Publié par CERCLE VICTOR BIAKA BODA
par Marcel Amondji
II – Le plan de dix ans et Côte d’Ivoire 2000
RASSURER LES PARTENAIRES ETRANGERS
Avant d’en venir à la présentation détaillée de chacun de ces projets, je vous invite à remonter un peu le temps par la pensée. La Côte d’Ivoire étant connue pour être par excellence le pays de la stabilité politique, au moins jusqu’à l’année fatidique 1990, une telle démarche ne peut que faciliter la compréhension d’une histoire où abondent secrets et mystères.
En réalité, Côte d’Ivoire 2000, que j’ai donné tout à l’heure pour le premier plan de développement ivoirien, avait un prédécesseur : le Plan de dix ans aussi appelé Perspectives décennales. A la différence de ceux qui nous intéressent tout spécialement ici, ce tout premier plan de développement « ivoirien » fut entièrement élaboré par une officine française basée à Paris, et il était soutenu avec enthousiasme par Houphouët, qui vint en personne le présenter aux députés, le 15 janvier 1962, au cours d’une séance solennelle à laquelle assistait aussi tout le corps diplomatique et, s’il faut en croire Jacques Baulin, Jacques Foccart en personne. Ce sera aussi le seul plan de développement à être effectivement réalisé. Il en résulta, notamment, le boum économique de la charnière des décennies 1960 et 1970 – le fameux miracle ivoirien –, qui fit si bien oublier une autre de ses conséquences directes, tragique celle-là : l’affaire dite des « faux complots » (janvier et août 1963 ; avril 1964).
Le discours qu’Houphouët prononça à cette occasion mérite qu’on s’en rappelle. C’était l’exposé très détaillé de la stratégie de développement qu’il avait adoptée et qu’il appliquera envers et contre tout pendant toute la durée de son règne. Bien que composé comme un appel au civisme des Ivoiriens, ce discours était en réalité plutôt destiné aux « partenaires étrangers », c’est-à-dire la France, qu’Houphouët tenait à rassurer sur ses intentions. Le message était qu’ils n’avaient rien à redouter de sa part. Quant aux Ivoiriens, il leur conseilla de travailler et de ne pas chercher à comprendre ce qui se passait, et surtout de ne pas le gêner par des revendications importunes : « La réussite dans la nouvelle condition que nous avons recherchée avec obstination et acquise dans les meilleures conditions dépend de l’unité que nous saurons réaliser dans le pays, de la discipline à laquelle chacun de nous acceptera de se soumettre librement, et enfin du travail que chacun de nous devra accomplir dans son intérêt comme dans l’intérêt de l’Etat. »[1]
Quoique rien n’ait filtré de la façon dont ce plan fut reçu par les autres membres du gouvernement de l’époque dans lequel Houphouët n’avait pas encore la position hégémonique qu’il s’adjugera à la faveur des purges de 1963, il y a tout lieu de croire qu’un tel programme ne fut pas adopté sans de sérieuses résistances de la part d’un certain nombre de ministres et de hauts fonctionnaires. La meilleure preuve en est l’avertissement qu’Houphouët lança le même jour à l’adresse de ceux dont l’hostilité à son orientation politique n’était pas un mystère : « Ceux des jeunes qui, par intérêt, inconscience ou légèreté, se font les agents d’idéologies extérieures et nocives contre l’indispensable unité du pays, seront mis dans l’impossibilité de nuire. »[2]
Le 14 janvier 1963, soit une année jour pour jour après cet avertissement, c’était chose faite.
1962, L’ANNEE DU GRAND DIVORCE
1962, une année en apparence sans histoires en elle-même, fut en réalité toute remplie des signes avant-coureurs de la grande purge de l’année suivante. Le gros des personnes arrêtées en janvier 1963 avaient d’abord été attirées à Yamoussoukro sous le faux prétexte d’une réunion préparatoire du congrès du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (Pdci). Ce congrès, qui n’eut jamais lieu, connut pourtant la préparation la plus longue de toute l’histoire de ce parti. Huit mois avant la première vague d’arrestations, une bataille de procédure avait commencé autour d’un projet de congrès sans cesse ajourné, tandis que la Jeunesse Rda de Côte d’Ivoire (Jrdaci), considérée depuis le congrès précédent comme le bastion des adversaires internes de la ligne ouvertement « néocolonialiste » d’Houphouët, voyait peu à peu s’amoindrir son autonomie par rapport au Pdci proprement dit.[3] Dans le même temps, Houphouët et son ministre de la Justice, Alphonse Boni, renforçaient méthodiquement le dispositif des lois répressives.
