Par Pascal Airault Source: Jeune-Afrique
En décidant de ne pas ouvrir le procès de l’ancien président ivoirien tant que la procureure Bensouda n’aura pas apporté des éléments de preuve plus solides à son encontre, la CPI a créé la surprise. Y compris parmi ses détracteurs.
Ils jubilent. « Ils », ce sont les partisans de Laurent Gbagbo, pour qui la décision de la Cour pénale internationale (CPI) de ne pas ouvrir, pour l’instant, de procès à l’encontre de l’ancien président ivoirien constitue une victoire. « Les juges ont estimé que le bureau du procureur n’apportait aucun élément probant pour établir la véracité de ses allégations et n’avait pas mené de véritables enquêtes », se réjouit Me Emmanuel Altit, son avocat français, qui envisage d’introduire une nouvelle demande de mise en liberté pour son client.
Ce succès est pourtant loin d’être acquis : la chambre préliminaire I n’a fait qu’ajourner la procédure en demandant à la procureure de revoir sa copie. De plus, l’une des trois juges a émis une opinion dissidente. Il n’empêche : cette décision a suffi à regonfler le moral des troupes. « La procureure Bensouda est invitée à mieux souder son dossier », plaisante Ahoua Don Mello, l’ancien ministre ivoirien de l’Équipement. Pour Bernard Houdin, conseiller de Gbagbo, « c’est un tournant décisif, la victoire est au bout du chemin ». Sur internet, des pro-Gbagbo exhortent les États africains à se retirer de cette CPI qui « réveille le traumatisme de la déportation des esclaves ».
Jamais depuis sa création en 2002 la juridiction internationale n’avait subi une telle avalanche de critiques. Au centre de toutes les attaques, la Gambienne Fatou Bensouda, qui défend le droit des victimes à la justice et se bat contre l’impunité.
L’affaire Gbagbo est devenue le révélateur d’un malaise plus profond à l’égard d’une Cour accusée de ne poursuivre que des Africains. De fait, même si le bureau du procureur examine la situation de l’Afghanistan, de la Colombie, de la Géorgie et du Honduras, aucune affaire n’a été ouverte dans ces pays. Les huit enquêtes en cours (Ouganda, RD Congo, Centrafrique, Soudan, Kenya, Libye, Côte d’Ivoire, Mali) ne concernent que le continent. Et les cinq détenus de la CPI à la prison de Scheveningen sont tous des Africains*.
Silence
Les mandats d’arrêt émis par la Cour suscitent la même gêne. L’Union africaine s’oppose à celui émis à l’encontre d’Omar el-Béchir, le dirigeant soudanais, poursuivi pour crimes contre l’humanité. Hormis Joyce Banda et Ian Khama, les présidents du Malawi et du Botswana, aucun chef d’État du continent ne soutient officiellement la CPI dans ce dossier. Ils sont même de plus en plus nombreux à manifester leur incompréhension, voire leur indignation. « Ne se passe-t-il rien au Pakistan, en Tchétchénie ? » lançait Jean Ping, l’ex-président de la Commission de l’UA, en juin 2012.
On reproche à la Cour son silence à l’égard de Hamed Ben Issa Al Khalifa, le roi de Bahreïn, d’Ali Abdallah Saleh, l’ex-président du Yémen, ou de Bachar al-Assad, le raïs syrien. On voudrait qu’elle se penche sur les crimes commis à Gaza durant l’opération Plomb durci. Pour Paul Kagamé, le président rwandais, la CPI incarne « le colonialisme, la servitude et l’impérialisme ». « Nos dirigeants sont traqués comme des moutons à l’abattoir », renchérit Jerry Rawlings, l’ancien chef de l’État ghanéen. Pour l’Éthiopien Hailemariam Desalegn, « le processus a dégénéré en une sorte de chasse raciale ».
Même les plus modérés, comme le Ghanéen John Dramani Mahama, demandent que l’on réexamine le rôle de la Cour en Afrique à la lumière du cas kényan. Uhuru Kenyatta, élu président en mars dernier, et William Ruto, le vice-président, sont tous deux poursuivis pour leur rôle présumé dans la planification des violences postélectorales de 2007-2008. Le 14 mai dernier, Nairobi a demandé au Conseil de sécurité de l’ONU de faire en sorte que la CPI se dessaisisse du dossier et le lui transfère. L’UA estime elle aussi que la justice kényane est désormais capable de le mener à bien.
