Le Monde Diplomatique
Par Frédéric Lordon
L’Allemagne prendra-t-elle bientôt conscience du ressentiment croissant dont elle est l’objet – non pas seulement dans les pays du Sud, dont, par une sorte de « racisme économique », elle se moque comme d’une guigne, mais au cœur même de l’Europe, et notamment en France ? Car tous les cantiques à la sacralité du « couple franco-allemand » n’empêcheront pas que quelques vérités pénibles finissent par faire leur chemin, d’abord dans les marges, où il est plus facile de les assigner à leur condition de réprouvées, mais bientôt beaucoup plus largement. L’Europe supposément communauté de peuples égaux est sous la domination d’un seul – avec, il est vrai, la validation passive du poltron décisif, la France –, voilà la disgracieuse réalité européenne présente. Encore faut-il ne pas se tromper lorsqu’on parle de «domination allemande», car si le fait lui-même est avéré, la nature du fait demande à être précisée [1]
Et d’abord que veut dire « l’Allemagne » ? Car ce ne sont pas toujours les mêmes entités qui se trouvent engagées dans les divers énoncés auxquels peuvent donner lieu l’idée de « domination de l’Allemagne ». Parle-t-on de domination industrielle ? Ce n’est pas la domination de l’Allemagne-nation, c’est la domination de l’Allemagne-capital, comprendre : du capital allemand – et ça n’est pas tout à fait pareil. En proie à leurs élans de puissance caractéristiques, et en cela semblables à leurs homologues de tous les autres pays, les entreprises allemandes s’efforcent d’éliminer leurs concurrents, luttent pour la capture de la plus grande part de marché et, conformément à la pure et simple logique (en tant que telle a-nationale) du capital [2], cherchent systématiquement l’avantage compétitif susceptible de leur assurer la suprématie économique. Il n’est besoin d’aucune hypothèse supplémentaire pour rendre raison de ce fait, besoin d’invoquer aucune pulsion nationale de domination, puisque en l’occurrence la pulsion de domination est inscrite au cœur même de la logique du capital et, portée par les entités privées du capital, se suffit amplement à elle-même. Aussi peut-on dire qu’il y a assurément projection de puissance des pôles capitalistes allemands, mais hors de tout projet national de puissance.
L’Allemagne, « reluctant sheriff » de l’euro
Rien de ceci n’exclut pour autant que, par-delà les entités capitalistes privées, l’Allemagne elle-même, conçue comme pour-soi national, incarné dans un Etat, ne problématise et ne réfléchisse sa domination présente. Mais de quelle manière exactement ? Pas tout à fait celle que laisse spontanément imaginer l’ampleur de l’hégémonie effective qu’elle a acquise sur l’Europe. Car paradoxalement, on pourrait soutenir que l’Allemagne entretient un rapport malheureux, ou du moins inconfortable, à sa propre domination. Ecrivant en 1997, dans les années tranquilles et « débonnaires » du clintonisme, Richard Haass, combinant son vague centrisme [3] et sa posture « réaliste » en politique étrangère, proposait que les Etats-Unis se trouvaient dans la position de reluctant sheriff (le sheriff réticent), ayant rompu avec tout projet ouvertement impérial [4] mais responsable de fait (et comme « malgré lui ») de l’ordre international – dont il se devait par conséquent d’endosser les sujétions « policières ». Qu’elle soit fondée ou non à propos des Etats-Unis [5], il y a dans l’idée de ce contrecœur quelque chose qui s’applique assez bien à l’Allemagne d’aujourd’hui dans le contexte particulier de l’union monétaire européenne. L’Allemagne est encombrée de sa propre domination. L’Allemagne ne sait pas quoi faire de sa propre domination, parce qu’elle s’est donnée à elle-même, et depuis assez longtemps, de bonnes raisons de n’en pas vouloir, disons en fait plus précisément – mais c’est une précision décisive ! –, de ne pas vouloir une certaine part ou un certain mode de la domination.