Assez curieusement, ces sombres présages semblent avoir complètement échappé aux futures victimes de la purge de janvier 1963. Ainsi, dans son livre posthume, La foi et l’action, Charles Donwahi confesse et regrette l’insouciance dans laquelle le coup l’avait surpris :
« J’aurais peut-être dû porter plus d’attention à tout ce qui se tramait car lorsque je fus arrêté, ce fut comme si le monde s’écroulait. »
Encore longtemps après ces événements, apparemment, il n’avait toujours pas saisi la vraie signification de ce drame :
« Mon tort avait été d’être un allié de poids d’Amadou Koné lors du congrès de la Jrdaci. (…) le ressentiment du Président était tout à fait arbitraire et tenait à des préventions plus ethniques que politiques. La force des préjugés et des stéréotypes était très puissante chez lui. Je possédais pourtant des titres qui auraient pu invalider aux yeux du Président toute velléité de complot. Il m’avait fait confiance, il avait été témoin à mon mariage, je faisais partie de son gouvernement, dans lequel il m’avait confié le poste le plus important. Cependant, ce qu’il ne me pardonnait pas, c’était d’avoir frayé avec ceux qu’il exécrait : les « fils d’éleveurs de poulets ». »[4]
Il en est de même de Samba Diarra, l’auteur des Faux complots d’Houphouët-Boigny. Lui non plus ne semble pas avoir porté beaucoup d’attention à « ce qui se tramait »… Avant d’aborder la relation de l’affaire des faux complots, il consacre près de cent pages aux principaux événements de la période antérieure à l’indépendance, mais pas une seule ligne aux débats internes du Pdci et du gouvernement pendant les trente mois qui séparent la proclamation de l’indépendance de la découverte du premier prétendu complot de 1963.
Dans son livre Houphouët-Boigny et la crise ivoirienne[5], Amadou Koné, une autre future victime des faux complots, s’étend longuement sur les conflits qui agitaient le Pdci depuis la fin de son 3e congrès, en 1959 ; mais il n’en fut pas moins surpris par le coup fatal de janvier 1963 dont le seul but, selon lui, était de l’« éliminer de la direction politique comme [Houphouët] l’avait fait pour Jean-Baptiste Mockey ». (P.62).
Si le lien de cause à effet entre la grande crise politique des premières années 1960 et les choix politiques d’Houphouët, échappa aux acteurs ivoiriens, en revanche, pour observateurs étrangers, il était tout à fait évident.
« Quant à la signification profonde de cette effervescence persistante, notait à chaud un Philippe Decraene, par exemple, on en est réduit aux suppositions. On ne peut évidemment pas exclure a priori l’hypothèse d’une épreuve de force entre le parti et son président ».[6]
Yves Bénot dira plus crûment la même chose après le procès à huis clos et les lourdes condamnations des victimes de la rafle de janvier 1963 : « Quand Houphouët-Boigny fait arrêter et condamner à huis clos en 1963 et 1964 une partie de ses propres ministres et même des dirigeants du Pdci, le respect des droits de la défense comportait des risques pour lui : si par hypothèse les accusés avaient été laissés en mesure de dire dans un procès public qu’ils avaient simplement voulu réclamer une indépendance réelle, une accélération de l’africanisation de la fonction publique, l’issue du procès lui-même aurait été douteuse. »[7]
CÔTE D’IVOIRE 2000 ET L’AFFAIRE DE JUILLET 1977
