dans la région, les habitants de certains villages dans les zones contrôlées par le gouvernement se sont tournés vers les groupes d’auto-défense. Ceux-ci comprennent notamment les Dozos, un groupe de chasseurs traditionnels, armés de fusils de chasses qui sont soupçonnés d’avoir des pourvoir mystiques” .
A la fin de la crise post-électorale, le vide sécuritaire laissé par les forces de sécurité nationale (gendarmerie et police) dans les villes de l’Ouest du pays, a été l’une des raisons de l’expansion des Dozo dans toute la zone ouest et sud. Le recours des populations aux Dozo dans les quartiers, les villages pour se protéger des pillages, des cambriolages et toute autre action criminelle fut la règle dans ces zones. Une mission assurément appréciée par les nouveaux administrateurs locaux, comme on peut l’entendre dans les dires d’un préfet de la région que nous avons rencontré en juin 2012, dans le cadre d’une formation, à la quelle nous prenions part en tant que formateur des Forces de sécurité publique aux Droits de l’Homme:
“Les dozo sont d’un recours appréciable pour les populations. Aujourd’hui, il est difficile pour moi de mettre un gendarme ou un policier dans chaque quartier de la ville. Les populations dans les quartiers se cotisent pour payer les services des Dozo, pour faire face à l’insécurité dans la zone liée à la prolifération des armes après la guerre”.
Si l’inefficacité de l’offre sécuritaire de l’Etat ivoirien à assurer aux Dozo un succès national, l’encrage progressif de ces derniers au sein de l’appareil sécuritaire public tient davantage de l’instrumentalisation politique de la confrérie.

… et renforcer par l’instabilité politique chronique

Le succès des Dozo dans la décennie 90 suscitera l’attention de la classe politique ivoirienne, engagée dans une farouche lutte de succession après la mort de Félix Houphouët Boigny, premier président du pays. Le parti au pouvoir entre 1993 et 1999 tente de récupérer les Dozo à son avantage avant de faire volte-face. En effet, Henri Konan Bédié, président de l’Assemblée Nationale, succède selon les prescriptions constitutionnelles, à Félix Houphouët Boigny en 1993 après la mort de ce dernier.
Mais cette succession ouvre un conflit avec Alassane Dramane Ouattara, seul Premier Ministre du pouvoir d’Houphouët, au point d’entraîner une scission au sein parti au pouvoir. Les partisans de Ouattara vont créer un nouveau parti appelé le Rassemblement Des Républicains (RDR) avec pour ambition de porter candidat ce dernier aux élections présidentielles de 1995. Voyant sa base électorale réduite, Henri Konan Bédié tente de garantir sa future élection, en faisant voter par l’Assemblée nationale, une règle d’éligibilité à la présidence stipulant que les candidats doivent faire la preuve de leurs origines ivoiriennes. En effet, il soupçonne Alassane Ouattara d’être d’origine Burkinabè et vise ainsi son élimination de la course présidentielle. Pour protester contre cette mesure ainsi que la non transparence du scrutin, le parti de Ouattara s’allie avec le plus grand parti de l’opposition, le FPI, dirigé par Laurent Gbagbo. Les deux alliés décrètent le « boycott actif » des élections présidentielles. Traduction à la base pour les militants de l’opposition, il s’agit non seulement de ne pas voter, mais surtout d’empêcher les partisans de Bédié de prendre part au scrutin. Face à cette situation, le parti au pouvoir recours aux Dozos dans plusieurs zones du pays, pour protéger ses électeurs lors du scrutin. Malgré quelques violences enregistrées à l’ouest et dans certaines villes , Henri Konan Bédié est élu en 1995 sans grandes difficultés.