La domination allemande est monétaire, et c’est cette nature même qui pousse l’Allemagne et à l’exercice et à l’embarras de sa propre domination. A l’embarras en particulier car, à l’expérience de l’étalon-dollar, l’Allemagne sait très bien ce qu’il en coûte de responsabilités à l’hegemon d’un régime monétaire international. La théorie de la stabilité hégémonique de Kindleberger, si elle ne peut sans doute plus revendiquer la généralité qu’elle se prêtait à l’origine, n’en saisit pas moins un état possible des régimes internationaux, dominés, comme l’indique le nom de la théorie, par un seul, mais dont le monopole de domination, précisément, produit des effets stabilisateurs… pourvu qu’il se montre à la hauteur des devoirs qui lui incombent de fait, et qu’il est seul à pouvoir endosser.
Dans le cas d’un régime monétaire international, les devoirs de l’hegemon sont très clairs : 1) veiller à ne pas laisser sa balance courante devenir par trop excédentaire, voire la maintenir déficitaire, pour soutenir l’activité dans la zone, équilibrer les autres balances et éviter les crises de change (ou bien, en régime de monnaie unique, les ajustements meurtriers de la « dévaluation interne ») ; 2) assurer la fonction névralgique de fournisseur en dernier ressort de la liquidité internationale.
Il suffit d’énoncer ce cahier des charges pour mesurer le degré auquel l’Allemagne manque à sa tâche – et prévoir une très mauvaise tournure au régime particulier que constitue la zone euro sous hegemon allemand. Mais il faut également comprendre le fond de cette réticence du reluctant sheriff de l’eurozone, et par là apercevoir en creux en quoi consiste la part de domination réelle de l’Allemagne, celle à laquelle elle adhère absolument et à laquelle elle ne renoncera jamais.
Si l’Allemagne n’est dominante qu’en partie et à contrecœur, c’est qu’elle a parfaitement compris ce qu’il lui en coûtera de perte de contrôle de sa propre monnaie (quand bien même il s’agit de l’euro) du fait même de l’exercice de ses devoirs d’hegemon, tout spécialement celui de fournisseur de liquidité en dernier ressort. S’établir confortablement dans la position du prêteur international en dernier ressort suppose en effet une « complexion monétaire » telle que celle des Etats-Unis, entièrement décontractés avec l’idée de création monétaire, aisance et coudées larges auxquelles le système financier mondial doit d’avoir été sauvé du désastre à plusieurs reprises depuis 1987, et encore depuis 2007-2008. Cet engagement implicite, et cette disponibilité en cas de nécessité à ouvrir grand les vannes de la liquidité, sont cela même qui fait horreur à l’Allemagne. Tous les programmes d’assistance exceptionnelle mis en place par la Banque centrale européenne (BCE) ont fait l’objet d’âpres débats avec les représentants allemands, et encore n’ont-ils été tolérés que parce qu’ils ont été conçus à l’intention des banques, et d’elles seulement. Qu’il s’agisse de diriger la création monétaire vers les dettes souveraines, c’est-à-dire les Etats impécunieux et toujours suspects d’abuser de l’aléa moral (comme si les banques privées ne l’étaient pas !!), et l’Allemagne devient folle.