Dans « Disciple d’Houphouët-Boigny », lorsqu’il évoque le limogeage de Bédié et consort en juillet 1977, Camille Alliali commence par nier qu’il s’agissait d’une sanction : « La vérité, écrit-il, c’est que le remaniement du 20 juillet 1977 n’a pas eu pour objectif d’écarter du gouvernement des cadres malhonnêtes. Il s’est agi d’un remaniement technique comme il y en a eu souvent. C’est l’opinion qui a voulu rendre les ministres non reconduits responsables des échecs observés dans l’exécution du programme du gouvernement ». Mais, entraîné malgré lui par son admiration sans bornes du génie politique de son idole, il lâche aussitôt cette formule qui annule son démenti : « Officiellement, il ne s’est agi que d’un réaménagement technique du gouvernement. Mais avec Houphouët-Boigny, les arrière-pensées politiques n’étaient jamais absentes des autres préoccupations même… techniques ».[8]
De fait, la même sorte de coïncidence que nous avons constatée tout à l’heure entre les Perspectives décennales et la crise de janvier 1963 se retrouve – mais, cette fois, à rebours, si je puis dire – entre Côte d’Ivoire 2000 et la petite crise ministérielle de 1977. C’est le signe évident qu’encore une fois nous avons affaire à un complot téléguidé : « On ne peut s’empêcher, écrit Samba Diarra à propos de cet épisode, de lier à une contrainte extérieure la décision de limogeage du ministre de l’Economie et des Finances. »[9]
Côte d’Ivoire 2000 peut être considéré comme une critique radicale, voire comme une condamnation des politiques économique, sociale et culturelle d’Houphouët, ainsi que de sa conception de l’indépendance nationale… Il est intéressant de noter à ce propos que cette critique émanait de gens qui détenaient une parcelle du pouvoir exécutif, et qui pouvaient donc s’imaginer qu’ils avaient au moins la capacité d’infléchir cette politique. Les mêmes causes ayant toujours les mêmes effets, la conséquence de cette prétention sera une nouvelle purge gouvernementale.
Lorsque, en juillet 1977, les ministres Henri Konan Bédié (Economie et Finances), Mohammed Diawara (Plan), Abdoulaye Sawadogo (Agriculture) et Arsène Assouan Usher (Affaires étrangères) furent chassés du gouvernement, la rumeur se répandit rapidement qu’ils étaient responsables de la surfacturation des complexes sucriers, ces éléphants blancs qui défrayaient alors la chronique. Tous les Ivoiriens prirent pour argent comptant ce que Houphouët lui-même avait insinué dans son discours du 20 juillet : « Je ne saurais que faire de gens malhonnêtes même s’ils sont compétents ». Or un examen attentif de tous les faits qui marquèrent cette époque fait apparaître qu’il s’agissait de tout autre chose que d’une simple opération de salubrité publique. En effet, le renvoi des quatre ministres intervint quelques semaines, voire quelques jours, seulement après la publication par le ministère du Plan, d’une luxueuse brochure intitulée « Résumé du plan quinquennal de développement économique, social et culturel 1976-1980 ».[10] Laquelle brochure, il est intéressant de le noter, s’ouvre, en guise de préface, sur une sélection de larges extraits du discours qu’Houphouët avait prononcé devant le VIe congrès du Pdci en octobre 1975. Au moment où il s’adressait aux congressistes, Houphouët n’ignorait rien du projet de son ministre du Plan ; il y fait clairement allusion dans cette phrase qui en dit long sur…, disons son peu d’enthousiasme : « J’éprouve, chers amis, je vous l’avoue, quelque peine à imaginer ce que sera la Côte d’Ivoire future, la Côte d’Ivoire de l’an 2000. » Plusieurs autres passages de ce discours sont autant de façons pour Houphouët de prendre ses distances avec les motivations des planificateurs, tout en évitant soigneusement ce qui pouvait heurter les sentiments qui dominaient parmi les Ivoiriens.
