La justice internationale en procès

silvia 3

Alain Léauthier | Dimanche 23 Juin 2013

Source:m.marianne.net

Le cas Gbagbo révèle toutes les insuffisances et les incohérences, de forme comme de fond, de la Cour pénale internationale (CPI), considérée par ses détracteurs comme une justice de « vainqueurs ».

C’était un morceau de choix. Mais il s’avère dur à avaler. Ce n’est pas de gastronomie qu’il est ici question, mais des problèmes de digestion d’une certaine justice. Et plus exactement celle que devrait représenter la Cour pénale internationale (CPI), toute jeune institution d’à peine dix ans d’existence, conçue pour reprendre le flambeau des tribunaux de Nuremberg et de Tokyo. En clair : prévenir et punir «les crimes contre l’humanité, les génocides, les crimes de guerre et les crimes d’agression». Fin novembre 2011, la CPI s’est donc offert une pièce d’exception : pas un quelconque chef de milice ou un demi-solde du crime de masse comme elle en a déjà jugé, mais Laurent Gbagbo, 68 ans, ancien membre de l’Internationale socialiste, ami de Jack Lang et d’Henri Emmanuelli, opposant historique de Félix Houphouët-Boigny, historien et président déchu de la Côte-d’Ivoire après avoir dirigé pendant près de dix ans ce qui fut un des pays les plus riches et prometteurs de l’Afrique de l’Ouest.

En obtenant, avec l’assentiment de son tombeur Alassane Ouattara, le transfert de Gbagbo vers sa prison de Scheveningen, dans les faubourgs de La Haye, la CPI marquait un grand coup dans sa brève histoire. Elle gagnait ainsi la possibilité de juger un chef d’Etat accusé d’avoir commandité une partie des massacres commis après la crise électorale ivoirienne, entre le 16 décembre 2010 et le 12 avril 2011. Des exactions assumées afin de rester au pouvoir, en dépit de la victoire, contestée mais validée par la «communauté internationale», d’Alassane Ouattara.

Un travail bâclé

Pour mémoire, ladite crise s’est soldée par près de 3 000 morts, de toutes ethnies, fidèles à l’un ou l’autre des deux rivaux. Lancées sous la mandature de l’Argentin Louis Moreno Ocampo, premier procureur auprès de la CPI, et poursuivies sous l’égide de son successeur et ancienne adjointe, la Gambienne Fatou Bensouda, les investigations menées pendant plusieurs mois devaient permettre de confirmer les charges retenues initialement contre Gbagbo. Avec, à la clé, un procès sans équivalent depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Mais, le 3 juin dernier, ceux qui prédisaient déjà la prison à vie pour le «boulanger d’Abidjan», ainsi surnommé pour sa capacité à rouler dans la farine ses opposants, ont dû déchanter. Loin de convaincre le collège de juges chargé d’inculper, ou pas, Laurent Gbagbo, la copie rendue par la procureur Fatou Bensouda et son équipe a écopé d’un très médiocre «A revoir». Les juges lui reprochent notamment la faiblesse et l’approximation de son enquête, fondée essentiellement sur des «ouï-dire anonymes tirés de rapports d’ONG, de l’ONU et d’articles de presse». Bref un travail bâclé, dépourvu de «valeur probante forte».

Ailleurs, dans une chambre de justice ordinaire, la messe était dite, et Laurent Gbagbo rendu à l’affection des siens, sa femme, Simone, ou son fils, Michel, qui, au demeurant, croupissent toujours dans des camps d’internement en Côte-d’Ivoire. Mais, comme le dénoncent ou au contraire s’en félicitent adversaires ou apôtres de la CPI, celle-ci n’est pas une institution ordinaire. «Tout à la fois une instance juridique dotée de pouvoirs uniques mais aussi une construction politique» explique l’avocat Philippe Currat, secrétaire général du Barreau pénal international à Genève. En conséquence de quoi, Gbagbo reste en prison et Fatou Bensouda bénéficie d’une «séance de rattrapage», selon l’expression ironique de Bernard Houdin, conseiller spécial de l’incarcéré. Lequel Houdin ne se prive évidemment pas de suspecter l’arbitrage invisible des grandes puissances qui ont œuvré à la chute de Gbagbo, la France, les Etats-Unis et leurs «obligés».

