Par Philippe Leymarie Le Monde Diplomatique
Les militaires de l’opération Serval ont « fait aimer la France dans toute l’Afrique », affirmait François Hollande lors de sa conférence de presse du jeudi 16 mai, ouverte et conclue par le Mali — décidément le grand œuvre de sa première année de quinquennat. Descendu à Bamako et Tombouctou dès le 2 février pour s’y faire applaudir, le président français avait assuré qu’il « vivait sans doute la journée la plus importante de sa vie politique ». Confirmant ce « retour de la France en Afrique », le nouveau Livre blanc sur la défense n’évoque plus l’idée de fermer les bases militaires tricolores sur le continent noir…
Sur le plan technique, l’opération militaire au Mali (opération Serval) aura été — on le sait — un succès. Un succès en trois temps :
Les frappes aériennes, déclenchées le 11 janvier, depuis la lointaine ex-« métropole », envoient un premier signal à la fois militaire et politique ;
La traque des combattants djihadistes par les hélicoptères, puis par les commandos des forces spéciales s’ensuit ;
La « reconquête » et la stabilisation de l’ensemble du nord du Mali enfin, suivies d’un retrait partiel en bon ordre des militaires français.
Tout cela s’est déroulé sur un mode « interarmées », avec un contingent de plus de 4 000 hommes déployé en quelques jours, avec une évidente efficacité logistique, et en dépit de la distance, en s’appuyant notamment sur les moyens prépositionnés dans les bases d’Abidjan, Libreville et N’djamena.
L’armée française a donc prouvé qu’elle « sait encore faire », y compris (ou surtout ?) en Afrique. Ce genre de conflit reste dans ses cordes — même s’il a fallu demander de l’aide à l’ « ami américain » pour le renseignement, le transport tactique et le ravitaillement. Enfin, elle a montré qu’elle possèdait encore, pour le moment, l’ensemble des capacités nécessaires pour une intervention extérieure dans l’urgence, sur une longue distance, dans un milieu extrême, etc.
Chasse gardée
Sur le plan politique, le succès est déjà moins évident. Certes, la réussite de Serval a permis de chasser les djihadistes du Nord et d’empêcher la constitution d’« émirats » plus ou moins liés à Al-Qaida dans cette zone grise sahélo-saharienne : c’était l’objectif essentiel. Mais des résurgences restent possibles au Mali, car des foyers sont actifs dans d’autres pays du Sahel, et l’on s’interroge sur la présence de « sanctuaires » djihadistes en Libye, en Egypte, au Soudan, etc.
Lire, dans le Monde diplomatique de mai — en kiosques —, « Le blues de l’armée malienne », par Dorothée Thiénot.Le fait que, dans la pratique, Serval ait été une opération « 100 % française », contrairement à ce qui avait été envisagé l’an dernier, puis souhaité au moment de son déclenchement en janvier, est la marque de sa faille politique : signe que l’Europe et l’Afrique ont manqué à l’appel, pour des raisons de temps, de moyens mais aussi par prudence.
Ainsi, les Européens ont mis six mois pour décider de monter une mission de formation de l’armée malienne, et préféré — pour ce qui est de l’offensive sur le terrain — laisser les Français se démener dans leur ancienne « chasse gardée », au risque pour ces derniers de paraître renouer avec leur passé et de se faire taxer de néo-colonialisme. De leur côté, les Africains ne semblaient pas très motivés à l’idée d’aller crapahuter chez un de leurs voisins pour en chasser un essaim de guêpes, au risque de le voir se reformer, plus tard, chez eux. Les troupes de la Mission internationale de soutien au Mali (MISMA) auront mis plus d’un an à se mettre en place, et encore leur efficacité n’est-elle pas prouvée.
Deby rehabilité ?
Une exception, tout de même : les soldats tchadiens de M. Idriss Deby Itno, efficaces compagnons de combat des Français dans l’extrême-nord, à Kidal et Tessalit. La relative réhabilitation politique du régime tchadien, même si ce dernier n’avait déjà rien à refuser aux français, est à mettre au passif de l’opération Serval [1].
Autres désagréments politiques pour Paris : l’opération Serval, menée officiellement « à la demande » du président intérimaire malien Dioucounda Traoré, mais en fait préparée de longue date sans concertation avec Bamako, a eu pour effet de renforcer un régime de transition pourtant impopulaire et inefficace. Par ailleurs, elle fait de la France une cible : la mouvance djihadiste internationale a été invitée par Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) à s’en prendre aux intérêts français partout dans le monde [2].
Intérêt prioritaire
Quatre mois plus tard, le Livre blanc sur la défense et la sécurité (PDF), rendu public à Paris le 29 avril dernier, porte la marque de cette opération au Mali : retardé, réécrit, il préconise pour l’essentiel le maintien du niveau global de crédits militaires pour la période à venir — alors que Bercy comptait en faire une de ses « variables d’ajustement » en ces temps de disette financière. S’agissant de l’Afrique, il ne préconise plus le désengagement du continent. Qui plus est, alors que dans le Livre blanc de 2008, M. Nicolas Sarkozy avait focalisé son intérêt sur le Golfe et l’Asie du sud, son successeur érige la zone sahélo-saharienne, le golfe de Guinée et la Corne de l’Afrique en « zones proches d’intérêt prioritaire ».