C’est bien pourtant ce à quoi elle a consenti avec le programme OMT (Outright Monetary Transactions) mis en place en septembre 2012 par la BCE. Quoiqu’elle n’ait rien résolu fondamentalement par elle-même, l’annonce de la BCE de sa disposition à intervenir dans les marchés secondaires pour racheter, si besoin est en quantités illimitées, les dettes souveraines attaquées a été ce que les anglo-saxons nomment un game changer : les primes de risque qui menaçaient de diverger ont été ramenées à des niveaux permettant aux Etats mis en cause d’éviter l’insolvabilité, c’est-à-dire de devoir en appeler aux programmes d’« assistance » européens (FESF, MES [6]), puis de choir dans les pattes de la troïka…
Seul un programme du type OMT pouvait stabiliser la zone – temporairement s’entend, car rien n’est résolu pour autant, et seule la béatitude européiste fait chanter « la crise est finie » quand tous les problèmes de fond demeurent pendants. Il était grand temps en tout cas car, après la Grèce, le Portugal, et l’Irlande, c’est l’Espagne [7] et l’Italie qui menaçaient de céder – et les fonds européens n’y auraient pas résisté. Mais il aura fallu trois ans de crise aiguë et le bord du gouffre de l’été 2012 pour que l’Allemagne, rendue à la dernière extrémité et sommée de faire quelque chose, sauf à ce que l’euro n’explose, consente au geste qui sauve. C’est donc peu dire que le sheriff allemand est du genre qui renâcle quand le salut n’est acquis qu’après d’aussi intenses et d’aussi longues tentatives de le décider à faire quelque chose, et que seule l’imminence de la ruine terminale de l’euro aura pu le convaincre enfin du mouvement évident, réclamé par tous les économistes à peu près lucides depuis 2010.
Fractures allemandes
Mais, raison supplémentaire de redécouvrir que les personnalisations sont parfois trompeuses, Merkel et Schäuble ne sont pas toute l’Allemagne. Car si l’Allemagne s’est in fine rendue à cette solution, c’est au prix d’un déchirement intérieur dont elle n’est toujours pas remise. La décision en effet n’a été acquise qu’en tordant le bras à la Bundesbank et à son président, qui la représente au conseil de politique monétaire de la BCE, Jens Weidmann. Incarnation de l’orthodoxie monétaire allemande sous sa forme la plus rigoriste et la plus obtuse, Weidmann a tout fait pour empêcher l’adoption du programme OMT – et continue de tout faire pour tenter d’en neutraliser la mise en œuvre.
Aussi assistons-nous à ce spectacle inouï d’une Bundesbank en pleine opération de sabotage de la seule initiative qui ait à peu près réussi à stabiliser l’euro, prise au surplus par le SEBC (Système européen de banques centrales) dont elle est membre ! Car la Bundesbank n’a pas chômé depuis qu’elle a appris que la Cour constitutionnelle de Karlsruhe aurait à connaître des plaintes déposées par divers requérants à l’endroit du MES et surtout du programme OMT, c’est-à-dire les deux épouvantails, symboles aux yeux de la fraction « sûre d’elle-même » de l’Allemagne de la solidarité forcée où elle se trouve embarquée au profit des pouilleux du Sud. Décidée à ne pas laisser passer cette unique opportunité de dégommer l’OMT pour anti-constitutionnalité, la Bundesbank a préparé depuis décembre sa déposition – contre la BCE ! Les auditions qui ont eu lieu à Karlsruhe les 12 et 13 juin font alors partie d’un de ses moments à haut pouvoir de révélation, qui disent tout de l’état de la construction européenne en disant tout de la disposition du pays qui en a pris les rênes.
Jens Weidmann, en un éclair d’honnêteté et d’innocence mêlées, à moins qu’il ne s’agisse simplement de la rude franchise de ceux qui, sûrs de leur force, n’éprouvent plus le besoin de dissimuler quoi que ce soit, y a en effet tout dévoilé, et notamment livré le fond de la pensée monétaire du pays avec lequel nous faisons « couple », « moteur » et destin économique commun : « En union monétaire, les rachats sur les marchés secondaires ne devraient pas être utilisés pour faire baisser les primes de risques des divers pays, sauf à menacer, entre autres choses, d’annuler le rôle disciplinaire des marchés de taux et d’écarter les pays de la voie de la responsabilité financière » [8]. Comprendre : « nous avons insisté dès l’origine pour que les politiques économiques nationales soient délibérément exposées à la tutelle normalisatrice des marchés financiers, et nous ne voudrions pas que les interventions de la BCE viennent relâcher cette saine discipline en abaissant artificiellement les taux d’intérêt qui, normalement, véhiculent la juste sanction par les investisseurs de l’inconduite financière. »
On sait bien, et depuis longtemps, depuis la négociation même du Traité de Maastricht en fait, que l’asservissement des souverainetés économiques nationales aux marchés financiers fait partie intégrante des conditions imposées par l’Allemagne pour s’assurer de la rectitude des politiques économiques de ses partenaires. Mais l’entendre énoncé avec autant de candeur brute produit un effet de rappel toujours très rafraîchissant, et possède cette rude vertu de rendre à nouveau claires les choses désagréables – les vérités d’origine – que le discours enchanteur de l’européisme s’obstine à recouvrir, quand il ne fait pas lui-même le choix de ne plus vouloir les voir.
