Côte d’Ivoire – La Théorie du Choc et l’Auto-destruction du régime Ouattara

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Naomi Klein a relevé dans un livre remarquable [13]les analogies néolibérales entre les théories du choc psychologique et la conduite des crises par la violence. Rappelons que le choc, via la violence et la sidération, permettrait une réorganisation sociale et politique en profondeur, avec l’acquiescement des intéressés, si ce n’est des victimes.

Une pseudo-sociologue – inconnue des milieux professionnels ivoiriens – opposait à ma dénonciation de la « mise à mort de l’Université ivoirienne »,[14] une défense melliflue: ADO est un « adepte de la théorie du choc » ! Ainsi, la traque avérée aux étudiants, catégorie sociale dangereuse susceptible dans les mois qui ont suivi avril 2011 d’être interpellée, torturée et parfois liquidée par les milices ethniques FRCI, la fermeture même et le chômage des étudiants pendant 2 ans (méthode inédite sur le reste de la planète) faisait partie de la « méthode du choc » ouattaresque !

Voyant monter les périls, durant la décennie 2000, je m’étais interrogé plusieurs reprises sur les modalités éventuelles d’une prise de pouvoir de l’armée rebelle pro-Ouattara d’une capitale de 5 millions d’habitants. La réponse est simple et cruelle: par l’application sans pitié de la « théorie du choc », par les massacres, par la Terreur.

Il est vrai qu’il manquait l’équivalent des « tirailleurs sénégalais » de l’ époque coloniale : ce sont les nordistes, mercenaires et hommes de sac et de corde de la rébellion (baptisée par l’agit-prop sarko-ouattariste : « forces nouvelles », puis « FRCI », sans doute par antiphrase) qui feront le « sale travail » des actes de génocide (Duekoué), ethnocide (Attiés, Bétés, Guerés, Didas), le carnage d’Abidjan (notamment Yopougon, « déboulonnage » du bouclier humain à la présidence, c’est-à-dire massacre de civils)), servant jusqu’à nos jours d’escadrons de la mort prêts aux assassinats extrajudiciaires plus ponctuels, ou aux exactions ciblées (viols, bastonnades, pillages envers des individus ou des catégories, si ce n’est des ethnies).

Le nombre des victimes depuis avril 2011 est inconnu, mais, y compris Duekoué (un millier de morts hommes, femmes, enfants, fin mars 2011) peut être estimé à 5000 civils sur le territoire ivoirien, les complicités ou le passage à l’acte des corps expéditionnaires, la non-assistance à personne en danger, l’exécution d’ordres illégaux de la part de la Force Licorne française ou de l’ONUCI restent à établir (dont le mitraillage de civils, à Abidjan, depuis de hélicoptères d’assaut), dénombrer, judiciariser.

Là sont les crimes dont le clan Ouattara, dans une inversion des accusations bien connue par les politologues en période de génocide ou de massacres extrêmes, accuse paradoxalement ses adversaires – jusque devant la CPI.

Or la période actuelle, mi 2013, semble reproduire cette période de prise de pouvoir, transposée au niveau présidentiel, comportant la neutralisation du peu qu’il reste des institutions, avec un but simple: recomposer le corps électoral de manière à rendre la dictature malinké irréversible, et en sus de la nationalité, donner la terre aux étrangers.

Le coup de force institutionnel et législatif veut trancher le nœud gordien de l’identité et de la nationalité ivoirienne par une décision autoritaire présidentielle, par une méthode paradoxale qui délégitimant le responsable unique du pouvoir peut amener à une reprise généralisée du conflit, mettant en péril, au-delà de sa personne, les fondements de l’Etat et, quant aux individus, les ressortissants ivoiriens du Nord aussi bien que les étrangers sahéliens –tous perçus comme « dyoulas » par les sudistes.

Sans Parlement (prise de décision par ordonnances), dressant une moitié du pays contre l’autre, ce véritable « coup d’Etat présidentiel » visant à donner une « nationalité par déclaration » aux migrants nordistes et leur attribuer la terre en conséquence aboutirait à une modification irrémédiable du corps électoral (et à des élections automatiques en faveur de Ouattara et de ses successeurs nordistes), à un blanc-seing à des migrations sahéliennes accélérées, et à une dépossession des autochtones sudistes.