Houphouët connaissait évidemment les conditions de l’élaboration de ce plan et, par conséquent, il n’ignorait pas que c’était le reflet très fidèle des attentes de la société. Il faut croire qu’il réussit à donner le change aux planificateurs eux-mêmes, puisqu’ils choisirent pour préfacer leur projet, des extraits de ce discours dans lesquels il faisait semblant d’abonder dans leur sens, tout en laissant clairement entendre aux partenaires étrangers qu’il n’en était rien… Quand on lit ce discours dans sa version intégrale, il est impossible de s’y tromper : Houphouët y prend systématiquement le contre-pied de tous les souhaits, de toutes les recommandations et de tous les arguments des planificateurs. Ainsi, sur la question de l’immigration par exemple, alors que ceux-ci envisagent de « réduire le recours à la main-d’œuvre immigrée », il feint, lui, de s’interroger… Mais, en fait, c’est une fin de non-recevoir à peine déguisée qu’il leur renvoie : « N’est-il pas réconfortant et fondamental que l’ensemble des éléments nationaux ou étrangers qui constituent la communauté ivoirienne, continuent de connaître cette liberté d’expression et de croyance, ces facilités de déplacement et d’échange et cette joie quotidienne de se sentir, à part entière, les témoins d’une société où il fait bon vivre et où toutes les tensions et les difficultés, car il y en a, bien sûr, se règlent par la seule concertation… Sachons lucidement reconnaître que notre prospérité actuelle est liée pour une part à la présence et au labeur de nos frères Africains non Ivoiriens (souligné par moi, MA). Nous nous devons de leur faire une place et des conditions d’existence qui soient un peu plus à l’image de leurs mérites. »
Chose curieuse, même lorsqu’il fait semblant d’approuver et de partager les vues des planificateurs, Houphouët ne le fait pas en son propre nom, mais préfère user d’expressions et de formules impersonnelles et vagues, telles que « le gouvernement » ou « les plus hautes autorités du pays », etc..
J’ai dit que Côte d’Ivoire 2000 était une critique des politiques découlant du « repli tactique ». Voici quelques-uns des passages les plus caractéristiques de ce projet, qui à la fois donnent la mesure de l’ambition de ses auteurs, et expliquent les conséquences qu’elle leur attira : « L’ivoirisation est l’un des trois grands objectifs assignés à la décennie 1970-1980. Sa réalisation n’a pas connu jusqu’ici un rythme suffisant et l’expérience montre qu’elle se heurte à de multiples résistances. Il convient donc que l’ivoirisation devienne désormais un processus volontariste assorti d’une programmation précise et confié à une autorité clairement identifiée. L’ivoirisation correspond en effet à une aspiration et à une nécessité ; si elle n’était pas réalisée, la croissance elle-même serait à terme remise en cause au niveau de la compétitivité et de l’équilibre des comptes extérieurs et un divorce ne manquerait pas de se produire entre la société ivoirienne dans son ensemble et une réalité économique qui pour l’essentiel lui serait étrangère. L’ivoirisation est donc une des voies principales de l’indispensable participation des nationaux à la construction d’une société véritablement ivoirienne.
(…).
Le moyen stratégique d’une ivoirisation aussi rapide que possible du secteur commerce sera l’établissement et la mise en œuvre d’un programme d’ivoirisation des entreprises commerciales, dans le cadre de la politique d’ivoirisation du secteur privé. Ce programme distinguera les grandes maisons de commerce, le commerce libano-syrien et le commerce africain non ivoirien (…). Il concernera à la fois l’ivoirisation des emplois, celle des entreprises et, dans le cas des grandes maisons de commerce, l’ivoirisation du capital et celle du management. (…). Un programme de sélection et de formation de managers commerciaux sera conçu et mis en œuvre en vue de l’ivoirisation du management des grandes maisons de commerce. Des dispositions seront par ailleurs introduites dans la loi-cadre sur le commerce en particulier en ce qui concerne le droit d’établissement des étrangers dans les professions commerciales et la possibilité de restrictions temporaires de la concurrence vis-à-vis de nationaux créant des entreprises commerciales dans des professions et des lieux déterminés [secteurs réservés]. »