Car voilà les vérités d’origine telles qu’elles restituent les obsessions de l’Allemagne… et sa manière bien à elle de les avoir fait partager à tous les autres Etats-membres de l’eurozone : la « stabilité financière » et la hantise de la création monétaire – le cas échéant contre toute rationalité macroéconomique. En toute rigueur d’ailleurs, on ne devrait pas accorder à l’Allemagne ses propres mots, et notamment ceux de « stabilité financière », nom aseptisé, comme toujours bien fait pour revendiquer la neutralité scientifique, alors même que l’orthodoxie budgétaire forcenée ne cesse de produire de la divergence macroéconomique, sous la forme de l’enfoncement cumulatif dans la récession – soit l’exact contraire de toute « stabilisation ». Quant à la phobie furieuse de la création monétaire, elle est à l’évidence le trait de complexion qui s’oppose au premier chef à ce que l’Allemagne reçoive jamais la position dominante d’un régime monétaire, quel qu’il soit, dont elle refuse absolument d’exercer la fonction névralgique de prêteur international en dernier ressort – preuve en est spectaculairement donnée aujourd’hui, au moment où elle s’efforce de détruire l’une des initiatives les plus décisives de la BCE en cette matière.
Le programme OMT de la BCE représente alors une sorte de summum dans l’horreur puisqu’il cumule les deux abominations d’alléger le fardeau de l’ajustement budgétaire (en diminuant les taux d’intérêt, donc la charge de la dette publique) et (surtout) d’envisager pour ce faire de créer de la monnaie en quantité potentiellement illimitée. C’est bien cette clause d’illimitation pourtant qui entre dans la définition même du prêteur en dernier ressort (national ou international) – là où un fonds (comme le MES), ne disposant que de ressources limitées, est voué à être dominé par les masses financières mobilisables par les investisseurs coalisés ; c’est bien cette clause, donc, qui pouvait seule impressionner les marchés, certains de trouver là plus fort qu’eux ; et… c’est elle qui est motif d’épouvante pour la conception allemande de la rectitude monétaire. Entre l’efficacité assurée et l’observance de ses principes, la Bundesbank a donc pris son parti.
L’opinion allemande derrière la Bundesbank
On aurait tort de croire qu’elle est seule à revendiquer un arbitrage aussi irrationnel : c’est tout le corps social allemand qui, s’il n’est pas entièrement derrière elle, s’interroge avec elle et partage ses préoccupations. Mario Draghi, le président de la BCE – qui n’imaginait peut-être pas en venir à devoir lutter aussi ouvertement contre la Bundesbank, en quelque sorte son propre pilier central ! –, vient d’en prendre la mesure, suffisamment en tout cas pour se fendre d’une exceptionnelle interview sur la chaîne ZDF et, fait plus exceptionnel encore, y déballer une tranche d’histoire personnelle pour raconter les souvenirs douloureux de l’épargne familiale mangée par l’inflation italienne des années 1960-70, en une confession patrimoniale intime bien faite pour certifier aux Allemands sa propre détestation de l’inflation, sa vocation personnelle à la stabilité nominale, et par là qu’il est, pour ainsi dire, Allemand en pensée.
