Par Yao-Edmond K., Maître de conférences
de philosophie politique et sociale / Philosophie du droit
Ligne d’argumentation : « Côte d’Ivoire : la réconciliation sera internationale ou ne sera pas ! » décrit un parcours réflexif où l’objet de la réconciliation est la modernisation des acteurs politiques comme de leurs mœurs, dont les enjeux portent sur la remobilisation de la constellation internationale (UEMOA, CEDEAO, UA, ONU, etc.). Celle-ci est si moderne qu’elle peut jouer du droit autant qu’elle peut se jouer de lui. Ceux-là peuvent-ils en tirer toutes les conséquences ? Cet exercice théorique est ouvertement une tentative de réponse qui s’organise sous les modalités théoriques de la modernité de la réconciliation saisie comme actes (actions) de souder les ressorts cassés du vivre-ensemble, de conjurer les démons de la division (tribale), de réparer les torts, de soumettre les peuples au Peuple, de recréer l’unité minimale, etc.
Remarques introductives
Défendre l’idée risquée selon laquelle l’enjolivement international des crises de croissance de l’Etat ‘’moderne’’ ivoirien doit aider à asseoir une dynamique de réconciliation (nationale) qui déborde les frontières que lui tracent merveilleusement les tenants des commissions nationales de réconciliation, n’est pas gagnée d’avance. Il s’agit d’une idée risquée pour trois raisons au moins. La première de ces raisons, qui est la moins forte, relève de l’usage stratégique ou instrumental de l’Etat moderne vérifiable dans la sélection quasi-arbitraire des droits fondamentaux à promouvoir ou à implémenter. La deuxième raison est la discontinuité de l’arbitrage international et de l’ingérence internationale. La dernière raison procède d’un rapport sélectif au droit d’ingérence (non assumé donc) de la communauté internationale prise dans ses expressions les plus primaires (pays frontaliers, organisations régionales et sous-régionales, etc.) que rappellent ces platitudes et autres truismes retournés en questions rhétoriques :
Le coup d’Etat de décembre 1999 a-t-il pu se perpétrer dans les frontières nationales ivoiriennes sans complicités, ne serait-ce que passives, transfrontalières ? La rébellion armée de septembre 2002 a-t-elle pu prospérer en dehors de soutiens du même genre ? La parenthèse électorale pour s’ouvrir a-t-elle eu plus besoin de l’aide de la communauté internationale que la crise post-électorale n’a connu son coup de grâce par le même biais ?
Point n’est besoin, à vrai dire, de gloser sur les risques encourus par les idées et leurs porteurs si tant est que la Côte d’Ivoire résume bien les titres des travaux de ses observateurs les plus avisés et désintéressés que passent pour être Claudine Vidal , Jean-Pierre Dozon, Francis Akindès , Yacouba Konaté , etc.
C’est en réalité de risques encourus et pleinement assumés que se nourrissent, en règle générale, les bâtisseurs de l’Afrique . Ces derniers, tantôt admirés et adulés, tantôt vilipendés et pourchassés, stimulent une approche dichotomique qui ne saurait suffire à étaler le double jeu des réconciliateurs : un jeu entre ‘’nationaux’’ sur un hors jeu de la constellation internationale, laquelle tiendrait son statut, son contrat et sa place d’un déplacement-replacement .
Cette dernière séquence de mes propos liminaires place le lecteur au cœur de mon entreprise théorique qu’il faut percevoir comme un essai visant la modernisation de l’Etat ivoirien (I), la réconciliation ne devant être que la célébration des continuités victorieuses sur la voie de la modernité sur les épaules du droit moderne dépouillé de ses atavismes et oripeaux politiques (II).
I- Se réconcilier ou s’auto-moderniser
Réconcilier les ivoiriens revient à les moderniser ou ce qui est la même chose, défolkloriser les signes sous lesquels s’énoncent et s’animent leurs vies publiques respectives dans la cité : leur citoyenneté. La citoyenneté, qui ne peut être qu’un être au monde moderne, a, en effet, ses (des) identités remarquables qu’aucune crise, fut-elle post-électorale, ne peut servir de prétexte à les sous-estimer voire à les annuler. Qu’on ne s’attende pas, à ce stade de mon raisonnement, à ce que je les énumère toutes ! Ce serait, en réalité, une entreprise fastidieuse que de vouloir passer en revue les grandes marques ou les marqueurs d’identité de l’Etat moderne qui se modernise (expression traduisant ici le devenir sophistiqué et complexe de l’Etat), du reste, chaque jour davantage, pour autant qu’ils soient bien connus et bien pratiqués en Côte d’Ivoire. Les jours et les nuits d’élections en sont des témoignages éloquents, moments où Commission Electorale indépendante (CEI) et Compagnie Internationale d’Elections (CIE) rivalisent d’adresse ; la dernière étant connu pour ses nombreuses organisations non gouvernementales qui viennent peupler, telle une nuée de mange-mil, les bords de la lagune Ebrié.