La procureur parviendra-t-elle à étayer son dossier d’ici à novembre prochain, nouvelle date butoir ? Emmanuel Altit, l’avocat de l’ancien président ivoirien, ne voit pas comment. Et pour cause, lui s’est assez efficacement employé à réduire l’instruction de la procureur à un mauvais habillage juridique «du narratif politique ayant permis de diaboliser le président Gbagbo pour légitimer la prise de pouvoir d’Alassane Ouattara.» Plus embarrassant pour la crédibilité de la CPI, même dans les ONG favorables à la tenue d’un procès, les méthodes de travail de Fatou Bensouda, comme d’ailleurs celles de son prédécesseur, soulèvent de sérieux doutes. «Dans le cas Gbagbo, comme pour d’autres affaires, ils doivent urgemment améliorer leurs techniques d’enquête», assure Leslie Haskell, conseillère juridique d’Human Right Watch, organisation très investie dans la crise ivoirienne. «Les divers rapports permettent certes de contextualiser le dossier d’accusation, peuvent donner des pistes, mais ne remplacent pas la collecte des preuves sur le terrain et les témoignages directs.»

Indulgente, Leslie Haskell invoque des moyens supposés limités, le «surmenage» des magistrats concernés avec l’accumulation de dossiers difficiles (Libye et Mali, entre autres). Mais Philippe Currat ne cache l’ampleur du défi. «De quoi s’agit-il ? D’établir la preuve qu’un homme a bien donné un ordre de massacres. On peut y arriver quand il s’agit d’une armée régulière, avec une chaîne de commandement clairement identifiée, verticale, où l’on parvient à savoir qui a fait quoi. Dans le cas ivoirien, marqué par une foison de groupes armés, des structures militaires et miliciennes horizontales, c’est difficile…» Mission impossible ? Pour nombre de spécialistes du droit international, dès le départ le ver était dans le fruit en raison de la nature même du chef d’accusation retenu contre Laurent Gbagbo, poursuivi comme «coauteur indirect». Le secrétaire général du Barreau pénal international l’admet. «Oui, cela a été fait un peu à la louche. Faute de pouvoir établir clairement sa responsabilité dans les centaines d’actes délictueux, on le déclare coresponsable de tout. C’est assez problématique. En vérité, depuis sa création, la CPI manque d’une véritable doctrine pénale qui lui permettrait d’être plus efficace.»

Mauvaise réputation

Les partisans de Laurent Gbagbo, eux, ne s’embarrassent pas de telles subtilités juridiques et disposent il est vrai d’un argument de poids : l’absence du camp Ouattara dans le box des accusés à La Haye, alors même qu’ONG des droits de l’homme et représentants de l’ONU pointent aussi son implication dans les massacres, notamment dans l’ouest de la Côte-d’Ivoire. «A de nombreuses reprises, nous avons alerté le bureau du procureur sur cette situation qui ne favorise pas la sérénité des débats», reconnaît Leslie Haskell. Des mandats d’arrêt, déjà rédigés mais toujours sous scellés, viseraient, dit-on, certains ex«comzones», les rebelles du Nord engagés aux côtés d’Alassane Ouattara. Voire même leur ancien patron, Guillaume Soro, ex-Premier ministre de Ouattara et désormais président de l’Assemblée nationale ivoirienne. Reste que, pour l’heure, les tueurs de Duékoué (1 000 morts selon Caritas Internationalis, majoritairement d’une ethnie pro-Gbagbo), et leurs éventuels commanditaires n’ont pas été inquiétés. Et en outre, de l’aveu même de Philippe Currat, dans le dossier libyen, ô combien délicat, les poursuites engagées pour l’instant visent exclusivement les anciens partisans de Mouammar Kadhafi.