Il faudra au moins ça pour rassurer l’opinion publique allemande dont on jugera de l’intensité de la préoccupation monétaire à ce seul fait qu’il est possible de la sonder sur ses appréciations du programme Outright Monetary Transactions ! Qu’on fasse simplement l’expérience de pensée d’un sondage équivalent en France et qu’on imagine le taux de non-réponse… Celui-ci n’est que de 21 % dans le sondage Forsa réalisé pour le quotidien Handelsblatt [9]… Et ça n’est pas là le moins spectaculaire de ses résultats. Car le rejet de l’OMT recueille la majorité des opinions : 48 %, contre 31 % qui l’approuvent. Fût-elle relative, une majorité d’Allemands désire donc que la Cour constitutionnelle de Karlsruhe impose l’arrêt du programme de rachat de dettes souveraines de la BCE, résultat qu’on aurait grand tort de limiter à ses seuls aspects techniques, sans en voir les conséquences immensément plus larges : car, à supposer que la Cour ait le pouvoir juridique effectif d’intimer directement cette cessation à la BCE (elle ne l’a pas [10]), l’arrêt du programme OMT signifierait ni plus ni moins que l’explosion définitive de l’euro – et c’est bien à cela que l’opinion allemande donne implicitement son accord.
Dans un contraste saisissant avec le débat public français, totalement ignorant de cette question et, surtout de l’intensité de ce qui se joue chez son supposé « co-moteur », un éditorial de la Frankfürter Allgemeine Zeitung (FAZ) [11] n’hésite pas à déclarer qu’il s’agit là de l’un des cas les plus importants de toute l’histoire de la Cour constitutionnelle. Mais l’on n’aura vraiment pris la mesure de la force de la « croyance monétaire », et de ce que l’Allemagne est prête à lui sacrifier, qu’après avoir pesé les paroles d’Andreas Vosskuhle, président de la Cour constitutionnelle, qui n’omet pas de faire un sérieux rappel aux principes, en précisant d’emblée que les succès du programme OMT comptent pour rien dans l’avis de constitutionnalité que vont rendre les juges, « autrement la fin justifierait les moyens » [12]. Que les moyens en question soient ceux-là seuls qui puissent, à court terme, sauver l’Europe, la chose n’a en soi aucune importance. Nous savons donc maintenant, entre la sauvegarde de ses principes monétaires et la sauvegarde de l’euro, de quel côté l’Allemagne penche.
Kramer contre Kramer
Bien sûr « toute l’Allemagne » n’est pas unanimement rassemblée derrière ce choix. Merkel et Schäuble, deux personnages qu’on qualifierait à peine de secondaires, n’ont-ils pas pris la position inverse – quoique après s’y être opposés aussi longtemps qu’ils le pouvaient, et avoir dû réaliser, précisément, qu’il y allait de la disparition pure et simple de la monnaie unique européenne. Il est cependant un autre personnage considérable qui incarne le déchirement allemand sur cette question, il s’agit de Jörg Asmussen, membre allemand du directoire de la BCE, devenu par la force des choses institutionnelles le jumeau ennemi de Jens Weidmann – ils ont le même profil, quasiment le même âge… et furent amis dit-on.
Moins maintenant probablement, car Asmussen, lui, défend la position de la BCE, dont il est organiquement membre, alors que Weidmann est d’abord président de la Bundesbank, puis, ès qualités, son représentant au Conseil des gouverneurs de la BCE. On comprend qu’Asmussen, quoique Allemand, épouse sans réserve les positions de l’institution avec laquelle il fait corps… et à laquelle ses propres intérêts sont immédiatement liés : la BCE et ses membres organiques ont en effet fini par apercevoir que laisser l’euro aller à sa perte signifiait, par tautologies enchaînées, plus de monnaie européenne… donc plus de Banque centrale européenne ! Comme toutes choses, les institutions s’efforcent pour persévérer dans leur être, ne serait-ce que par l’effort de leurs dirigeants de résister à la destruction de tout ce qui soutient leurs positions de dirigeants. Lié par ses intérêts à la BCE, Asmussen s’engage derrière la BCE, et l’Allemand en lui n’a pas le dessus dans ses arbitrages-là – autrement il démissionnerait, comme Jürgen Stark en novembre 2011.