Ces compagnies aident, à plus d’un titre, à progresser dans le raisonnement qui consiste à soutenir que réconcilier les ivoiriens ne signifie rien d’autre que les moderniser. Dans une telle posture, des gains conceptuels ont déjà été remportés, qui portent sur la connaissance quasi-universelle des identités remarquables de la modernité politique que revendique si bien l’Etat ivoirien que ceux qui l’incarnent ne tremblent guère pour l’ouvrir aux experts de tout acabit de l’ONU.
D’autres gains ont été engrangés à partir de la participation quasi-reconnue et quasi-acceptée sous le mode de l’ingérence (voulue et désirée) de l’ONU. A voir ces différents gains, il ne me reste qu’à penser plus sérieusement les raisons ou les motifs pour lesquels la boîte à outils moderne entre les mains des acteurs ivoiriens ne modernise guère ; étant entendu que l’aveu d’échec de la modernité se justifie pleinement par et dans la quête inlassable de réconciliation ou encore par la preuve de l’échec de la modernité fournie par le conflit, le différend, la querelle, la palabre sous le mode de leur présence massive, envahissante et angoissante.
Faisons remarquer, avant d’affronter le tournant juridique de mon propos, que ce n’est pas pertinent de soutenir que la modernité opère exclusivement dans la réconciliation, dans le consensus et l’unité qui ne sont que des visées et des horizons à atteindre. Autrement dit, la modernité vise l’unité qu’elle sait ne pas pouvoir atteindre. Conscient de cela, tout défenseur de la modernité aménage des zones d’exercice et d’éclosion de la diversité et de la conflictualité qui lui sont consubstantielles. Autant dire que le projet de réconciliation qui est bel et bien un projet de modernisation ne correspond à rien quand elle veut réduire, au sens de les éliminer, les mésententes et les discordes entre les ivoiriens.
A moins de me méprendre sur les objets et objectifs de la réconciliation en Côte d’Ivoire, la tâche des réconciliateurs se donne alors d’elle-même : rapporter les querelles, les palabres, les mésententes, à leurs cadres modernes d’émergence ou d’éclatement afin de leur assurer l’expression la meilleure en termes de gestion et de gouvernance. L’encadrement moderne des querelles, des mésententes, des palabres entre ivoiriens définit des niveaux de compétences censées déjouer les pièges et de la tribalité, et du tribalisme. Ce n’est pas rare, en effet, de voir les acteurs politiques en situation d’hégémonie, conjoindre voire associer dans une honteuse vie de couples, compétences et récompenses. Il faut en sortir. Et le droit moderne (les droits civil et administratif notamment) en ses ancrages non politiques devrait y aider.
II-réconcilier ou comment retourner aux ancrages non politiques du droit moderne
L’Etat moderne peut se passer des droits politiquement colorés une fois l’acte politique fondateur posé , pour avancer sur le front social et faire avancer les causes communes à différencier des causes majoritaires et des causes minoritaires. Point n’est besoin de rappeler les réserves de Tocqueville à l’égard de « l’omnipotence de la majorité » ou d’un certain culte de la majorité en démocratie, car le principal se trouve dans le rappel des positions critiques de Hans Kelsen vis-à-vis d’un droit moderne narcissiquement produit . Le courage intellectuel de Kelsen est si remarquable qu’il se dressait contre des idéologies fortement enracinées et des intérêts dominants. Pour se faire une idée de la nature des bouleversements introduits dans la marche tranquille du droit moderne, les paragraphes qui suivent ne sont pas de trop :
« La question de savoir si le droit est une science de la nature ou une science morale ne peut pas échauffer les esprits à ce point – la séparation entre ces deux groupes de sciences s’est faite presque sans résistance. Pour la science du droit, cette province qui vit loin du centre de l’esprit, et qui a accoutumé de ne s’incorporer le progrès qu’à un rythme très lent, tout ce dont il peut s’agir, c’est de lui imprimer un mouvement un peu plus rapide en la mettant en contact direct avec la théorie générale de la science. A la vérité, fait remarquer Kelsen, contrairement aux apparences, la lutte ne porte pas sur la place du droit dans l’ensemble des sciences et sur les conséquences qui en résultent ; elle porte sur les rapports du droit avec la politique ; elle a pour enjeu la saine séparation de l’une d’avec l’autre, c’est-à-dire la renonciation à l’habitude profondément enracinée de défendre au nom de la science du droit, c’est-à-dire en invoquant une autorité objective, des postulats politiques, qui n’ont qu’un caractère essentiellement subjectif, même s’ils se présentent, en toute bonne foi, comme l’idéal d’une religion, d’une nation, d’une classe. ».
