Philippe Brou – Le Nouveau Courrier
Alors que la patronne du groupe français Louis-Dreyfus, qui contrôle déjà la majeure partie des importations de riz en Côte d’Ivoire, doit rencontrer aujourd’hui Alassane Ouattara pour mieux finaliser le projet d’acquisition de 100 000 hectares de terres en Côte d’Ivoire, focus sur une ruée qui menace les petits paysans ivoiriens et la souveraineté nationale.
L’audience entre Alassane Ouattara et Margarita Louis-Dreyfus a effectivement eu lieu…
Le grand mercato autour des terres arables de Côte d’Ivoire est-il engagé ? Selon toute évidence, oui. «Attendue en Côte d’Ivoire fin janvier, la patronne du groupe Louis Dreyfus, Margarita Louis-Dreyfus, doit profiter de son séjour pour signer un accord avec le ministre de l’agriculture, Sangafowa Mamadou Coulibaly, autorisant la mise à disposition, par l’Etat ivoirien, de 100 000 hectares de terres au nord du pays (Korhogo, Ferkessédougou, Boundiali, Tengrela…). Outre un accroissement prévu de la production rizicole ivoirienne, ce projet permet au groupe international diversifié (négoce, transport maritime, immobilier) de distancier ses concurrents dans le pays (Mimran, Olam, Singapore Agritech, etc.). Localement, ce dossier est piloté par le Français Olivier Santin, chargé de mission au sein de la filiale Louis Dreyfus Commodities (LDC)», écrit ainsi La Lettre du Continent dans une alerte publiée hier à destination de ses abonnés. La Lettre du Continent nous indique qu’un entretien doit avoir lieu entre Margarita Louis-Dreyfus et Alassane Ouattara ce jeudi 31 janvier. Et ajoute que Nicolas Sarkozy, reconverti dans les affaires et la finance, a «intercédé» auprès de son obligé ivoirien pour que la rencontre se fasse. Le groupe Louis-Dreyfus, qui contrôle plus 60% de l’importation de riz – avec ses partenaires locaux Soukpafolo Koné (proche d’Amadou Gon Coulibaly) et Carré d’Or (fondé par le Libanais Ibrahim Ezzedine, considéré comme proche de Gbagbo, persécuté par le fisc ivoirien dès le 11 avril 2011, et qui est finalement mort d’un arrêt cardiaque, laissant le champ libre aux prédateurs) – veut visiblement mettre la main à moyen terme sur toute la chaîne de valeur rizicole ivoirienne, de la production à la distribution.
«Il faudra délocaliser des milliers de paysans»
Derrière l’audience de luxe accordée à celle qui est aussi la veuve de l’ancien actionnaire principal de l’Olympique de Marseille, c’est la ruée sur le foncier rural ivoirien qui s’engage. Et elle a des racines profondes. Tout a commencé avec le sommet du G8 en 2012, et la mise en place d’un vaste projet dénommé «New Alliance for Food Security and Nutrition». Un projet financé principalement par la France et l’Union européenne, et de manière bien plus modeste par les Etats-Unis et l’Allemagne. Ambition déclarée ? Mettre en place un cadre entre les gouvernements de six pays – dont la Côte d’Ivoire –, les institutions multilatérales et un certain nombre de multinationales triées sur le volet.
En Côte d’Ivoire, les multinationales qui sont dans les rangs vont investir près de 800 millions de dollars. Le Singapourien Olam entend mettre 50 millions de dollars sur la table, le Français Louis-Dreyfus 34 millions, le Français Mimran 230 millions de dollars, l’Algérien Cevital 150 millions de dollars, le Suisse Novel 95 millions de dollars, le Suisse CIC 30 millions de dollars, etc…
Ces investissements ne vont pas sans certaines contreparties foncières. Selon des sources spécialisées que Le Nouveau Courrier a interrogées, Novel demanderait 15 000 hectares, Mimran entre 60 000 hectares et 182 000 hectares, Cevital 300 000 hectares, etc… «Evidemment, il faudra délocaliser des milliers de paysans pour avoir accès à ces montants de terres», s’alarme le responsable d’une ONG internationale qui suit de près le dossier.
La loi sur le foncier rural de 1998 sera sans doute abrogée
A quelle sauce les petits agriculteurs ivoiriens seront-ils mangés ? Bien entendu, le régime Ouattara, spécialiste du marketing politique, se fait mielleux. «Nous avons une approche pragmatique. Lorsqu’une entreprise arrive avec un projet, l’État se porte garant et clarifie la situation foncière des superficies requises. (…) Quand les villageois voient leur intérêt, ils se dépêchent de normaliser la situation foncière de leurs terres. D’autant que, dans leurs projets, les entreprises industrielles associent les populations villageoises installées autour de l’unité de production. C’est un modèle dont nous faisons la promotion car il permet une croissance partagée. C’est le cas de Dekel Oil (filiale du groupe israélien Rina Group, ndlr), qui ne possède en propre que 5 000 hectares, mais travaille avec des petits producteurs d’huile de palme installés sur 45 000 hectares», a ainsi dit Mamadou Sangafowa Coulibaly, ministre de l’Agriculture d’Alassane Ouattara, dans le cadre d’une interview accordée à Jeune Afrique. Bien entendu, l’explication est un peu courte. La loi sur le foncier rural sera-t-elle réformée pour plaire aux multinationales ? En tout cas, un document relatif au projet que Le Nouveau Courrier a pu consulter prévoit le vote, en juin 2015, d’un «Rural Act Land», une «loi sur les terres rurales», destinée à «délimiter les terres des villages» et l’octroi de «certificats fonciers» aux entreprises qui veulent manifestement sécuriser leurs «acquisitions» avant la prochaine élection présidentielle.
Selon toute évidence, la loi sur le foncier rural votée en 1998 et qui sécurisait la propriété villageoise et le droit coutumier, va voler en éclats. Les paysans ivoiriens, qui n’ont pas accès au crédit bancaire et aux technologies contrairement aux agriculteurs israéliens avec lesquels le ministre Sangafowa Coulibaly les compare, pourront-ils survivre en étant autre chose que des métayers d’un nouveau type alors qu’ils seront en collaboration/concurrence avec des mastodontes pouvant lever des capitaux de manière illimitée sur les marchés boursiers du monde entier, employant une batterie d’ingénieurs… et qui achèteront sans doute leur production ? Le fait que les multinationales contrôlent l’ensemble de la chaîne agricole d’un pays dont la souveraineté économique est déjà fort dégradée est-il une bonne nouvelle ? En tout cas, au Liberia, pays dont la présidente Ellen Johnson-Sirleaf a cédé une grande superficie de terres à des multinationales en 2010 (avant d’avoir son Prix Nobel de la Paix !), des résistances paysannes s’organisent déjà. Et la dénonciation de «l’esclavage moderne» bat son plein, sur fond d’arrestations et d’intimidations des récalcitrants.
Philippe Brou
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