Nul doute que c’est ce volontarisme, avec – déjà – des relents de nationalisme exclusif (aujourd’hui, on taxerait les auteurs de Côte d’Ivoire 2000 d’ivoiritaires), qui coûta leur portefeuille aux ministres responsables et à leurs proches. Mais, abusés par les rumeurs de malversations lancées depuis la présidence, et aussi par le fait que, sur le moment, les victimes n’ont pas démenti les rumeurs qui les accablaient, les Ivoiriens ne comprendront pas que leur chute signifiait seulement qu’Houphouët et ses compères avaient, une fois de plus, triomphé de leur volonté de construire par eux-mêmes les bases du développement de leur pays. D’ailleurs, les ministres déchus auraient-ils voulu démentir ces rumeurs qu’ils ne l’auraient pas pu dans un pays où les organes d’information ne répandaient que la seule parole d’Houphouët et de ses griots. Mais, ce qu’ils ne firent pas du vivant d’Houphouët, l’un d’eux, Bédié en l’occurrence, le fit en 1994, dans l’une de ses premières interviews en tant que président de la République, du bout des lèvres et sans trop s’appesantir sur les tenants et les aboutissants de l’affaire : « Si la fin de sa carrière de ministre a coïncidé naguère avec une époque où l’on prêtait au président Houphouët-Boigny l’intention de vouloir mettre un terme à la corruption dans son entourage, Henri Konan Bédié affirme que son départ du gouvernement n’avait rien à voir avec une quelconque malversation. (…). Par contre il souligne que non seulement aucune preuve d’une quelconque malversation n’a été apportée en ce qui le concerne, mais qu’il a laissé des caisses pleines. (…). A l’envi, il rappelle que, de son temps, c’est le chef de l’Etat qui donnait les orientations de la politique économique du pays. « Nous l’avons juste aidé dans l’exécution, Mohamed Diawara, Abdoulaye Sawadogo et moi, et je puis affirmer que nous avons fait du très bon travail avec lui ». »[11]
Un texte n’est qu’un texte ; on peut faire semblant de l’approuver, du moment qu’il ne dessert pas trop l’image qu’on veut donner de soi, sans pour autant se croire obligé de l’appliquer. Souvenez-vous de la loi de réforme du système éducatif, elle aussi de 1977, qu’Houphouët avait laissé voter, mais qu’il « oublia » ensuite de promulguer. Tout comme cette loi, le projet de plan quinquennal 1976-1980 était en soi une petite révolution dans la manière d’envisager les relations de la société ivoirienne et de ce qu’elle croyait être son Etat avec ceux qu’on appelle ses partenaires au développement. D’après le ton du discours prononcé par Houphouët devant le VIe congrès du Pdci, le projet Côte d’Ivoire 2000 était, de toute manière, et dès ce moment-là, voué à connaître le même sort que la loi contemporaine de réforme du système éducatif.
Cette affaire en rappelle d’autres, qui la précédèrent ou qui la suivirent : la chute de jean baptiste en 1959, la perte par Philippe Yacé de son rang de dauphin en 1980 et la chute de Bédié en décembre 1999.
La déchéance de P. Yacé de sa qualité de dauphin constitutionnel quelques mois à peine après l’éclatement de l’affaire de juillet 1977 confirme son caractère essentiellement politique. Dans ce cas également, la sanction tomba presque immédiatement après une incartade verbale de nature à inquiéter la susceptibilité des puissants lobbies françafricains auxquels Houphouët ne savait rien refuser. Au cours d’une interview à Jeune Afrique, à la question de savoir quels mots d’ordre nouveaux il pourrait proposer aux Ivoiriens dix-sept ans après l’indépendance, Yacé avait répondu : « La prochaine étape est celle de la libération économique. C’est-à-dire que nous devons nous donner les moyens de notre politique économique sans faire appel à l’aide extérieure. Voilà le mot d’ordre. »[12]
C’était une époque de regain du sentiment nationaliste ivoirien, comme en témoignaient justement le projet de plan quinquennal 1976-1980 et le résultat des élections municipales de 1980, qui avaient vu l’échec de la plupart des candidats présentés par l’appareil du parti. Dans un tel contexte, la déclaration de celui qui était le second personnage de l’Etat et le probable successeur d’Houphouët sonnait comme un appel en faveur d’un changement de ligne politique.
L’affaire de juillet 1977 n’est pas sans rappeler le limogeage de Jean-Baptiste Mockey, vingt ans plus tôt, que j’ai évoqué récemment dans ce blog (voir Septembre 1959 – Les dessous du prétendu « complot du chat noir », posté le 13 septembre 2013). Je me bornerai donc ici à signaler la similitude des circonstances et des effets de ces deux affaires, qui nous autorisent à penser que les mêmes causes furent à leur origine.