Le pouvoir révélateur des controverses
Ce sont en tout cas des luttes décisives qui se tiennent en Allemagne et auxquelles les auditions devant la Cour de Karlsruhe donnent une publicité inédite puisque les parties prenantes sont sommées de donner leurs arguments explicitement, au vu et au su de tous. Nul doute qu’en cette affaire l’Allemagne joue ce qu’elle a de plus cher, car ce sont les valeurs les plus élevées qui sont invoquées pour être jetées dans la bataille : démocratie, monnaie. Ou plutôt : 1) monnaie, 2) démocratie. Car assurément l’une vient avant l’autre, ou plus exactement la seconde n’est jamais que le moyen de défense de la première – soit l’ordre rigoureusement inverse de ce qu’envisagerait spontanément un esprit non-allemand.
Si « la démocratie » est invoquée par les plaideurs opposés à l’OMT, c’est parce qu’ils désirent faire procès à la BCE d’avoir outrepassé son mandat. La sauvegarde de l’union monétaire, disent-ils, n’entre en aucun cas dans la définition formelle de ses missions, les mesures qui en relèvent sont du seul ressort des gouvernements « légitimes » et « responsables » (devant leurs parlements respectifs) des Etats-membres, la BCE n’a aucun fondement à s’auto-mandater à cette fin, et ceci d’autant moins – ici on sort des arguments purement formels – qu’elle se propose de commettre le double barbarisme de la création monétaire (1) dirigée vers les Etats (2). « Tout le monde sait le tumulte qui s’emparera des marchés financiers si la Cour juge comme elle doit le faire » déclare Dietrich Murswiek, avocat de l’un des requérants auprès de la Cour, « mais si la démocratie doit capituler devant les banques, alors tout est perdu » [13].
Dans la bouche du conseil d’un député de la CSU [14], cette allégorie de la démocratie faisant barrage à la finance ne manque évidemment pas de saveur. On ne se souvient pas d’avoir beaucoup entendu les députés conservateurs allemands protester lorsque les milliards ont été déversés à centaines pour sauver les banques européennes en général, et allemandes en particulier. Et, comme souvent, les grands principes sont surtout maniés pour soutenir des rationalisations ad hoc. Voilà donc que, la « démocratie », qu’on n’a jamais vue, sortant de ces bouches-là, avoir le moindre mot contre la finance, se déclare d’un coup prête à prendre tous les risques à l’encontre des marchés. Ces forfanteries passablement grotesques mises à part, le fond de l’argument « démocratique » tient à une lecture rigoriste de la lettre des traités : « voilà ce pour quoi nous avons voté et rien au-delà ». Or « ce pour quoi nous avons voté » n’inclut à aucun titre d’aménager si peu que ce soit, et pour quelque motif que ce soit – quand bien même la survie pure et simple de l’euro constituerait l’un de ces motifs –, les dogmes (allemands) de l’orthodoxie monétaire, tels qu’ils ont été minutieusement consignés dans les textes fondamentaux de l’Union. A sa façon, Murswiek confirme l’éditorial de la FAZ : « Cette décision qu’ont à rendre les juges pourrait s’avérer la plus importante depuis des décennies. Rien moins que le principe de la démocratie est en jeu » [15].
L’indépendance de la Banque centrale : à géométrie variable Retour à la table des matières
Vouées aux instrumentations les plus opportunistes, ces invocations de valeurs supérieures donnent alors fatalement lieu à de savoureux chassés-croisés. Wolfgang Schäuble, ministre des finances, doit rappeler à ses opposants, qui revendiquent pourtant le summum du « monétairement correct » (monetary correctness) à l’allemande, que la BCE est indépendante… et que l’Allemagne a beaucoup insisté pour qu’elle le soit. Il ne saurait donc être question qu’une cour de justice s’immisce dans le choix souverain de ses opérations. Il faut bien admettre que l’argument de Schäuble tient difficilement la route car, la Banque centrale fut-elle indépendante, on voit mal ce qui interdirait de discuter juridiquement de son mandat, et (surtout) de la conformité de ses actes au dit mandat.