En revanche, ce dernier accentue sa pression sur Alassane Ouattara qui affirme à nouveau ses ambitions pour les élections à venir en 2000. Henri Konan Bédié développe au sein de l’opinion nationale, à l’aide des médias publiques, un sentiment xénophobe chez les natifs ivoiriens et se présente comme le meilleur défenseur des intérêts des ivoiriens de souche, contre les « pseudo-ivoiriens » et étrangers représentés selon lui par Ouattara. Cette campagne qui se nourrie d’une doctrine ethno-nationaliste de la citoyenneté appelée « Ivoirité », va progressivement fragiliser la cohésion nationale en créant une fracture socio-politique entre ivoiriens du sud et du nord. Les communautés ethniques du Nord du pays qui partagent avec la majorité des étrangers (Burkina Faso, Mali, Guinée) des similitudes culturelles (ethnie, religion musulmane, patronymes, etc.), voient l’authenticité de leur citoyenneté mise en doute au regard des critères d’appartenance nationale définit par la doctrine de l’Ivoirité.

Le parti d’Alassane Ouattara va dénoncer une marginalisation des populations du nord par l’Etat, en développant un discours victimaire autour de l’identité nordiste. Pour renforcer cette identité nordiste et l’engager dans le combat politique, les idéologues du parti vont puiser dans l’univers culturel et le passé des populations du nord du pays. L’histoire glorieuse des peuples du nord qui ont bâtit de grands Empires comme celui du Manding au Moyen Age est constamment rappelé. Les exploits militaires des héros du peuple manding (Soundiata Keita, Samory Touré, etc.) et Sénoufo (Gon Coulibaly) qui ont été, de grand guerriers initiés et membres de la confrérie Dozo est également citée. Cette construction identitaire va apparaître comme l’un des vecteurs majeur de l’engagement de nombre de populations du Nord au RDR.

Convaincu ainsi d’une mobilisation probable des Dozo pour son adversaire Alassane Ouattara, le gouvernement de Bédié à travers son Ministre de l’Intérieur, Emile Constant Bombet, va mettre en place une politique pour limiter la présence des Dozo dans l’espace public. Sa stratégie va reposer sur quatre piliers que décrit bien Thomas Basset (2004) dans l’article consacré à ces derniers. Le Ministre de l’Intérieur essai dans un premier temps de reconstruire une image négative des Dozo dans l’opinion. Il suggère qu’il y a des « faux et des vrais Dozo ». Or dans l’imaginaire populaire, les Dozo sont les forces du bien. Ils utilisent leurs pouvoirs pour sécuriser les populations. Ainsi, s’il est difficile de démêler « l’ivret du bon grain », autant tout rejeter. La seconde tactique fut de déclarer les activités de sécurité des Dozo illégales en dehors de leur aire ethno-géographique. Le président Bédié prend un décret le 30 avril 1998 pour interdire le travail de sécurité des Dozo dans les zones forestières y compris Abidjan et Bouaké. Le troisième pilier de la stratégie fut l’application d’une vielle tactique : « diviser pour mieux régner ». Le Ministre de l’Intérieur s’attèlera ainsi à opposer les trois associations de Dozo existantes pour éviter qu’elles coalisent leurs forces pour Ouattara. Ces trois associations étaient « Benkadi », « Afrique Environnementale » et l’ « Association des Chasseurs Traditionnels du Grand Nord ». Des trois associations, seule « Afrique Environnementale » fut légalement autorisée à exercée comme une ONG car son initiateur était membre du PDCI, parti au pouvoir. Ce dernier incitera les autres associations à arrêter leurs services de sécurité, ce qui l’opposera au leader de l’association « Benkadi » plus investie dans la sécurité privée. Pour finir, le quatrième élément de la stratégie fut de maîtriser le phénomène Dozo en recourant à une pratique constante de l’Administration moderne : le recensement et l’identification de tous les Dozo ainsi que leurs fusils de chasse dans les zones Nord où ils peuvent exercer leur activité traditionnelle qui est la chasse. L’objectif étant de pouvoir contrôler les membres de la confrérie.

Paradoxalement, cette volonté politique du régime Bédié de contenir les Dozo va plutôt leur assurer une visibilité nationale. En prenant un ensemble de mesures publiques, en mobilisant les médias publics pour retourner l’opinion nationale contre les Dozo, le régime Bédié va plus que jamais les mettre au cœur du débat politique gravitant autour de l’ivoirité. Pendant que les partisans proches du pouvoir et en général les populations du sud commencent à avoir peur d’une pratique culturelle portée par les nordistes, perçues par ailleurs comme des « voleurs de leurs terres » , l’opposition et ses partisans vont y voir la preuve de l’acharnement du pouvoir contre les ivoiriens du septentrion.

