Majed Nehmé, directeur d’Afrique-Asie, au Temps d’Algérie :
«Il faudra s’attendre à une guérilla, à une recrudescence des enlèvements et à des actions terroristes»
Majed Nehmé, directeur du magazine Afrique-Asie, mensuel d’analyse politique et d’information économique, sociale et culturelle, édité à Paris et régulièrement diffusé dans plus de cinquante pays d’Europe, d’Afrique, du Proche-Orient et du Moyen-Orient ainsi qu’en Amérique latine et en Amérique du Nord, évoque, dans cet entretien accordé à notre journal, la guerre en cours au Mali.
Il explique les raisons pour lesquelles la France a décidé de ne pas attendre davantage pour intervenir militairement dans ce pays, comme il cite la «volte-face» d’Ançar Eddine qui, selon lui, a favorisé le déclenchement du conflit armé.
Le Temps d’Algérie : L’intervention militaire au nord du Mali a eu lieu et se poursuit actuellement. Comment avez-vous accueilli cet événement ?
Majed Nehmé : Cette intervention ne m’a guère surpris. La France avait opté dès le début de la prise de contrôle du Nord Mali par les groupes terroristes et mafieux d’Aqmi, du Mujao et d’Ançar Eddine, à la suite du coup d’Etat à Bamako et l’effondrement de l’armée malienne, pour une intervention militaire pour déloger ces groupes proches d’Al Qaïda. Ce n’était pas l’approche préférée de l’Algérie qui avait voulu privilégier d’abord la voie diplomatique.
Elle a posé comme condition pour entamer le dialogue avec le MNLA (Mouvement national de libération de l’Azawad) et Ançar Eddine, deux organisations représentatives des Touaregs, qu’elles renoncent au terrorisme et à la sécession. Si le MNLA (mouvement national historique laïc) a répondu favorablement à cette offre de dialogue, l’autre mouvement touareg, Ançar Eddine, issu d’une scission du MNLA, salafiste radical, dirigé par Iyad Ag Ghaly, a tergiversé. Il a abandonné du bout des lèvres l’indépendance et le terrorisme en contrepartie d’un dialogue constructif avec le pouvoir central malien. Ce dernier, affaibli et divisé, n’a pas pu ou voulu, encouragé sans doute par la France, donner suite à cette initiative vivement souhaitée par Alger.
L’Etat algérien a cherché dès le début à faire la distinction entre les mouvements touareg qui ont des revendications légitimes (autonomie, développement, intégration, justice) et les autres mouvements terroristes et mafieux dont Aqmi et le Mujao qu’il faudra combattre sans concession.
Le 3 janvier, Iyad Ag Ghaly crée la surprise en retirant publiquement son «offre de cessation des hostilités concomitamment avec les négociations menées à Ouagadougou» autour du président burkinabé Blaise Compaoré, médiateur pour l’Afrique de l’Ouest dans la crise malienne. Il rend ainsi caduc l’accord d’Alger, signé le 21 décembre 2012 à Alger, en compagnie du MNLA, qui consiste à cesser les hostilités au Nord Mali et à négocier avec les autorités maliennes.
Pour justifier ce retournement lourd de conséquences, le chef d’Ançar Eddine, Iyad Ag Ghaly, accuse le gouvernement malien «de mépriser cette offre à laquelle il n’a jamais répondu positivement», alors que cette proposition de cessation des hostilités avait été «arrachée» par des intermédiaires au terme de «rudes négociations».
Quelques jours après cette volte-face, les combattants d’Ançar Eddine foncent vers le Sud, occupent la ville de Konna, mettant en déroute encore une fois l’armée malienne. Avec cette conquête, la route vers Bamako était désormais ouverte. Une erreur fatale qui amena la France à intervenir militairement, dans la précipitation. Avec le soutien de la communauté internationale. L’Algérie, qui avait tout fait pour faire valoir l’option politique, s’est sentie trahie par ce mouvement touareg salafiste qu’elle avait voulu amener sur la voie de la négociation mais qui n’a pas respecté ses engagements. Il est en train de payer lourdement son faux pas et son manquement à la parole donnée et, surtout, sa manque de vision stratégique.
Comment voyez-vous la suite des combats ?
L’opération n’est encore qu’à ses débuts. Le nombre de morts, côté français, est jusqu’ici insignifiant. Ce n’est pas le cas du côté des organisations terroristes dont les pertes se chiffrent déjà par centaines. De simple opération ponctuelle destinée à stopper l’avancée des combattants d’Ançar Eddine sur Bamako, l’opération Serval se transforme en un engagement massif en vue de libérer les principales villes du Nord Mali de l’emprise des organisations terroristes. La France va mobiliser plusieurs milliers de soldats, qui viennent s’ajouter aux 3000 militaires africains qui commencent à affluer.
Ce contingent franco-africain va affronter des forces mobiles aguerries, bien armées et bien entraînées.
