De nos jours et chaque jour qui passe, il paraît de plus en plus difficile, voire impossible, de parler de la Côte d’Ivoire sans admettre qu’il s’agit d’une nation au bord de l’épouvante. Qu’est-ce que l’épouvante ? Comme l’a si bien défini le philosophe danois Sören Kierkegaard, « l’épouvante est un pouvoir étranger qui s’empare d’un individu sans que celui-ci puisse s’en arracher ni même ait la volonté de le faire car on redoute cela même que l’on désire ».
Dans la société ivoirienne d’aujourd’hui, fruit des crises sociales et militaro-politiques, il semble interdit à tout un chacun d’être neutre. Les Ivoiriens sont devenus étrangers à eux-mêmes depuis la mort de l’aristocrate autoritaire, Houphoët-Boigny. Après lui, quand la Côte d’Ivoire s’est réveillée de son rêve, c’est pour se retrouver dans un cauchemar éveillé.
Pour comprendre une telle situation, il faut aller au fond des choses. Car, même si tout le monde clame ici une volonté commune d’avancer ensemble, en vérité, ce pays manque de but fédérateur. Les Ivoiriens disent chercher les clefs de la démocratie, de la réconciliation et du développement. Mais peuvent-ils les trouver ? Non, ils ne le peuvent pas puisqu’ils continuent à se mentir à eux-mêmes. Et, ils ne sont pas encore une nation d’hommes libres et éclairés. Toujours, jusque-là, au plus profond de lui-même, chaque Ivoirien semble encore compter sur la vengeance, l’intimidation, l’injure et le désir de meurtre de l’Autre. Et chaque Ivoirien semble désirer tout. Or, le désir est un démon inquiet et flottant, qui mène à l’illusion. Rappelons ici cette vérité simple et élémentaire : la paix et la stabilité de Houphouët ne se fondaient nullement sur le fonctionnement d’institutions républicaines et démocratiques véritables, mais sur la prétendue sagesse d’un individu.
Avec Houphouët, le peuple ivoirien a donc été infantilisé et il n’a pu bénéficier d’aucune éducation et culture politiques qui lui auraient appris à débattre, à délibérer et surtout à gérer rationnellement ses contradictions. Ce pays continue à payer chèrement un lourd tribut à cette logique « houphouëtienne » de la divinisation politique. L’ivoirité, cet arsenal idéologico-politique forgé par Henri Konan Bédié pour combler son déficit de légitimité et surtout barrer la route du pouvoir à ADO, n’a fait qu’accentuer le processus d’auto-destruction du pays.
L’ivoirité a profondément brisé le corps social ivoirien et fragilisé l’Etat. En ouvrant cette boîte de Pandore, Bédié signait du coup lui-même l’acte de son suicide politique : il ne pouvait plus appliquer, après Houphouët, sa politique dite de continuité dans le changement. Après le dénouement violent de la crise post-électorale, une nouvelle idéologie a vu le jour en Côte d’Ivoire, l’idéologie dite de la trahison. C’est elle qui sous-tend entièrement cette malédiction des « pro » et des « anti ». Dans le camp d’ADO, comme dans le camp Gbagbo, on retrouve des extrémistes et des radicaux, prêts à manipuler tous les alibis et prétextes pour en découdre. Entre ces deux camps, chaque Ivoirien est sommé de se déterminer et de choisir : aucune neutralité n’est ici de mise.
Le camp d’ADO ne veut pas reculer. En face, ce qui reste du camp Gbagbo ne veut pas aussi reculer. Quid donc de la paix et de la réconciliation ?
Etrangement, la situation ivoirienne actuelle nous fait penser à celle de la France, juste après la libération. A ceux qui imploraient sa clémence et son pardon face aux écrivains collaborationnistes comme Dieu la Rochelle et Robert Brasillach, le général De Gaulle aimait répondre : « Ils ont joué, ils ont perdu, ils doivent payer ». Appliquée à la Côte d’Ivoire, cette terrible formule pourrait refléter la position actuelle du pouvoir ivoirien. Et pour le camp Gbagbo, l’essentiel consiste à la subvertir par cette autre formule : « Ils ont gagné, ils gouvernent et nous leur rendrons la tâche difficile ». Bref, nous avons affaire à une nation imbibée de slogans. On imagine mal actuellement, qu’en chantant leur hymne national, l’Abidjanaise, les Ivoiriens songent ensemble à l’unité, à l’amour entre eux, à l’intérieur comme à l’extérieur de leur pays.