La politisation des chasseurs traditionnels Dozo va ainsi se renforcer dans ce contexte d’inclinaison ethno-nationaliste du discours politique. Dès lors, on verra les Dozo se transformer en forces militaro-politiques à la suite de l’éclatement de la rébellion armée en 2002. Ils justifieront leur engagement par leur mission traditionnelle de sécurisation de leur communauté:

« Considérant leur territoire agressé depuis longtemps, leur historique mission de protection les a conduit à s’impliquer aux côtés des éléments du MPCI (actuelles Forces Nouvelles). Ils ont créé leur propre section : la Compagnie des guerriers de la lumière, avec à sa tête le charismatique Bamba ». (cité par Gadou, 2009)

En effet, même si en 1999 Henri Konan Bédié est chassé du pouvoir par un coup d’Etat militaire, la doctrine de l’ivoirité lui survit et réapparait au cœur du débat lors des élections présidentielles de 2000. Une nouvelle Constitution adoptée par référendum stipule à son article 35 que les candidats à l’élection présidentielle doivent être ivoiriens de père et de mère, eux mêmes nés ivoiriens. Cette clause promue par le général Robert Guéi, l’auteur du coup d’Etat qui a déposé Bédié, est opportunément soutenue par Laurent Gbagbo qui la dénonçait pourtant en 1994 . Alassane Ouattara et Konan Bédié, les deux farouches adversaires d’avant le coup d’Etat voient leurs candidatures rejetées aux élections de 2000 : Ouattara pour nationalité douteuse et Bédié pour dossier non conforme. Cette situation va davantage radicaliser et polariser le combat politique autour des identités ethniques.
L’élection de Laurent Gbagbo se déroule dans un contexte difficile, d’autant plus que son adversaire, le général, refuse de reconnaitre sa défaite et est contraint de quitter le pouvoir sous la pression de la rue mobilisée par Gbagbo. La politique de Laurent Gbagbo à l’égard des Dozo sera également d’interdire les activités de ces chasseurs du Nord, sympathiques à son adversaire Alassane, dont il a silencieusement soutenu l’exclusion des élections de 2000.

Quant éclate la rébellion en 2002, suite à ces élections peu ouvertes de 2000 , plus de 1500 Dozo auraient répondu à l’appel des doyens de la confrérie (Gramizzi 2003 : 11) pour soutenir le mouvement. Ils vont créer une unité dans les forces militaires de la rébellion et s’identifier sur le nom de « La compagnie des guerriers de la lumière ». Cette compagnie va non seulement combattre auprès des Forces militaires, mais elle va surtout entamer « une dozoïsation » de ces forces. Certains chefs de guerre de la rébellion vont se réclamer de la confrérie pendant que la plupart d’entre eux vont recourir à leur aide pour une formation de leurs soldats. L’initiation Dozo va paraitre comme la règle pour les nouvelles recrues. Elle est sensée amplifier le courage et l’invulnérabilité au combat. Elle va apparaître également pour ces jeunes comme une immersion spirituelle et culturelle dans l’identité et l’histoire glorieuse des communautés du Nord. La conséquence est que la majorité des troupes des forces armées de la rébellion ont une formation Dozo même si elles ne l’abhorrent pas dans leurs apparats.

Selon certains témoignages, les Dozo de Côte d’Ivoire auraient bénéficié de la solidarité de leurs frères du Burkina, du Mali, de la Guinée, de la Gambie, etc… Suggérant ainsi la thèse d’une coalition des identités ethniques transfrontalières du grand manding dans la lutte politique de la rébellion en Côte d’Ivoire. Dans l’ouest du pays où les combats seront les plus intenses, les Dozo vont y prendre pied pour combattre les forces de Laurent Gbagbo. Ils vont ensuite vendre subtilement leurs services de sécurité aux communautés migrantes (allogènes et allochtones), installées à proximité de la ligne de front, du côté des forces gouvernementales lorsque les hostilités militaires s’atténueront après les accords politiques. Sous la menace de leur expulsion des terres par les autochtones et face à l’insécurité grandissante dans la zone, ces communautés vont recourir aux Dozo pour se protéger dans leurs campements.