Lire, dans le Monde diplomatique de juin 2006, « Vers un divorce entre Paris et le continent africain ? », par Delphine Lecoutre et Admore Mupoki Kambudzi. S’il est toujours question d’un « partenariat stratégique rénové entre la France et les pays africains » (déjà prôné par la présidence précédente), et de vouer aux gémonies une « françafrique » honnie, il est cependant rappelé que « les accords passés avec certains pays africains offrent à nos forces armées des facilités d’anticipation et de réaction à travers plusieurs implantations ». Donc, on ne ferme plus : le processus de désengagement entamé notamment sous le gouvernement de M. Lionel Jospin (sous la formule « Ni ingérence, ni indifférence »), puis élargi sous Sarkozy (révision des accords de défense, fermeture de certaines bases en Afrique) est de fait suspendu, au nom des nouvelles menaces, notamment « terroristes ».
Premier choc
Dans ce contexte, l’importance stratégique et l’utilité pratique des « prépositionnements » (c’est-à-dire des bases) sont soulignées à plusieurs reprises dans le Livre blanc, et assorties d’une vague annonce de leur future « conversion réalisée afin de disposer de capacités réactives et flexibles, à même de s’adapter aux besoins et réalités à venir du continent ». Ce retour à un tropisme africain est d’autant plus sensible que, pour des raisons budgétaires, le rêve de jouer un rôle jusqu’en Asie est oublié : le Livre blanc restreint pour l’essentiel le domaine d’action de la France aux pourtours de l’Europe.
La réalité de Serval aura été la plus forte : aux débuts, « les forces prépositionnées ont pris le premier choc », explique le général Bernard Barrerra, commandant en chef de l’opération [3]. « Si nous n’avions pas disposé de forces prépositionnées au Tchad et surtout en Côte d’Ivoire, renchérit Christophe Guilloteau (député UMP et membre de la commission du Livre blanc), nous n’aurions pas pu répondre à l’appel des Maliens avec autant de rapidité ».
Implication directe
Du coup, même si le maintien d’une présence militaire étrangère est de plus en plus mal toléré sur le continent, par les opinions comme par certains gouvernements, des bases françaises comme Dakar ou N’Djamena, qui avaient vocation en principe à devenir de simples « pôles de coopération » au service des forces régionales de maintien de la paix, sont présentées aujourd’hui comme des « points d’appui » par le ministre de la défense.
D’autres sont reconstituées (Abidjan, Bangui) ou bien créées (à Bamako ou Sévaré, au Mali) [4]. Si bien que l’effectif actuel (5 000 hommes) et le coût annuel (400 millions d’euros) [5] devraient rester constants, de même que ceux des déploiements navals permanents dans le golfe de Guinée et l’océan Indien (600 à 800 hommes, pour une centaine de millions d’euros).
A quoi il faut enfin ajouter les « forces de souveraineté » stationnées dans l’outre-mer français, et également la base créée de toutes pièces en 2008 par le président Sarkozy à Abu Dhabi, aux Emirats arabes unis, base conçue comme un relais et un support en cas de durcissement de la crise dans le Golfe, avec des capacités terre-air-mer : le Livre blanc rappelle d’ailleurs à ce sujet que, « par le jeu des alliances et accords de défense [6], un conflit dans le Golfe Arabo-Persique impliquerait directement la France ». Nous voilà prévenus !
Lire le premier billet consacré au Livre blanc 2013 : « Pépites d’outre-mer »
Notes
[1] Régime tchadien tout ragaillardi, qui en a profité, il y a quelques jours, pour emprisonner à nouveau l’essentiel de son opposition politique, prétextant une fumeuse tentative de coup d’Etat.
[2] Avec un début de réalisation, le 23 avril dernier, sous la forme d’un attentat contre l’ambassade de France à Tripoli en Libye.
[3] Point de presse, ministère de la défense, 2 mai 2013.
[4] Il est prévu de ramener le contingent français au Mali à 2000 hommes en juillet, et à un millier d’ici la fin de l’année, dont 150 au titre de la mission européenne de formation de l’armée malienne (EUTM), 150 auprès de la future force de l’ONU, qui englobera l’actuelle MISMA, et 700 au titre d’un corps de réaction rapide, à vocation surtout antiterroriste, pour empêcher la reconstitution des bases des groupes armés radicaux.
[5] Ce coût est à distinguer du surcoût des opérations extérieures, qui oscillait ces dernières années entre 600 millions et un milliard d’euros.
[6] Avec les Emirats, le Qatar, le Koweit, Bahrein, l’Arabie saoudite, etc.
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