Côte d’Ivoire « Le rattrapage économique de l’émergence » par Mamadou Koulibaly, Président d’Audace Institut Afrique
« Le miracle des banquiers est de connaître notre vie par notre argent »
David Foenkinos in Inversion de l’idiotie, Gallimard, déc 2001.
Dans le discours actuel, il revient très souvent que le gouvernement envisage de partir d’une économie traumatisée, pauvre et très endettée pour arriver à ce qu’il appelle une économie émergente en 2020.Ce discours est sans cesse repris par les différents membres du gouvernement au point que certains Ivoiriens finissent par le croire. Nombreux sont cependant ceux qui se posent la question de savoir comment leur pays fera pour devenir une économie émergente en 2020, dans huit ans seulement ? Ils se demandent même ce qu’est réellement une économie émergente sachant que la Côte d’Ivoire est à l’heure actuelle présentée comme une économie « PPTE (Pays pauvre très endetté) » ?
Être une économie PPTE a déjà été une situation difficile à comprendre pour des Ivoiriens auxquels on disait que leur pays était le moteur de la sous-région, alors, envisager maintenant de passer en si peu de temps dans le groupe des pays émergents crée une confusion totale. Sans entrer dans les subtilités de ces deux appellations, retenons qu’une économie PPTE du genre de la Côte d’Ivoire a terminé l’année 2011 avec un taux de croissance de -5.8% du PIB (Produit intérieur brut), alors qu’une économie émergente comme celle de la Corée du sud, par exemple, a eu dans la même période un taux de croissance du PIB de 3.9%. Si la Côte d’Ivoire veut être émergente en 2020 cela veut dire qu’elle se donne huit ans pour atteindre les performances d’une économie comme celle de la Corée du sud. Cela signifie que le gouvernement ivoirien va désormais devoir faire du rattrapage économique après l’expérience réussie de son programme de rattrapage ethnique. Mais comment se présente donc la logique du rattrapage économique ?
En la matière, le docteur Ouattara n’invente rien car depuis toujours des hommes de l’Etat, avant lui, ont cultivé le mythe du rattrapage. On se souvient qu’en 1956, Kroutchev, alors Secrétaire Général du parti communiste de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS), engageait son pays au rattrapage de l’économie américaine en 37 ans. Ce qui signifie que l’URSS s’engageait à offrir à sa population en 37 ans un niveau de vie équivalent à celui des Américains. Chez les économistes, le rattrapage est resté un mythe car à part la propagande qui en a été faite, en 1993 (37 ans après l’année 1956), l’URSS poursuivait son écroulement après la chute du mur de Berlin en 1989, suite à la Pérestroïka et à la Glasnost. Cependant, la théorie de la dynamique économique de longue période a développé, à l’époque, une méthode pour calculer les délais de rattrapage.
Ce calcul économique permet, à partir des données économiques (PIB, taux de croissance du PIB), d’un pays émergent et d’un autre pays non émergent, de calculer en combien de temps le second pourra rattraper le premier et donc atteindre à son tour l’émergence. Pour que cela soit possible, il faut d’évidence que le plus pauvre progresse plus vite que celui qui est déjà émergent et une formule mathématique permet de définir en combien de temps l’écart va se réduire pour que le pays pauvre puisse enfin atteindre un niveau de vie qui puisse lui permettre de prétendre entrer dans le groupe des pays émergents. Le rattrapage se fait lorsque la dynamique des niveaux de vie sera la même dans les deux pays.
Si la Côte d’Ivoire se donne en 2012 un taux de croissance de 9% (taux annoncé par les autorités ivoiriennes) avec un PIB par tête de 1.100 $ et qu’elle veut devenir émergente, c’est-à-dire, rattraper par exemple, un pays comme la Corée du sud qui a eu en 2012 un taux de croissance de 3.9% et un PIB par tête de 23.749 $, nous pouvons calculer au bout de combien d’années ce rattrapage pourrait se faire, mis à part toutes les autres réserves et en restant sur le strict point du niveau de vie et du taux de croissance. Le résultat du calcul donne le chiffre de 19 ans et quelques mois*.