Mais Schäuble n’est pas seul à se mettre dans un mauvais cas, et les dégâts discursifs sont également répartis. Il est vrai que les situations de conflit ont cette propriété spéciale de faire saillir les agendas réels, et, par l’épreuve de la controverse aiguë, de révéler la fausse généralité et l’opportunisme argumentatif de leurs discours. Aussi la cohérence, dont ces discours peuvent encore donner l’illusion en temps ordinaires, s’effondre-t-elle quand ils sont mis sous tension en situation de crise. Ainsi, pour sa part, le camp opposé, pourtant celui de la monetary correctness, avoue-t-il implicitement ce qu’il pense de l’indépendance de la banque centrale : il s’en soucie comme d’une brouette de billets dévalués, au moins en tant que principe général. Ce qui importe avant tout à ces obsédés monétaires c’est que la banque centrale soit la réalisation de leurs obsessions monétaires. Qu’elle soit indépendante n’a d’intérêt que s’il y a à la soustraire aux mauvais laxismes environnants (ceux des hommes politiques méditerranéens). A contrario une banque centrale indépendante mais qui aurait l’envie de conduire des politiques hétérodoxes – comme la Réserve fédérale par exemple – serait, toute indépendante qu’elle fût, la pire des horreurs. Inatteignable et claquemurée dans son indépendance, mais divagant à créer de la monnaie sans frein – un cauchemar ! Ce qui compte avant tout n’est donc pas que la banque centrale soit formellement indépendante en soi, mais qu’elle soit d’abord substantiellement « allemande » puis, mais secondairement, indépendante s’il y a lieu de protéger sa germanité.
La pire des dominations Retour à la table des matières
Il aurait peut-être fallu commencer par s’étonner que cette affaire monétaire se termine, chose tout de même assez inhabituelle, devant des tribunaux pour y être tranchée en droit. C’est que seule la lettre des traités et des statuts garantit à l’Allemagne le strict respect des principes monétaires dont elle a fait la condition sine qua non de sa participation à l’euro, et que tout écart à cette lettre lui paraît mettre en danger ses intérêts vitaux. Voilà donc où se tient la part véritable de domination du « dominant à contrecœur » : dans sa furie aveugle à faire prévaloir sans la moindre concession sa propre vue de la monnaie, de la politique et des institutions monétaires, cas unique dans l’histoire européenne où l’un des pays impose à l’ensemble la pure et simple décalcomanie de son modèle singulier, livré étendu, clés en mains, à prendre ou à laisser. La domination allemande s’est nouée dans cet « à prendre ou à laisser » originel, dans cet ultimatum inouï auquel tous les autres Etats-membres, France en tête, ont consenti sans mot dire, au prix d’une gigantesque crise pour leur faire apercevoir enfin cette vérité tautologique que le modèle monétaire allemand convient… à l’Allemagne, mais pas aux autres !
Mais voilà le pire : établi dans la position d’hegemon européen par ce coup de force inaugural, l’Allemagne refuse aussitôt d’en exercer les devoirs – et ceci pour les mêmes raisons que celles qui l’ont fait parvenir : l’obsession monétaire. C’est cette obsession qui commandait impérieusement de prendre la direction des opérations monétaires européennes, et c’est cette obsession encore qui commande de ne surtout rien faire de ce pouvoir de direction hors le scrupuleux respect de ses règles intangibles — dût l’ensemble ainsi « dirigé » en crever.
L’Allemagne n’avait pas de projet de domination : elle était mue simplement par le désir, mais frénétique et prêt à tout, de faire droit à ses idées fixes en entrant dans la construction monétaire européenne. Sa manie inscrite dans les institutions, elle ne veut alors rien entendre des sujétions qui viennent avec la position hégémonique où elle s’est imposée et, sans le moindre égard pour le bien collectif dont elle est gestionnaire de fait, elle s’adonne furieusement à sa compulsion de correction totale.