Pendant la crise militaire née du contentieux électoral entre Laurent Gbagbo et Alassane Ouattara, les Dozo seront les alliés des forces pro-Ouattara et envahiront toute la zone de l’Ouest lorsque ces forces vont vaincre les forces pro-Gbagbo. Le vide sécuritaire laissé par les forces de sécurités publiques sera immédiatement comblé par les Dozo. Leur présence massive, loin de rassurer les communautés favorables à l’ex-président, va engendrer peurs et méfiances, mais confiance chez les pro-Ouattara. Leur engagement dans le jeu politico-militaire a certes assuré leur visibilité nationale, mais elle n’entraine plus un consensus au sein des populations sur leur rôle dans l’appareil sécuritaire. Les incidents maheureux impliquant des dozos font très régulièrements la une des journaux. Leur image s’est progressivement dégradée au sein de l’opinion, ce qui semble agir négativement sur l’image général de l’appareil sécuritaire du pouvoir actuel. Conscient de cette situation peu avantageuse pour les institutions sécuritaire, les autorités actuelles semblent engager une offensive contre la présence des Dozos dans le système sécuritaire. Mais, tout comme dans les années 90, cette lutte contre le phénomène dozo connaît peu de succès. Qu’est-ce qui explique ce peu de succès ?

II- Les limites de la répression d’un phénomène communautaire et la marche des Dozos dans l’Etat ivoirien

De l’inefficacité des politiques publiques de cantonnement des Dozo à ….

Comme nous l’avons signifié plus haut, l’Etat ivoirien, à travers son Ministère de l’Intérieur et de la sécurité, a une approche constante du traitement de la question des Dozo. Ces derniers doivent non seulement être cantonnés dans leur aire ethno-géographique, mais ils doivent éviter de s’immiscer dans la sécurité des populations et se restreindre à leur activité traditionnelle qu’est la chasse. Cette approche a été celle de l’Etat vers la seconde moitié des années 90. Elle est également répétée par les nouveaux gestionnaires du pouvoir comme on peut le lire dans les propos suivant du président Alassane Ouattara, tenus en octobre 2012 lors d’une rencontre avec les populations originaire de l’Ouest du pays :
« J’ai demandé au ministre de l’Intérieur de procéder à un recensement surtout dans le Guémon et dans le Cavally et que nous puissions prendre des mesures qui fassent en sorte que les Dozo retournent à leurs activités traditionnelles »
La politique de cantonnement ethno-géographique nous paraît inefficace compte tenu de l’à priori théorique sur le quelle elle s’enracine. Cet à priori se nourrit d’une vision partielle du phénomène culturel, réifiée à une dimension ontologique et rigide. Le phénomène Dozo est exclusivement interprété comme une réalité culturelle, folklorique à la limite, dont les fonctions sont restées inchangée depuis plusieurs siècles et exclusivement pratiquée par les communautés du nord de la Côte d’Ivoire. Ainsi pour les politiques, la solution est que la confrérie revienne à ses fonctions premières de chasseurs et qu’elle ne s’exprime que dans les zones du nord, lieu considéré comme origine de la pratique. Cette vision immuable de la culture trouve son fondement dans le travail de l’ethnographie coloniale. Elle a répertorié et classifié les communautés ethniques ainsi que leur étendue territoriale sur des bases scientifiques essentialistes, les enfermant dans des blocs rigides au sein des espaces nationaux. L’administration post-coloniale, qui a hérité de cette vision sur laquelle s’est déployée l’administration coloniale, a reproduit cette vision dans la mise en œuvre de ses politiques publiques. En d’autres mots, les politiques publiques de l’Etat post-colonial à l’égard des phénomènes dits ethniques ou communautaires, n’ont pas la capacité de saisir les enjeux de la mobilité des communautés dans l’espace géographique d’une part, et sous estiment la capacité d’adaptation et de mutation des pratiques culturelles dans le temps.