Kelsen a ainsi produit une ligne d’argumentation qui décrit une distance critique à prendre vis-à-vis des intérêts politiques présentés largement comme relevant de la subjectivité. La religion (ma religion), la nation (ma nation), la classe (ma classe) voient ainsi les prétentions dont on les affuble, celles de faire monde objectif, se réduire drastiquement. Il en va de même des ambitions des commissions nationales articulées à des figures telles que les guides religieux, les cadres de régions, les représentants de corporations, etc. La re-évaluation du triptyque constitué de la religion, de la nation et de la classe est, par ailleurs, intéressante pour replacer, dans le but de lui rendre justice, la constellation post-nationale au cœur des processus de réconciliation nationaux. Il s’agit dans ce sens, de s’abreuver aux sources du cosmopolitisme (promu par Kant et Habermas notamment) à l’intérieur duquel obtient sens et vitalité la notion même de communauté internationale.
Remarques finales
Mon parcours réflexif aura cherché à se protéger de l’académisme et du populisme qui tendent à paralyser, à parasiter, à court-cuiter voire à plomber les analyses sur la Côte d’Ivoire. Et pourtant, le premier temps de mon propos s’apparente au populisme. Mais, parce que non dogmatique, un tel populisme a pu se saisir des termes, largement en vogue en Côte d’Ivoire, comme la communauté internationale, la réconciliation nationale, les droits de l’homme, les élections, le rattrapage, etc. Il en va de même du second temps qui a cédé par endroits du terrain à l’’académisme (hermétisme) tempéré toutefois avec la question de la théorie pure du droit dont on ne peut faire l’économie dans un environnement socio-politique marqué (masqué) sinon par une justice sur commande, au moins par une tension du juridique et du politique.
Comme on peut le constater, ce sont des niveaux d’appréhension et de crainte légitimes qu’il ne faut pas sous-estimer, qu’il ne faut pas, comme l’autruche qui, à la vue du danger, enfouit sa tête dans le sable, fuir. C’est dire, en retour, l’urgence qu’il y a à affronter le péril avec des concepts de choix créateurs d’espérance, tels que ceux qui se combinent dans le jeu théorique de l’académisme tempéré et du populisme non dogmatique.
Sur ce dernier point, il est revenu au philosophe italien Gianfranco Borrelli d’opérer un recadrage conceptuel du populisme à partir de l’expérience politique italienne portée par Silvio Berlusconi. « Lui, dira Borrelli dans sa communication intitulée « la démocratie de gouvernance entre crise de légitimité et dispositifs d’urgence » au colloque des 18 et 19 octobre 2007, (communication que prolonge l’article paru dans Cités : le populisme contre les peuples ?, numéro 49/2002 sous le titre, « Berlusconi et la destruction de la société civile italienne »), est un populiste, vu l’enrégimentement de la presse, les frasques érotiques et les délires dont semble s’être rendu coupable le vieux président ». Il s’ensuit que les canaux d’expression du populisme ne sont pas si cachés et si éloignés de nous qu’on le pense ; tous pouvant succomber au charme du populisme ou pouvant être ‘’facilement’’ rattrapé par cette disposition d’esprit gênante consistant à couvrir les vrais problèmes (problèmes sociaux) du Peuple du vernis de la rhétorique d’un côté, et de l’autre, à les subvertir.
La subversion du Peuple est incontestablement celle d’une grande idée de la raison, si trompeuse qu’avec le Peuple, par lui et en lui, il faut toujours avoir une longueur d’avance pour pouvoir reconnaître les peuples en chair et en os comme les vrais signalements du Peuple, qui interdisent de ruser avec les uns contre les autres. Et si les processus de réconciliation prônés çà et là en Afrique n’étaient qu’une ruse ?
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