L’impérialisme ou le despotisme ont normalement ceci de caractéristique qu’ils déploient un projet qui s’étend au-delà d’eux — en quelque sorte ils désirent, non pour eux seuls, mais pour les autres… qu’ils se proposent de soumettre. Il y a évidemment de la folie (et un potentiel d’horreur maintes fois avéré) dans cette projection mais – vu de loin… — au moins une forme de grandeur, la grandeur propre au geste qui excède son propre auteur. L’Allemagne est sans projet, elle ne pense que pour elle — en espérant que le lecteur fera la différence avec « elle ne pense qu’à elle », cette indigente problématique de « l’égoïsme » (vs. la « solidarité » bien sûr…) qui fait la pauvreté du commentaire des affaires européennes et qui réduit la politique à la vertu (ou la non-vertu) des peuples.
L’Allemagne domine, mais de la pire des façons, parce que sa domination, en première instance [16], n’est pas le produit d’une volonté de puissance mais d’un apeurement incoercible, voué à prendre la forme d’une poursuite aveugle, sans projet et dénué de tout discernement. C’est avec cette force lancée droit devant elle, sans but ni raison autre que le maintien à tout prix de sa raison monétaire à elle, avec cette force dont on se demande alors ce qu’elle fait embarquée dans cette aventure collective qui fondamentalement ne lui convient en rien, puisque le partage de la souveraineté monétaire était dès le début voué à lui être une plaie vive, c’est avec cette force aveugle et sans projet au-delà d’elle-même, donc, que les Européens s’obstinent à vouloir une monnaie partagée. La seule question pertinente restant n’est-elle pas de savoir combien de temps encore il va nous falloir souffrir cette aberration, combien de temps encore pour admettre que le temps du Sonderweg monétaire n’est pas encore révolu [17], et pour en tirer enfin les conséquences ?
Notes
[1] Lire « Le “modèle allemand” ou comment s’obstiner dans l’erreur », et sur ce blog « Pour une monnaie commune sans l’Allemagne (ou avec, mais pas à la francfortoise) ».
[2] Ce qui n’exclut évidemment pas, en pratique, qu’il y ait des liens profonds entre le capital d’un pays et son Etat-nation.
[3] Qui ne l’empêchera pas de se retrouver conseiller de Bush père entre 1989 et 1993, puis de Colin Powell en 2003…
[4] Comme on sait, la suite des événements s’est montrée passablement différente…
[5] Et plutôt non depuis 2001…
[6] Respectivement Fonds Européen de Stabilité Financière, et Mécanisme Européen de Stabilité.
[7] Au-delà du plan d’aides aux banques de 2012.
[8] Cité in « Bundesbank in court clash with ECB over bond-buying plan », Financial Times, 11 juin 2013.
[9] « Stoppt die EZB », Handelsblatt, 10 juin 2013.
[10] Elle n’a que celui de transférer le cas à la Cour de Justice de l’Union Européenne qui, seule, serait habilitée à déterminer si, en cette affaire, la BCE a outrepassé son mandat, tel qu’il a été défini par les traités.
[11] « Die EZB vor Gericht », Frankfürter Allgemeine Zeitung, 11 juin 2013.
[12] « Bundesbank in court clash with ECB… », art. cit.
[13] Cité in « ECB case pits market stability against democracy, court told », Bloomberg, 11 juin 2013.
[14] Dietrich Murswiek est l’avocat de Peter Gauweiler, opposant de longue date aux traités européens.
[15] Cité in « ECB case pits market stabiliy … », art. cit.
[16] En première instance seulement, car nul ne sait comment les choses de la domination peuvent tourner…
[17] Le Sonderweg (la voie spéciale, littéralement) est le nom que l’Allemagne donne à son « exceptionnalité ».
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