ABIDJAN, 6 mai 2013 (IRIN) – Craignant une réaction brutale de la population, le gouvernement ivoirien a longuement hésité à accuser ses propres partisans de crimes commis pendant les violences post-électorales de 2010-2011. Selon les analystes, cette attitude a soulevé des doutes quant à son engagement en faveur de l’impartialité.
La Commission nationale d’enquête sur les violences post-électorales créée par le gouvernement a accusé les deux camps – les Forces républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI – qui font maintenant partie de l’armée) et les combattants restés loyaux au président déchu Laurent Gbagbo – d’avoir commis des crimes pendant cette période. La Commission a indiqué que les FRCI seraient responsables de 727 décès et que les forces de M. Gbagbo auraient tué 1 452 personnes.
En juin 2011, deux mois après avoir pris le pouvoir, le président Alassane Ouattara a mis sur pied la Cellule spéciale d’enquête – un tribunal spécial – pour juger les individus soupçonnés d’avoir participé aux violences. Les procureurs ont inculpé plus de 150 partisans de M. Gbagbo et une poignée seulement de combattants des FRCI.
Les analystes estiment que ce manque d’impartialité est dû à la faible emprise de Ouattara sur l’armée, qui est largement composée de combattants qui l’ont soutenu pendant le chaos post-électoral. De nombreux soldats sont également fidèles à Guillaume Soro, un ancien rebelle qui est maintenant président de l’Assemblée nationale.
Selon Christophe Kouamé, coordonnateur national de la Convention de la société civile ivoirienne (SCI), la lenteur de la justice s’explique par le fait que les « divisions sociales sont si profondes que le président craint certainement de rallumer le conflit ».
« La justice à sens unique rendue à ce jour [est] probablement due en partie à l’emprise encore précaire du président sur l’ensemble de l’armée », a indiqué Human Rights Watch (HRW) dans un rapport publié en avril.
« La recherche de justice risque de se révéler profondément impopulaire, notamment parmi les segments de la population qui estiment que les crimes commis par les forces fidèles au président Ouattara étaient justifiés », a ajouté l’organisation.
Ce n’est que récemment que le gouvernement a commencé à traduire en justice ses propres partisans. En avril, le procès de 33 soldats des FRCI – accusés de crimes contre la population, notamment de meurtres prémédités, d’homicides volontaires et involontaires et de vols – s’est ouvert devant un tribunal militaire à Abidjan, la capitale commerciale. Deux soldats ont été condamnés à des peines d’emprisonnement le 2 mai dernier.
Il est fort probable que d’autres poursuites contre des éléments des FRCI aient lieu prochainement. En effet, en avril, des cadavres ont été exhumés de 57 fosses communes découvertes à Abidjan. Trente-six de ces fosses, qui contenaient les corps de personnes tuées pendant les violences post-électorales, se trouvaient dans le quartier de Yopougon, un ancien bastion pro-Gbagbo.
Les FRCI ont également été accusées d’avoir commis des atrocités dans l’Ouest. En mars, un juge chargé d’enquêter sur une attaque perpétrée en juillet 2012 contre un camp de déplacés dans l’ouest du pays s’est rendu sur place pour identifier des fosses communes. Selon la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH), 13 fosses communes contenant les corps des personnes qui ont été sommairement exécutées pendant l’attaque ont été retrouvées sur 12 sites différents.
Selon Matt Wells, chercheur sur l’Afrique de l’Ouest à HRW, le procès des soldats est « un pas important dans la lutte contre l’impunité en Côte d’Ivoire. Les autorités ivoiriennes doivent cependant aussi aller de l’avant avec les cas plus sensibles qui impliquent les FRCI et dont les victimes n’ont pas obtenu justice, en particulier les crimes graves commis pendant la crise post-électorale ».
Un bon départ ?
Les observateurs et les groupes de défense des droits de l’homme ont exhorté le gouvernement à se montrer impartial dans la poursuite de la justice afin d’éviter de provoquer des troubles. Toutefois, selon M. Kouamé, il faut beaucoup de temps et d’efforts pour garantir une justice équitable en Côte d’Ivoire.
« Il faut être réaliste. La Côte d’Ivoire a beaucoup de chemin à faire. On ne va pas changer les choses en l’espace d’un an ou deux », a-t-il dit à IRIN.