De quoi alimenter la campagne anti-CPI des pro-Gbagbo, désormais relayée, ici et là, par de nombreux activistes tels l’écrivain franco-camerounaise Calixthe Beyala ou l’ancien ministre des gouvernements Bérégovoy-Cresson, le Franco-Togolais Kofi Yamgnane. Ces derniers lancent une pétition pour exiger le retrait des Etats africains de la CPI. Fantaisie inoffensive ? Pas si sûr. Le 27 mai dernier, à l’issue du sommet célébrant le 50e anniversaire de l’Organisation de l’unité africaine, devenue Union africaine (UA), son président en exercice, le Premier ministre éthiopien, Hailemariam Desalegn, tacle l’institution, désormais engagée selon lui dans une sorte de «chasse raciale» inacceptable. Les huit dossiers en cours de la CPI ne visent effectivement que des Africains. «Mais le plus souvent à la demande des Etats mêmes et parce que l’Afrique est une zone de fortes tensions», plaide Leslie Haskell.

N’empêche. Plus que jamais la CPI a du mal à se défaire d’une mauvaise réputation acquise dès ses débuts : elle ne serait qu’une justice de «vainqueurs», instrumentalisée par les grandes puissances en fonction de leurs intérêts et de leurs zones d’influence. Pour l’écrivain Charles Onana, auteur d’un ouvrage sur le sujet, la personnalité même de Louis Moreno Ocampo, le premier procureur, ex-avocat s’affichant comme défenseur des droits de l’homme dans des organisations «financées par des fonds publics américains», nourrit le dossier à charge. Onana en veut pour preuve la gestion calamiteuse d’Ocampo dans le dossier du Darfour, les poursuites, totalement vaines au demeurant, contre le général et président soudanais Omar al-Bachir, pour génocide. Chef d’accusation qui, de l’aveu même de nombreux spécialistes guère suspects de la moindre sympathie pour le régime soudanais, ne tenait tout simplement pas la route. C’est depuis toujours l’avis de Rony Brauman, l’ancien président de Médecins sans frontières (MSF). «Sur le Darfour, Ocampo a collé à la vision des néoconservateurs américains, relayée par des gens comme l’acteur George Clooney ou certaines associations françaises. En réalité, Ocampo a mis en difficulté le travail des quelques ONG humanitaires présentes dans des lieux de regroupement où les populations bénéficiaient réellement d’un minimum d’assistance.»

Pis : Ocampo aurait ainsi permis à Omar al-Bachir de se forger une image de résistant, de «rebelle» face au camp occidental dont la CPI ne serait que l’instrument docile. «C’est le seul succès de la CPI, ironise Rony Brauman, elle est devenue un outil politique dont les Etats tiennent compte dans leur stratégie. Mais son efficacité à prévenir ou à punir est nulle !» A preuve : inculpé pour crimes contre l’humanité à la suite des violences électorales de 2007-2008, Uhuru Kenyatta, le nouveau président kenyan récemment élu, a été le plus normalement du monde reçu par David Cameron lors d’une visite d’Etat à Londres.

Malgré cet ultime revers, l’institution a encore des partisans. Leslie Haskell n’en démord pas : «Sa création est un progrès. Deux procès ont été déjà clos. Ce n’est pas si mal en dix ans, et la crise de croissance sera surmontée si des réformes sont entreprises.» Philippe Currat veut y croire aussi. «Bien sûr, comme en Côte-d’Ivoire, il y a urgence à instruire pas seulement contre les vaincus, mais aussi contre les vainqueurs. Mais la cour a le temps pour elle. Si elle ne coince pas Uhuru Kenyatta aujourd’hui, parce que les circonstances politiques sont compliquées, elle le fera un jour. Les crimes ne s’oublient pas.» Tout le contraire de ce que pense Rony Brauman, lequel, sans exclure des procès, préparés par les Etats eux-mêmes, plaide précisément pour l’oubli. Les amnisties. Et pour en finir, dit-il, «avec cette morale surplombante, cette surenchère juridico-morale qui est l’ ADN même de la CPI».

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