Autant dire une déclaration de guerre à la capitale, à l’Ouest et à l’Est du pays confondus : d’où des recompositions politiques probables.

Notons rapidement que cette négation des identités et cette accélération de migrations sahéliennes de colonisation correspond à la fois aux analyses économicistes de la Banque Mondiale et aux intérêts profonds de pays comme le Burkina (en période changement climatique accéléré, stérilisant le Sahel, transférons les migrants vers les Côtes), laissant planer un doute supplémentaire sur la nationalité d’origine du président ivoirien. De qui Ouattara est-il l’agent, se demandent bien des Ivoiriens ?

On le sait, de tels coups de force et décisions autoritaires par ordonnances, symptômes d’une société bloquée, sont propices aux révoltes et changements de régime. Contre cette dépossession programmée, Akan de l’Ouest et Krou  ne peuvent que se rejoindre pour refuser loi et pratique foncière où l’Etat se donne pour tâche, comme sous Houphouët, de « casser l’autochtonie ». Des penseurs ou personnalités nordistes, « dyoula « ivoiriennes ou sahéliennes, mettent déjà en garde le régime comme une conjonction des lois, décrets liant la dépossession de la terre à la donation de nationalité aux 30% d’étrangers et aux néo-arrivants issus du Sahel qui depuis avril 2011 débarquent par cohortes entières, notamment dans l’Ouest forestier. Recette pour mettre le feu à nouveau à la poudrière ivoirienne et dupliquer des massacres comme à Duekoué par dizaines, au risque du « choc en retour » ?

Contre la monopolisation monopartiste : passer des alliances ; telle a été, à l’inverse, une des constantes de la politologie ivoirienne, dans ses retournements entre les trois blocs ethno-régionaux, dont les trois grands partis sont souvent la projection politique.

A cette volonté d’autodestruction du régime qui, ce coup-ci, constituerait la Côte d’Ivoire en champ de bataille à l’issue incertaine et les nordistes en victimes collectives à venir, d’autres opposent soit une revanche à terme d’une génération, soit un renouveau du dialogue houphouétiste entre blocs, factions et individus. Henri Konan Bédié, déguerpi dans l’opprobre en 1999 a été réintégré dans ses droits et capacités électives, comme Alassane Ouattara après les accords de Pretoria – tous deux par …Laurent Gbagbo !

Après la CPI, un tel retour de l’ancien président est-il possible ? Seules des pressions internationales sur la CPI (telles les diatribes du premier ministre éthiopien, de la ministre des affaires étrangères rwandaise contre la procureur Fatou Bensouda, ou encore de la pétition de l’écrivain Calixte Beyala demandant aux « Etats africains de se retirer de la CPI ») peuvent amener celle-ci à plier et relâcher leur illustre prisonnier, désormais constitué en figure résistante et héroïsée de l’Afrique en lutte – d’autant que le dossier, au-delà de l’inversion victimaire, est vide, même si les bourreaux ouattaristes accusent le régime légitime des actes qu’ils ont eux-mêmes commis depuis 2002. Mais seul le retournement de l’ancien colonisateur et du gouvernement Hollande pourrait, par de doubles pressions sur la CPI et le régime Ouattara (ne suffit-il pas de cantonner, avant l’évènement, la force Licorne ?) inverser la situation créée par le régime précédent : les clefs du cachot de La Haye sont bien à Paris, d’où l’importance cruciale de la lutte symbolique et politique dans les médias et sur le Net.

On le sait, gagner une bataille n’est pas tout : on peut aussi, à long terme, perdre la guerre…

Au-delà de la libération d’un homme, celle d’un peuple. Et la fin d’un système transcontinental, séculaire, de domination et de violence. Au-delà d’une bataille, une guerre à l’Afrique de 150 ans déjà, dont le dernier symbole devient un enjeu international. L’issue n’est écrite nulle part : elle sera ce que nous en ferons. La roue tourne, et nulle malencontre, malheur, échec ne sont constants. Et nul régime politique n’est éternel.

Michel Galy
Cercle Biaka Boda

[13] La Stratégie du choc, la montée d’un capitalisme du désastre, Léméac éditeur, Arles, 2008. [14] Slate Afrique, 03/09/2012.

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