En Côte d’Ivoire, Alassane Ouattara, dont le pays a récemment ratifié le statut de Rome, n’a toujours pas livré Simone Gbagbo, sous le coup d’un mandat d’arrêt émis par La Haye. À travers le continent, des voix s’élèvent pour demander la création d’une cour pénale africaine ou l’extension du mandat de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples pour juger les actes les plus graves (génocides, crimes de guerre, crimes contre l’humanité). « Nous ne sommes pas contre, rétorque Fatou Bensouda. Notre justice ne se substitue pas aux systèmes en vigueur. Elle en est complémentaire. »
La CPI est compétente dans les 122 pays qui la reconnaissent, et partout ailleurs si elle est saisie par l’ONU. Reste à savoir si une cour panafricaine oserait, elle, s’attaquer à des chefs d’État du continent. « Aucun juge africain n’osera », prédit l’avocat de l’un des cinq détenus de Scheveningen.
Dissuasion
Pour nombre d’organisations des droits de l’homme, la CPI, certes imparfaite et parfois mal inspirée, n’en a pas moins obtenu des résultats. Ces dix dernières années, elle est intervenue dans la plupart des crises et a joué un rôle essentiel en enquêtant sur les atrocités perpétrées en Ouganda, en Centrafrique, en RD Congo, en Côte d’Ivoire, en Libye ou au Kenya. Au fil du temps, elle s’est imposée comme une arme de dissuasion. Ses avertissements ont permis d’éviter le pire lors des dernières élections en Guinée, en RD Congo, au Sénégal. Les mises en garde que la CPI a adressées aux auteurs de putschs (Mali, Guinée-Bissau) ont contribué à faciliter des transitions démocratiques, au même titre que les pressions internationales. Dans l’affaire Gbagbo, la décision d’ajournement des juges semble attester de son indépendance à l’égard d’une coalition d’intérêts politiques pilotée par les grandes puissances et dont la procureure serait le bras armé. « Beaucoup ont intérêt à nous déstabiliser maintenant. Cela correspond à un objectif politique au Kenya, relayé par Yoweri Museveni auprès de l’UA », confie un proche de Bensouda, qui rappelle que le chef de l’État ougandais a proposé d’accueillir Gbagbo si celui-ci obtenait une liberté provisoire. « En réalité, la plupart des États coopèrent. Même Paul Kagamé nous accueille à bras ouverts lorsqu’il s’agit de parler des FDLR [groupe armé opposé à Kagamé] ».
Si les procès intentés à la CPI sont parfois excessifs, ils soulèvent toutefois des questions légitimes. « Sa suppression n’a pas lieu d’être mais elle doit être plus inclusive et plus professionnelle », ajoute l’avocat d’un détenu. En somme, on demande au procureur d’ouvrir des affaires sur d’autres continents, de mieux ficeler ses dossiers d’accusation, de recruter de l’expertise africaine pour mieux comprendre ce qui se passe en Afrique et d’éviter les faux pas. Sur 54 pays africains, 34 reconnaissent actuellement la Cour. S’ils n’exécutent plus les mandats d’arrêt et n’apportent plus leur entraide judiciaire, la CPI deviendra une coquille vide incapable de faire avancer les enquêtes et de juger les présumés coupables. Pour Fatou Bensouda, il est impératif de corriger le tir. Y parviendra-t-elle dans l’affaire Gbagbo ?
Encadré
Vers un appel de Bensouda
Le bureau du procureur devrait faire appel de la décision de la chambre préliminaire I. Deux des trois juges estiment que la majorité des incidents rapportés par Fatou Bensouda reposait sur des témoignages anonymes, des rapports d’ONG, de l’ONU, et des articles de presse. Ils demandent à Mme Bensouda des preuves supplémentaires de l’organisation de la chaîne de commandement des forces pro-Gbagbo, ainsi que des attestations médicolégales pour certains incidents. Son document de charges devra être complété avant le 15 novembre.
Pour contester cette décision, la procureure s’appuiera sans doute sur l’opinion dissidente de la juge Gurmendi, présidente de la chambre préliminaire. Pour cette dernière, les éléments de preuve sont suffisants à ce stade de la procédure. Parallèlement, Bensouda poursuit ses enquêtes et se tient prête à répondre à toutes demandes d’éclaircissements dans l’hypothèse où son appel serait rejeté. Pendant ce temps, Laurent Gbagbo continue de recevoir des proches : Guy Labertit, son vieil ami socialiste, le Dr Blé, son médecin personnel, et Stéphane Kipré, son gendre. P.A.
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