La durée nécessaire à la Côte d’Ivoire pour atteindre le niveau d’un pays émergent, en respectant les principes de la théorie du rattrapage, serait donc d’une vingtaine d’année. Bien entendu nous avons utilisé non pas le taux de croissance de 2011 qui était de -5.8% donc négatif mais celui que le gouvernement lui-même prévoit de 9% en 2012. Avec un taux négatif le rattrapage est impossible. Mais avec 9% de taux escompté, et en considérant que la Corée du Sud garderait son taux de croissance actuel de 3.9%, nous avons au mieux 20 ans pour le rattrapage de l’émergence.
Cette approche suscite quelques remarques :
D’abord si l’on reste dans le contexte optimisme de l’atteinte d’un taux de croissance de 9%, il est impossible de rattraper la Corée, donc d’être un pays émergent à l’horizon 2020. En huit ans le modèle de rattrapage soutenu par le gouvernement ne nous autorise pas à rêver l’émergence, si bien entendu nous admettons que l’objectif à atteindre est celui d’un pays émergent selon les critères actuels (la Corée du sud entrant dans le groupe).
Ensuite, toujours en se fondant sur l’hypothèse optimiste d’un taux de croissance de 9% en Côte d’Ivoire pour l’année 2012, le modèle mathématique de dynamique économique nous dit qu’il faudrait au moins 20 ans pour être émergent. L’émergence ne serait donc pas possible en 2020 mais plutôt en 2032.
Enfin, si malgré ces calculs simples, des charlatans de l’économie veulent croire qu’à l’horizon 2020, par un miracle, la Côte d’Ivoire pourrait être émergente, d’évidence, cela ne se réalisera pas avec les politiques économiques et sociales incohérentes et inefficaces qui sont menées actuellement dans un environnement d’insécurité importante.
Notons de manière réaliste, loin des communications politiques, que pour une émergence en 2020, ce n’est pas un taux de croissance de 9% qu’il faudrait sur 8 ans mais un taux beaucoup plus élevé (que ceux qui sont intéressés par la question peuvent calculer). Il s’agirait, en effet, de réduire le délai de rattrapage en le divisant au moins par deux soit dix ans. De surcroît, cela ne signifie pas multiplier le taux de croissance par deux pour atteindre 18% par an sur 10 ans mais il faudrait une progression beaucoup plus importante car les suites arithmétiques sont plus lentes que les suites géométriques, logarithmiques ou exponentielles.
Il est donc important que la société civile et les populations ivoiriennes restent en éveil et demandent des comptes aux dirigeants du pays de manière à ne pas sombrer dans l’attente béate d’un renouveau qui ne repose sur rien. Il peut certes être stimulant d’écouter ces pronostics optimistes mais ils ne doivent pas endormir l’esprit critique et la vigilance citoyenne. L’émergence ne se décrète pas politiquement, elle se construit économiquement. Il n’y a pas de miracle en économie. Il peut certes être réconfortant de s’entendre répéter la même litanie optimiste dans tous les discours du président de la République et de ses ministres mais la gestion des affaires publiques demande de la rigueur, de la transparence et du respect à l’égard du peuple. Il est malhonnête de construire un discours politique sur du vide, dans l’unique dessein de se maintenir au pouvoir. Comme l’écrit Albert Camus « Au fond des prisons, le rêve est sans limite, la réalité ne freine rien. L’intelligence dans les chaines perd en lucidité ce qu’elle gagne en fureur » ( in L’homme révolté). Tentons de ne pas pourrir ensemble au fond de nos propres geôles.
*Le détail du calcul est disponible dans l’article complet sur le site d’Audace Institut Afrique : http://www.audace-afrique.com
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