« Le fait que le gouvernement assume la responsabilité des meurtres commis par les forces qui le soutenaient est une bonne chose. C’est un bon départ. »
Pour assurer une justice équitable, le gouvernement devrait cibler les soldats et les commandants de rang inférieur des camps de Ouattara et de Gbagbo pour ensuite remonter la chaîne de commandement, a dit à IRIN Florent Geel, du bureau du FIDH pour l’Afrique.
Une telle approche contribuerait à « rétablir la confiance des victimes envers le système et à développer l’expérience et l’expertise des autorités judiciaires pour remonter la chaîne de commandement », a dit Param-Preet Singh, juriste senior au programme de Justice internationale de HRW.
« Nous n’exigeons pas une justice parfaite dans l’immédiat. L’impatience ne nous mènera nulle part. Il faut cependant qu’il y ait une certaine volonté politique d’aller de l’avant et des preuves concrètes et visibles que la situation évolue dans la bonne direction », a dit M. Geel en insistant sur le fait que le gouvernement « doit montrer que les gens qui ont commis des crimes sont obligés de répondre de leurs actes ».
Selon un autre analyste qui a demandé à garder l’anonymat, le gouvernement devrait plutôt cibler les officiers supérieurs des deux camps.
« Il est impossible de juger tout le monde », a dit l’analyste. « Les autorités devraient cibler les officiers de hauts et moyens grades et se concentrer sur les personnes qui occupaient des postes de commandement [et qui étaient impliqués dans] le processus décisionnel et le financement. »
Justice transitionnelle
La violence et l’instabilité qui règnent depuis plus d’une décennie ont aggravé l’impunité et affaibli le système de justice ivoirien. « L’impunité et l’absence de justice ont poussé de nombreuses personnes à conclure que la seule solution est de prendre les armes », a dit M. Geel.
Le ministre ivoirien de la Justice, Gnénéma Coulibaly, a récemment dit aux journalistes que le gouvernement avait hérité d’un système de justice dysfonctionnel et annoncé un vaste plan pour réformer le secteur d’ici 2015.
« Un processus de justice transitionnelle est vital pour tout pays qui se remet d’une crise comme celle qu’a vécue la Côte d’Ivoire. Il permet de s’assurer que la situation ne se répétera pas à l’avenir », a dit Mohamed Suma, qui dirige le bureau ivoirien du Centre international pour la justice transitionnelle (CIJT).
« Il est beaucoup trop risqué pour le pays de ne rien faire », a-t-il dit à IRIN.
Dans la seconde moitié de 2012, la Côte d’Ivoire a été ébranlée par une série d’attaques visant des bases militaires, des postes de police et d’autres cibles à Abidjan et ailleurs. Le gouvernement a accusé les partisans de M. Gbagbo exilés au Ghana et au Liberia, mais ceux-ci ont nié toute responsabilité.
En mars, au moins 14 personnes ont été tuées dans une série d’attaques dans l’ouest du pays, une région instable où les conflits fonciers et ethniques de longue date ont provoqué des violences à plusieurs reprises.
Simone Gbagbo
En novembre 2011, la Côte d’Ivoire a déféré M. Gbagbo à la Cour pénale internationale (CPI) pour qu’il soit jugé pour les crimes qu’il aurait commis pendant les violences post-électorales qui ont coûté la vie à au moins 3 000 personnes. Le pays n’a cependant pas encore remis à la CPI Simone Gbagbo, son épouse, en dépit du mandat d’arrêt lancé contre elle en novembre 2012. Simone Gbagbo est accusée de crimes contre l’humanité.
Le gouvernement craint que Mme Gbagbo ne parvienne à entrer en contact avec d’anciens responsables du régime si elle n’est plus sous son contrôle, a dit à IRIN un observateur occidental qui a demandé à garder l’anonymat.
« Les autorités ont deux options : elles peuvent déférer Simone Gbagbo à la CPI ou contester la recevabilité de l’affaire. Jusqu’à présent, elles n’ont fait ni l’un ni l’autre », a dit M. Singh, de HRW.
« Elle peut très bien être jugée en Côte d’Ivoire si elle peut y obtenir un procès équitable et si la CPI estime que les autorités nationales ont la capacité de le faire, mais celles-ci doivent prendre une décision. »
om/ob/cb – gd/amz
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