Cette lecture théorique et les implications pratiques qui en découlent sont ainsi érronnées. La culture n’est pas un phénomène social immuable. Mieux, elle est considérée par les acteurs sociaux comme une ressource stratégique de l’action, en fonction des enjeux économiques et politiques du contexte dans lequels ils évoluent. Ce contexte est constamment en mutation et induit de nouvelles réinterprètation de la culture, garantissant de la sorte son renouvellement sur la base de l’existant. Une réalité qui se décline parfaitement dans le phénomène dozo en Côte d’Ivoire. Le phénomène dozo connait un véritable renouvellement de ses fonctionnalités traditionnelles à mesure qu’elle trouve son expression dans de nouveaux lieux de pouvoir de l’Etat moderne et de nouveaux espaces territoriaux.

Au point de vue territorial, le « territoire sociologique » qui porte l’identité Dozo à déjà débordé son cadre géographique et communautaire originel. Les communautés ethniques du nord de la Côte d’Ivoire sont depuis plusieurs décennies majoritairement installées dans les zones forestières du sud et de l’ouest, là où l’économie prospère le plus. Ces dernières, en migrant transportent avec elles leurs imaginaires, leurs croyances et leurs pratiques qu’elles peuvent modifier et adapter en fonction des enjeux du contexte politique et économique. Ces « nordistes » du sud sont l’un des principaux vecteurs de l’expansion de la culture Dozo telle qu’elle s’exprime actuellement sur l’ensemble du territoire national. Il parait bien difficile de contenir le phénomène dans le nord du pays sans se risquer de restreindre la liberté de mouvement des populations.

Par ailleurs, la fonction de « chasseurs traditionnels» dans laquelle l’Etat veut confiner les membres de la confrérie, ne correspond semble-t-il pas à la perception que les Dozo eux-mêmes ont de leur rôle actuel. A en croire Bamba Mamadou qui se présente comme le président national des Dozo de Côte d’Ivoire :

“A l`origine le Dozo était chasseur. Il protégeait ses concitoyens contre les animaux féroces. Par la suite, la fonction a évolué. Aux époques médiévales, le Dozo était le militaire, le guerrier. Les Dozos ont combattu à cette époque pour protéger le village contre l`ennemi. En temps de paix, il y a deux catégories de Dozo. Il y a ceux qu`on nomme les « Soufêwourou » c`est-à-dire les « chiens de la nuit» ou encore « les veilleurs de nuit ». Cette catégorie veille sur le village la nuit. Et il y a ceux qu`on appelle les chasseurs qui parcourent monts et vallées la nuit à la recherche de gibiers” .

Même si le président argue d’une mission de sécurité historiquement dévolue aux Dozo, son discours doit être aussi compris comme une tentative d’adaptation de la mission traditionnelle du Dozo au contexte socio-politique actuel du pays. La confrérie a construit une offre sécuritaire incontournable à la fois pour les populations et pour l’Etat, surtout, là où la défaillance du système sécuritaire est criarde, notamment dans les zones ouest du pays en proie à une instabilité chronique depuis une décennie. Mieux, les Dozo tentent de renforcer leur position dans le système sécuritaire en essayant d’investir les nouveaux métiers de la sécurité tel que définit par l’Etat lui-même. Comme l’affirme toujours Bamba :

« Nous avons des cartes. Et aujourd’hui, nous avons fait une demande d’agrément, et depuis le 6 juillet 2012, nous avons obtenu le récépissé, pour que nous devenions une société de sécurité dénommée Ssm (Société de sécurité Manimory) ».

La niche sécuritaire explique également la tendance actuelle d’élargissement de la base communautaire de la confrérie. En effet, nombre de nouveaux membres initiés ne sont pas originaires des communautés du nord du pays. Sous la crainte d’expulsion des terres par les milices de jeunes autochtones à l’ouest, certains exploitants agricoles migrant de l’ethnie Baoulé et Agni sont devenus Dozo pour se protéger et protéger leur communauté. Les responsables de la confrérie ont si bien compris la demande de sécurité qu’ils proclament que tout le monde peut devenir Dozo :

« Nous avons initié plusieurs personnalités à cette culture, surtout pour protéger les biens des populations (…). Tout le monde peut être Dozo »

Cette flexibilité permet ainsi à la confrérie d’assoir davantage sa légitimité sociale surtout dans les zones rurales. Elle montre également la souplesse de cette institution qui en garantit sa durabilité et son succès.

