Côte d’Ivoire – Martin Bouygues revient sur ses traces

bouygues

Jeudi 9 mai 2013

Lundi 6 mai 2013. Martin Bouygues, PDG du groupe Bouygues, est reçu en audience, au palais présidentiel, par Alassane D. Ouattara. Il connaît la route qui y mène. Il est le patron de Bouygues depuis que son père, Francis Bouygues, lui a confié le job de PDG à la fin de l’année 1989. Il avait 37 ans alors. Il prenait la tête du numéro un mondial du BTP dont il ambitionnait déjà de faire le numéro un mondial dans les services.

Martin Bouygues revient sur ses traces en Côte d’Ivoire (1/2)

Aujourd’hui, Bouygues c’est toujours le BTP (Bouygues Construction depuis 1952), l’immobilier (Bouygues Immobilier depuis 1956) et les routes (Colas depuis 1986), mais c’est aussi les télécoms (Bouygues télécom depuis 1994) et les médias (TF1 depuis 1987) sans oublier l’énergie et les transports (participation de 29,4 % dans Alstom depuis 2006).

L’internationalisation de Bouygues a débuté en novembre 1973. La société rachète alors la Compagnie française d’entreprises (CFE) à la suite d’un accord avec le groupe Suez. La CFE dispose de deux filiales en Afrique : Seprob (Maroc) et SETAO (Côte d’Ivoire). La SETAO, qui existe depuis 1950, était auparavant une entreprise appartenant à la société Boussiron. Elle va devenir le fer de lance du groupe Bouygues (sous la responsabilité de Pierre Bourdel) sur le marché ivoirien, sa plus belle réussite africaine et internationale. Si l’internationalisation de l’entreprise est voulue par Francis Bouygues, elle est l’œuvre de Jean Dezellus.

Cet ancien ouvrier agricole, membre de la Résistance en France, est le patron d’une entreprise : Quille, implantée à Rouen et qui intervient sur des chantiers locaux, notamment en Normandie et dans le Nord de la France. Celle-ci intégrera le groupe Bouygues en 1965. Et en mars 1972, Dezellus deviendra, au sein du groupe, directeur général de la branche BTP. C’est lui qui va initier le groupe à l’Afrique et aux grands contrats. En 1976, il a été en contact avec une « éminence grise », directeur d’une entreprise d’import-export*, qui le mettra en contact avec des chefs d’Etat africains. Dont Félix Houphouët-Boigny.

Les grands chantiers de Yamoussoukro vont démarrer dans la foulée. C’est d’abord la construction de l’Ecole nationale supérieure des travaux publics (ENSTP), dont le marché a été obtenu sans lancement d’avis d’appel d’offres, de gré à gré, pour un montant de 600 millions de FF. L’Institut national supérieur de l’enseignement technique (INSET) est, lui, entrepris en 1980. Au total, le complexe universitaire de Yamoussoukro (dont la dernière unité a été l’ENSA, pour les études agronomiques) a été réalisé de 1980 à 1983. L’autre gros chantier du groupe dans ce pays sera la réalisation du CHU de Yopougon au cours de la période 1986-1989. Yamoussoukro deviendra ainsi, à l’international, la vitrine du groupe Bouygues. En avril 1981, Francis Bouygues y a reçu luxueusement 150 journalistes et analystes financiers pour leur parler des (bons) résultats du groupe. Une opération de communication organisée par sa fille, Corinne. C’est à cette occasion que Francis Bouygues rencontrera, pour la première fois, le président Houphouët-Boigny.

La diversification a, par ailleurs, déjà débuté. Sur la base de l’héritage de l’entreprise Quille et le savoir-faire spécifique de Jean Dezellus, Bouygues s’est lancé dans l’offshore pétrolier et les travaux portuaires à travers une filiale spécialisée : BOS (Bouygues Offshore). Qui interviendra, en 1975, au port d’Abidjan. Par la suite, Bouygues va se diversifier dans les services, activité brillamment illustrée en Côte d’Ivoire par le biais de sa filiale SAUR qui, via la Sodeci, va assurer la production et la distribution d’eau à Abidjan.

Le partenariat Sodeci/SAUR va être présenté comme un modèle d’affermage, dans le secteur de la production et de la distribution de l’eau, alors que les programmes de privatisation se multiplient en Afrique. C’est Martin Bouygues, quasi-autodidacte (il revendique une année d’études à l’université parisienne Dauphine et a passé ses vacances sur les chantiers africains du groupe avant de faire ses armes au sein de la société Maison Bouygues), qui a été le premier PDG de SAUR, société rachetée en 1984 par sa famille (et non pas par le groupe Bouygues). Quand, en 1989, Martin Bouygues prendra la tête du groupe (les analystes financiers avaient parié sur un autre des trois fils Bouygues, Nicolas, mais celui-ci quittera le groupe en octobre 1987) c’est aussi l’année où tout bascule en Côte d’Ivoire. La crise conduira le « Vieux » a appeler à la rescousse Alassane D. Ouattara, gouverneur de la BCEAO.