Les récentes manifestations de jeunes proches de l’ancien président Gbagbo, interdites par le pouvoir ivoirien, ne sont que l’arbre qui cache la forêt. Ces jeunes eux-mêmes le savent mieux que quiconque, même s’ils n’arrivent pas encore à comprendre ce qui arrive à leur pays. L’histoire politique de la Côte d’Ivoire, c’est aussi l’histoire d’une jeunesse longtemps embastillée et surtout idéologisée. Et c’est là qu’il faut bien distinguer l’idéologisation qui mène au nihilisme et la vraie politisation qui prépare à la citoyenneté. Mais, la jeunesse ivoirienne surtout estudiantine, doit renoncer à la tentation messianique perpétuelle, c’est-à-dire à cette fausse idée selon laquelle seuls les jeunes peuvent et doivent sauver la Côte d’Ivoire.
Quant au pouvoir ivoirien, il doit faire preuve d’imagination et d’audace politiques pour faire revivre pleinement les valeurs républicaines et démocratiques. Le régime ADO ne doit pas chercher à instrumentaliser les erreurs et fautes politiques du camp Gbagbo, encore moins à jouer sur les rivalités au sein de ce qui este du FPI. Il n’est pas de l’intérêt politique d’ADO d’assécher totalement l’opposition politique.
Certes, le FPI, c’est cette belle dame qui se fait indéfiniment désirer. Mais ce parti semble n’avoir pas encore tiré tous les enseignements de sa stratégie post-électorale auto-suicidaire. Historiquement, personne ne peut nier sa contribution essentielle à l’avènement de l’âge démocratique en Côte d’Ivoire. En accédant au pouvoir dans des circonstances très défavorables, le FPI a découvert brutalement qu’il souffrait d’une crise de cadres compétents, intègres et patriotes. A la génération des fondateurs de ce parti d’ « intellectuels » une nouvelle génération de dirigeants sensible aux mœurs ostentatoires et son univers baalique s’est mise en mouvement, dépourvue de toute vision stratégique, et de toute vision morale.
Ce parti commet une faute politique et morale en continuant à voir en ADO, un traître à la nation ivoirienne. Non, ADO n’est pas le chef d’un d’Etat sous occupation étrangère et qu’il s’agirait de libérer. Comme l’a si bien écrit Séry Bailly, « la logique politique a, hélas, beaucoup à apprendre encore de l’éthique sportive comme de la conscience religieuse et esthétique ». Le sport est compétition, mais dans l’amitié, le respect mutuel et la fraternité. La religion, suppose la transcendance qui renvoie toujours à « l’humanisme de l’Autre homme ». Quant à l’art, il est d’abord et avant tout, grâce et générosité. En Côte d’Ivoire, personne ne semble s’opposer à la paix, à la démocratie, à la réconciliation, à la justice, mais en même temps, personne n’est d’accord sur les modalités de leur réalisation. Alors, quel chemin reste-t-il encore à emprunter pour arriver à la Côte d’Ivoire nouvelle, malgré les tensions et convulsions de toutes sortes ? Comment bâtir ici une démocratie et une république, sans démocrates et sans républicains ?
On pourra tout dire, l’équation ivoirienne n’est soluble que dans un seul concept : la confiance. Sans elle, on ne peut vaincre ici l’intolérance idéologique et politique. Sans elle, l’opposant, le dissident, seront toujours vus comme des ennemis qu’il faut exclure de la nation, voire combattre par les moyens les plus extrêmes. Or, l’opposant, le dissident sont des concitoyens avec qui il faut débattre et coopérer pour faire de la Côte d’Ivoire une nation unie, prospère vivante et pacifique. Les Ivoiriens doivent avoir confiance les uns dans les autres. Le politologue américain, Francis Fukuyama a bien raison de dire que « la confiance agit comme un lubrifiant qui fait que tout groupe ou toute organisation fonctionne avec plus d’efficacité ». Décidément, selon la formule bien consacrée en Eburnie, « tout près n’est pas loin ».
« Le Pays »
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