Mieux, pour se conformer aux apparats de l’Etat moderne, les responsables de la confrérie ont procédé à une organisation bureaucratique de la confrérie. Bamba Mamadou décrit bien cette structuration :

“Le président que je suis est assisté d`un dozoba dans la gestion quotidienne de la confrérie. Le dozoba (Ndlr : Chef suprême et spirituel des Dozos) qui travaille à mes côtés comme chef de canton ou roi se nomme Siaka Camara. Il est chargé des affaires internes propres à la confrérie. Il est l`interface entre les Dozos eux-mêmes et moi je suis l`interface entre les Dozos et l`administration étatique. Au niveau de chaque région ou circonscription administrative, nous avons des représentants qui prolongent le commandement du bureau national. Ces présidents locaux et leurs dozobas locaux gèrent les questions de leur circonscription. Chaque dernier dimanche du mois, tous les présidents locaux et les dozobas locaux se retrouvent dans une cité du territoire national pour discuter des questions propres à la confrérie notamment les problèmes locaux qui n`ont pas pu trouver de solution sur place. C`est au niveau de cette grande concertation nationale que sont débattus et tranchés les problèmes qui minent notre corporation. A ce stade, il me revient à moi et au dozoba national de trancher en cas de persistance d`un litige” .

La confrérie s’est structurée autour d’un bureau central national à qui sont rattachés des structures locales, correspondant à l’organisation territoriale administrative du pays. Cependant, la structuration interne de la confrérie rend compte d’une sorte de syncrétisme stratégique entre rationalité moderne et traditionnelle. Elle traduit une sorte de continuité entre règles traditionnelles et règles de l’Etat moderne. La fonction de « président national des Dozo » est assez expressive de cette idée d’adaptation comme l’explique à nouveau Bamba Mamadou :

“A l`origine, la fonction de président des Dozos n`existait pas. L`on ne parlait que de dozoba ou de dozocoutigui, c`est-à-dire celui qui est à la tête de l`organisation des Dozos. Mais, aujourd`hui, pour que le mouvement aille de l`avant dans la modernité, il faut des interfaces avec les autorités étatiques qu`elles soient politiques ou religieuses. C`est eu égard à cette situation que nous avons institué le terme de président. J`ai été désigné par mes paires. Quant au dozoba, il a pour fonction principale de gérer les affaires internes. C`est-à-dire exclusivement réservés aux dozos. C`est après avoir analysé les différents litiges, que le dozoba les soumet à l`appréciation du président que je suis. A deux, nous décidons de l`attitude à tenir. Si l`affaire doit être portée devant le préfet ou le maire, c`est en ce moment que le président entre en action”.

La politique de cantonnement du mouvement Dozo par l’Etat de Côte d’Ivoire ne peut être considérée comme une réussite eu égard aux éléments susmentionnés. La confrérie Dozo a su déployer des stratégies d’adaptations et de contournement qui expliquent sa survit dans l’Etat moderne. Mais la vitalité actuelle du mouvement Dozo tient davantage de son assise au sein de l’appareil sécuritaire étatique.


…. la dozoïsation massive de l’appareil sécuritaire ivoirien

Les Dozo ont fait une entrée dans l’espace public en portant appui aux forces de sécurité officielles (Police et la Gendarmerie Nationale) dans les années 90. La rébellion leur a permis de se transformer en forces militaires dans la décennie 2000. La proximité de ceux-ci avec les forces militaires et sécuritaire de l’Etat semble avoir conforté leur positionnement au sein de l’appareil sécuritaire moderne.