Celui-ci va mettre en place un ambitieux programme de privatisations qui ne sera pas qu’une simple cession d’actifs. En 1991, le groupe Bouygues, via SAUR et CIE créée pour l’occasion, obtiendra la concession (en partenariat avec EDF) de la production et de la distribution d’électricité, EECI étant maintenue en tant que société de patrimoine. C’est Marcel Zadi Kessy, déjà président de Sodeci, filiale de SAUR, qui va obtenir la présidence de CIE. « Un vrai manager et un homme de très grande qualité » me dira Martin Bouygues quand il me recevra, en 1991, à Challenger, siège du groupe en région parisienne. Zadi Kessy** deviendra ainsi le symbole des privatisations à la « Ouattara » : un nouveau type de partenariat interactif entre les intérêts privés, nationaux et étrangers, et des intérêts publics. Contrôlant les secteurs de l’eau et de l’électricité, Martin Bouygues n’entendait pas s’arrêter en si bon chemin. On évoquera, un temps, sa prise de contrôle de la Radio-télévision ivoirienne (RTI) et de l’Office national des télécommunications (ONT) de Côte d’Ivoire.

Mais le PDG de Bouygues avait d’autres ambitions en Côte d’Ivoire. « Celle-ci, me disait-il***, dispose de ressources hydroélectriques. Des barrages très importants existent. On affirme souvent qu’ils ne fonctionnent pas. C’est faux. Ils fonctionnent. Mais ils sont encore insuffisants. Il y a même des projets dans ce domaine. Je pense en particulier au barrage de Soubré qui se fera certainement un jour. Et puis, il y a aussi un petit peu de pétrole et également du gaz naturel. Cela fait partie des projets sur lesquels il faut travailler, réfléchir et proposer des solutions au gouvernement ivoirien sans que cela lui coûte d’argent ».

La mort du « Vieux », le 7 décembre 1993, et l’accession au pouvoir de Henri Konan Bédié, ne bouleversera pas la position dominante du groupe Bouygues en Côte d’Ivoire, bien au contraire. Les nouvelles autorités vont faire des frères Bouygues les stars du secteur énergétique. Sur un air de « Foxtrot ». C’est le nom donné au gisement de gaz naturel offshore, au large de Jacqueville, à l’Ouest d’Abidjan, dont l’exploitation a été confiée le 21 décembre 1992 à la Compagnie des énergies nouvelles de Côte d’Ivoire (CENCI) qui associait alors le groupement SAUR/Bouygues/EDF, actionnaire majoritaire, à Pétroci, Apache International Inc., SIR et des partenaires financiers privés. Ce gisement devait, initialement, approvisionner en gaz une centrale thermique à cycle combiné exploitée par le groupement SAUR/Bouygues/EDF dans le cadre de la Compagnie ivoirienne de production d’électricité (CIPREL) dont le PDG était… Olivier Bouygues, le petit frère de Martin.

* Qui est cette mystérieuse « éminence grise » qui a permis à Jean Dezellus d’entre en contact avec des chefs d’Etat africains ? Le temps m’a toujours manqué pour lui poser la question (si tant est qu’il ait souhaité y répondre). Dezellus, s’il est toujours vivant, n’est plus un jeune homme aujourd’hui. Son mentor était-il Gilbert Beaujolin ? C’était un ancien du réseau « Alliance » (1940-1945) de Marie-Madeleine Fourcade. Plusieurs de ses membres (ceux qui ont survécu) se sont reconvertis dans le business en Afrique, à l’instar, d’ailleurs, de Beaujolin lui-même (dont on fêtera le centenaire de la naissance l’année prochaine). Et, certains d’entre eux, ont poursuivi leurs « opérations spéciales » dans le cadre du « réseau Foccart » ; même si Jacques Foccart réfutait l’idée qu’il ait été à la tête d’un « réseau ».

** Marcel Zadi Kessy est aujourd’hui président du Conseil économique et social ivoirien, fonction à laquelle il a été nommé par le président Alassane D. Ouattara (cf. LDD Côte d’Ivoire 0317/Lundi 16 mai 2011).

*** Entretien avec Martin Bouygues, en présence de Nonce Paolini, actuel PDG de TF1 et alors directeur de la communication externe du groupe Bouygues, le vendredi 26 juillet 1991.

Jean-Pierre BEJOT
La Dépêche Diplomatique

Côte-d’Ivoire

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