Elles pourront compter sur les rebelles touareg du Mouvement national pour la libération de l’Azawad (MNLA) qui ont annoncé lundi 14 janvier être prêts à aider la France à lutter contre les groupes islamistes armés qui contrôlent le nord du Mali. Moussa Ag Assarid, responsable du MNLA, l’adversaire historique d’Ançar Eddine, n’a pas mâché ses mots en déclarant :
«Nous soutenons absolument l’intervention aérienne française. Bien sûr, nous sommes prêts à aider l’armée française et à faire le travail au sol. Nous sommes prêts à jouer notre rôle d’autochtones qui combattent pour les droits de la population de l’Azawad. Notre rôle pourrait être principal. Par notre connaissance du terrain et des populations, nous sommes plus efficaces que la force de la Cédéao.» La guerre sera donc dure, longue et meurtrière. Mais encore une fois, étant donné le rapport des forces, ce sont malheureusement les Maliens, armés ou civils, qui en paieront le prix le plus lourd en termes de morts et de blessés.
On pensait que cette opération allait intervenir en milieu d’année. Qu’est-ce qui a précipité les choses ?
Si l’intervention armée était décidée depuis la chute des principales villes du Nord Mali entre les mains des groupes djihadistes et terroristes, il restait à en définir les modalités, la composition des forces, surtout africaines, qui en feraient partie. On pensait que cette opération allait intervenir vers le milieu de l’année. Ce qui a précipité les choses et imposé l’actuel calendrier, c’est la folle et suicidaire décision d’Ançar Eddine de se diriger vers Bamako.
Quelles seraient les éventuelles conséquences sur les pays de la région, dont l’Algérie ?
Je ne pense pas que cette guerre en elle-même aura des conséquences catastrophiques sur l’ensemble des pays du Sahel. La France, en intervenant de cette manière, paye en quelque sorte le prix de son agression contre la Libye. L’effondrement de ce pays sous les coups de l’Otan, conduit par la France et le Royaume-Uni, aidés par les supplétifs du Golfe, a gravement déstabilisé les pays du Sahel.
Le Mali paye en quelque sorte le prix de cette guerre d’agression. Paradoxalement, les intérêts occidentaux dans cette région s’en trouvent menacés. L’Algérie, qui avait combattu toute seule le terrorisme, qui sévit actuellement dans le Sahel, avait mis en garde la
France et ses partenaires occidentaux contre les conséquences désastreuses de la crise libyenne.
Elle n’a pas été écoutée. Les apprentis sorciers franco-britanniques qui ont ouvert cette boîte de pandore libyenne se mordent aujourd’hui les doigts, même s’ils rechignent à admettre leur myopie stratégique.
Pendant ce temps, l’Algérie avait pris ses précautions et s’y est préparée à affronter cette menace.
A part le fardeau des réfugiés qui ne vont pas tarder à fuir le Mali du Nord, elle ne risque pas grand-chose. Bien au contraire, l’élimination des foyers de terrorisme au Mali sera bénéfique pour tout le monde.
Le terrorisme survivra-t-il au Sahel avec cette guerre, selon vous ?
Le terrorisme va malheureusement perdurer tant que les conditions de son expansion persistent. Que ce soit en milieu désertique ou urbain, le risque est le même. Pour éradiquer le terrorisme, il faudra aussi éradiquer les raisons du terrorisme. Le combat contre ce fléau doit être global : par la répression, le renseignement, la traque, mais aussi par l’intégration, la lutte contre l’exclusion et les injustices. La guerre ne viendra jamais à bout de ce fléau. Elle peut même l’aggraver.
Comment voyez-vous l’issue de cette guerre ?
Militairement, les organisations terroristes et mafieuses seront écrasées. Mais cela ne signifie pas pour autant l’élimination de leur force de nuisance. Il faudra s’attendre à une guérilla, à une recrudescence des enlèvements, aux actions terroristes. Mais à terme, ces organisations sont condamnées.
Elles seront définitivement vaincues, comme en Algérie, quand la population se retournera contre elles et contre le projet obscurantiste qu’elles portent.
Je crains également que la présence militaire et sécuritaire étrangère ne se prolonge, d’autant que l’Etat malien est actuellement un Etat en faillite. Une fois la question du Nord momentanément réglée, je m’attends à des bouleversements et des convulsions dans le Sud, à Bamako-même. C’est d’ailleurs l’effondrement de l’Etat malien, son incapacité à dialoguer avec les Touaregs qui a amené ces derniers à porter les armes.
Ce conflit armé a-t-il des similitudes avec ce qui s’est passé en Libye ?
Absolument pas. Même si ce qui se passe au Mali est en grande partie une conséquence directe du chaos libyen provoqué par l’Otan et ses supplétifs du Golfe.
Comment expliquez-vous, du point de vue géostratégique, l’autorisation accordée par l’Algérie aux avions militaires français pour survoler son territoire ?
Tout en exprimant des réserves sur l’option de la guerre, l’Algérie n’a pas voulu apparaître comme l’empêcheur de tourner en rond. D’autant qu’Ançar Eddine avait torpillé l’initiative de dialogue proposée par les diplomates algériens et africains.
La position algérienne en la matière est très pragmatique. Si la France accomplissait sa mission, à savoir la liquidation des organisations terroristes, l’Algérie n’en serait que bénéficiaire pour sa sécurité et sa stabilité. Et surtout pour sa crédibilité sur la scène régionale et internationale.
Si par contre cette opération rate son objectif, l’Algérie aura ainsi montré le bien-fondé de sa position de principe, à savoir que l’option militaire seule ne suffit pas. Elle pourra ainsi reprendre du service en tant que facilitateur de dialogue. Dans les deux cas, elle en sortirait gagnante.
M. A.
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