Se positionnement au cœur de cet appareil est une conséquence directe de la crise post-électorale ivoirienne qui a vu s’affronter les forces militaires pro-Gbagbo et pro-Ouattara. Les Forces Républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI), nouvelle appellation de l’armée officielle ont été créées par Alassane Ouattara, au plus fort de la crise post-électorale qui l’opposait à son rival Laurent Gbagbo. Ces forces dites républicaines étaient en majorité composées des soldats de l’ex-rébellion des Forces Armées des Forces Nouvelles (FAFN), opposées aux Forces de Défense et de Sécurité (FDS) de Laurent Gbagbo depuis 2002. Le dénouement de la crise en faveur des FRCI consacre ainsi la transformation des troupes de l’ancienne rébellion en soldat de l’armée légale .
Or, les enquêtes menées par le sociologue Fofana Moussa (2012), « Ethnographie des trajectoires sociales des jeunes enrôlés dans la rébellion en Côte d’Ivoire » révèlent que la plupart des enrôlés se sont fait initiés à la science sécuritaire Dozo, après leur formation militaire de base. La confrérie Dozo a ainsi envahi insidieusement sa culture et ses pratiques sécuritaires au sein des forces de rébellion, avant que ces dernières ne soient reconnues comme républicaines.

Si la majorité des hommes de troupes se sont fait initiés, la plupart des ex-chefs de guerre, commandant de zone sur le territoire de l’ex-rébellion ont également flirté avec la confrérie. Ces derniers, auréolés de leurs nouveaux grades de commandant à la fin de la crise de 2011, sont bien insérés dans la nouvelle hérarchie militaire et même administrative . Ils sont tous à la tête d’unités opérationnelles qui constituent les appuis stratégiques du chef d’Etat Major actuel des Armées, lui-même issus de l’ex-rébellion. Cette situation a permis au Dozo de bien s’incruster au cœur de l’Armée. La figure la plus illustrative de ce mouvement de dozoïsation de l’armée officielle est le cas Zakaria Koné, ex-chef de guerre de la rébellion. Commandant dans la nouvelle armée, il est en même tant un « dozo-fa », c’est-à-dire un chef dozo ayant atteint un haut niveau de la hiérarchie dans la confrérie. Fort de cette position qui force le respect et la crainte au sein de l’armée officielle, il a été nommé par le chef de l’Etat comme commandant de l’unité de la police militaire, avec pour mission de traquer les soldats récalcitrants et de lutter contre le grand banditisme.

Toutefois, il faut reconnaître que les animateurs actuels de l’Etat favorisent cette situation qu’ils utilisent à leur avantage. Si le président Ouattara est éventuellement en proie à une contestation militaire, ses partisans sont presque sûrs de compter sur la fidélité des Dozos qu’ils pourront rapidement mobiliser. Ainsi, malgré les apparences officielles, le discours de cantonnement développé par les tenants actuels du pouvoir ne s’accompagne pas d’actions notables comme l’on a pu le constater avec les autorités de la décennie 90. Les Dozos font toujours parti du système sécuritaire en réalité. On a pu le constater pendant l’année 2012 où les FRCI ont subi une série d’attaques meurtrières de leurs positions aux frontières du Libéria, Ghana et à Abidjan. Les unités de combats de l’armée qui ont combattu « l’ennemi » étaient appuyées par des Dozos. Les animateurs de l’Etat ferment les yeux sur leur présence très voyante et spectaculaire dans les zones pro-Gbagbo, dans le but de décourager toute velléité de constitution d’une rébellion dans ces zones. Les dozo font ainsi parti intégrante du système sécuritaire de l’Etat.


En guise de conclusion

Que sont devenues entre temps nos identités communautaires (claniques, ethnique, tribales, etc.) dans l’Etat qui se veut moderne aujourd’hui? Ces dernières semblent fonctionner au cœur de l’Etat moderne, sans qu’elles ne soient officiellement reconnues. L’Etat n’a pas encore eu le courage de porter la réalité de la vie sociale et culturelle de ses populations dans les textes qui doivent régir la société. En essayant de nier cette réalité, l’Etat ivoirien construit paradoxalement les conditions de la vitalité de ces réalités culturelles en suscitant chez les populations indexées, le désir de s’accrocher davantage à « l’ilot identitaire ». Du coup l’Etat renégocie constamment sa légitimité en compromettant finalement ses propres principes. Il en découle une application partielle ou stratégique de tout le corpus légal émanant de cet Etat. C’est cette logique qui est à l’œuvre dans le rapport entre l’Etat ivoirien et le phénomène Dozo en Côte d’Ivoire.