Après ces deux incursions dans le passé, faisons un saut vers ce qui était alors un avenir encore imprévisible. Malgré l’adage qui veut qu’un homme averti en vaille deux, l’affaire de juillet 1977 n’évitera pas à Bédié, devenu à son tour président de la République, de retomber dans la même sorte de piège. Car il se pourrait bien que sa chute, le 24 décembre 1999, s’explique principalement par la même cause qui lui coûta son portefeuille ministériel en 1977. En effet, par beaucoup de ses thèmes et par son accent surtout, le discours solennel qu’il prononça symboliquement depuis la tribune de l’Assemblée nationale deux jours avant le putsch du général Guéi, n’était pas sans rappeler le projet de plan quinquennal 1976-1980. Par exemple, lorsqu’il s’écria : « Nos aînés n’ont pas lutté pour l’indépendance pour que nous acceptions aujourd’hui de nouvelles soumissions. La nationalité, la citoyenneté, la démocratie et la souveraineté nationale sont les quatre côtés d’un carré magique qu’il nous faut défendre avec calme et détermination devant ces ingérences inacceptables. C’est aux Ivoiriens de décider par eux-mêmes, pour eux-mêmes, et de choisir librement l’un d’entre eux pour conduire le destin de la nation en refusant les aventures hasardeuses et l’imposture insupportable. »[13]
CONCLUSION
La principale leçon à tirer de ces quatre affaires, c’est que, chaque fois, les personnages les plus haut placés dans l’Etat après Houphouët ont été brutalement privés de leurs hautes situations et de leurs espérances de carrière dès l’instant où ils se permirent d’exprimer, sur la question cardinale de l’indépendance et de la souveraineté nationale, une opinion qui pouvait paraître une transgression de l’orthodoxie houphouétiste et françafricaine. La première fois, en 1959, la Côte d’Ivoire n’était encore qu’une colonie à peine autonome. Les autres fois, c’est des années après l’indépendance, ce qui montre, soit dit en passant, le peu d’influence qu’eut la coûteuse cérémonie du 7 août 1960 sur la capacité des dirigeants ivoiriens, Houphouët compris, à faire une politique vraiment conforme aux intérêts et aux aspirations légitimes de leurs mandants.
Marcel Amondji
(à suivre)
NOTES
[1] – Fraternité, 15 janvier 1962.
[2] – Ibidem
[3] – Cf. Aristide Zolberg, One Party Government in the Ivory Coast, Princeton University Press, 1964 ; pp. 311 et 345 : « Dans les derniers jours de 1962, le président Houphouët-Boigny convoqua les dirigeants du parti, les élus et les hauts fonctionnaires à une réunion prévue pour le 3 janvier 1963 dans sa ville natale de Yamoussoukro ; mais la réunion fut ajournée à plusieurs reprises et n’eut finalement lieu que le 14 janvier. Entre temps le bruit avait couru que de nombreuses personnes avaient été arrêtées ».
[4] – La foi et l’action ; p.74.
[5] – Karthala, 2003. Voir 49-63.
[6] – Le Monde 20-21 janvier 1963.
[7] – Les idéologies des indépendances africaines, François Maspero, Paris 1969; p. 312.
[8] – Disciple d’Houphouët-Boigny (p. 104). Il est des démentis qui valent confirmation ! Celui-ci conforte le point de vue que nous défendons dans le développement qui suit.
[9] – Cf. Samba Diarra 1997 ; p. 225 .
[10] – Société Africaine d’Edition, juin 1977.
[11] – Jeune Afrique économique N° 163, janvier 1993 ; p. 24. De fait, si malversations il y eut, la faute ne pouvait en incomber qu’à Houphouët lui-même, qui, aux dires de son ami Foccart, « n’ayant jamais voulu de Premier ministre (…) et refusant obstinément de déléguer la moindre parcelle du pouvoir à un de ses ministres fût-il d’Etat, [était] condamné à régler lui-même la moindre affaire. Tous les fils passent par lui, sont tirés par lui. C’est, de son propre aveu, sa volupté. »
[12] – Document Jeune Afrique, (sd).
[13] – Fraternité matin, 23 décembre 1999
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