En difficulté, l’Etat a eu recours aux Dozos tout en continuant de tenir son discours de relégation des identités particulières dans la sphère communautaire. Les luttes politiques nées du dysfonctionnement du système démocratique se sont présentées comme une structure d’opportunité permettant au phénomène Dozo de se placer au cœur des enjeux de la nation ivoirienne. De la démocratisation du système politique marquée par des relents identitaires, en passant par la rébellion armée de 2002 jusqu’au dénouement de la sanglante crise post-électorale, les Dozo ont eu l’occasion de conforter leur positionnement au cœur de l’Etat. L’issue de la dernière crise politique s’est faite, on pourrait le dire, à leur avantage. Leur proximité avec le pouvoir actuel leur permet de continuer leur marche au sein de l’Etat moderne et de conforter leur présence dans l’appareil sécuritaire, tout en développant des capacités extraordinaires d’adaptation aux exigences de la modernité.

Les animateurs de l’Etat pensent les instrumentalisés, mais eux jouent le jeu, pour mieux conforter leur place dans l’Etat moderne. De cette instrumentalisation mutuelle semble émerger des compromis. D’un côté, l’Etat s’appui sur les Dozo pour assurer sa légitimité sociale à travers les services de sécurité que ces derniers offrent. De l’autre, les membres de la confrérie négocient leur insertion professionnelle dans la nouvelle société en se positionnant au sein de l’armée, ou en jouant le rôle d’agent de sécurité.

C’est peut-être dans ce jeu de compromis que semblent se construire les continuités entre l’Etat moderne africain et ses sociétés multiculturelles. Ce jeu est fait d’innovations reconnaissables dans les pratiques hybrides, de bricolage diront certains, mais qui rendent compte des compromis entre l’Etat moderne africain et ses sociétés.

Or, le rejet hypocrite de ces stratégies hybrides constitue un risque permanent pour la sécurité de l’Etat moderne africain. En effet, elles échappent au contrôle moral, éthique et aux valeurs qui sous-tendent l’idée de la République. L’instrumentalisation de ces réalités devient ainsi possible comme on le voit dans le cas des Dozo. Comment construire un appareil sécuritaire qui ne soit pas perçu comme à la solde d’un pouvoir ou d’un clan ? Telle semble être l’une des questions importantes de la réconciliation au sein de l’Armée ivoirienne. Aujourd’hui, la dozoïsation de l’appareil sécuritaire conduit les partisans de l’ex-président, Laurent Gbagbo, à considèrer l’Armée comme une milice au service des pro-Ouattara. Cette dernière a perdu du coup sont caractère national et républicain dans l’opinion. Or les potentialités éthiques et les exigences morales contenues dans la science sécuritaire Dozo sont indéniables. Elles auraient pu servir de support efficace à la restauration de l’éthique et de la déontologie militaire qui reste l’un des plus grands défis de la reforme de l’armée ivoirienne.

BIBLIOGRAPHIE

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Lacina Ouattara “Rencontre Hamed Bakayoko-Dozos : Le sens d’un discours de vérité” in Le Patriote du samedi 3 novembre 2012
Olivier Herviaux (Avril 2011), “Côte d’Ivoire : accusés de centaines de massacres, qui sont les Dozos ?” article publié le 05 avril 2011 sur le Blog d’Olivier Herviaux,
http://africamix.blog.lemonde.fr/2011/04/05/cote-divoire-accuses-de-massacres-qui-sont-les-dozos/
Rapport du Conseil Economique et Social, « Immigration en Côte d’Ivoire : le seuil du tolérable est largement dépassé » In Le Jour, Abidjan, n° 1251, jeudi 8 avril 1999.

WANEP-CÔTE D’IVOIRE, “Amplification de la circulation des armes légères et de petit calibre par la confrérie des chasseurs traditionnels « dozos » en Côte d’Ivoire : défis et enjeux sécuritaires”

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