Pourquoi Ouattara hésite-t-il à livrer Simone Gbagbo à la CPI ?

La Cour pénale internationale a rendu public, fin novembre, un mandat d’arrêt contre Simone Gbagbo, l’épouse de l’ancien président Laurent Gbagbo, pour des crimes contre l’humanité commis pendant la crise postélectorale de 2010-2011.

Joseph Bemba est juriste, consultant international et président-fondateur du centre de recherche « Droit et Francophonie » d’Île-de-France.

Source: atlantico.fr

Après une victoire d’étape de l’ex-président ivoirien, à l’issue de laquelle la Cour pénale internationale a déclaré Laurent Gbagbo « indigent », sans moyens financiers suffisants pour assurer ses dépenses judiciaires, celles-ci étant prises en charge par la Cour ; décidé que les enquêtes du Procureur sur la situation en Côte d’Ivoire devront désormais partir de 2002 et non plus de 2010 comme initialement prévu ; accepté de reporter maintes fois la date de l’audience de confirmation des charges retenues contre lui, le procès Gbagbo traverse une zone de turbulence, car les derniers événements ne lui sont pas favorables. Paradoxalement, ces événements, principalement le mandat d’arrêt émis par la CPI à l’encontre de Simone Gbagbo, ne rassurent pas non plus totalement le camp Ouattara.

Le 26 octobre 2012, la Chambre d’appel de la Cour pénale internationale a rejeté, à la majorité, l’appel interjeté par la défense de Laurent Gbagbo à l’encontre de la décision de la Chambre préliminaire I, en date du 13 juillet 2012, laquelle décision avait rejeté sa requête demandant la mise en liberté provisoire du suspect. La Chambre d’appel a conclu que la décision de la Chambre préliminaire I doit être confirmée car elle n’était entachée d’aucune erreur. La Chambre préliminaire avait notamment conclu à l’existence d’un risque que M. Gbagbo ferait obstacle à l’enquête ou la procédure ou qu’il poursuivrait la commission des crimes allégués à son encontre ou des crimes connexes, s’il avait bénéficié d’une liberté provisoire. D’autres raisons ont été invoquées telles que la gravité des crimes imputés à Gbagbo (crimes contre l’humanité en tant que « coauteur indirect ») ou le risque de fuite de ce dernier pour rejeter sa demande. Laurent Gbagbo devrait donc rester en détention jusqu’à son procès au fond, sauf coup de théâtre toujours possible.

Le 2 novembre 2012, la Chambre préliminaire I de la Cour pénale internationale a décidé, s’appuyant sur un examen médical, que l’ex-président était apte à participer à la procédure devant la Cour. Celle-ci a rejeté la requête de la défense de M. Gbagbo demandant, entre autre, que l’audience de confirmation des charges initialement prévue pour le 13 août 2012 soit reportée parce que la santé de l’ex-président le rendait inapte à participer à son procès.

Le 22 novembre 2012, la Chambre préliminaire I a levé les scellés sur un mandat d’arrêt émis à l’encontre de Simone Gbagbo pour quatre chefs de crimes contre l’humanité. Selon le mandat d’arrêt, initialement délivré sous scellés le 29 février 2012, Mme Gbagbo serait pénalement responsable, au sens de l’article 25-3-a du Statut de Rome, de crimes contre l’humanité ayant pris la forme de meurtres, de viols et d’autres formes de violences sexuelles, d’autres actes inhumains et d’actes de persécution, commis sur le territoire de la Côte d’Ivoire entre le 16 décembre 2010 et le 12 avril 2011.

Un an après Laurent Gbagbo, la CPI attache une grande importance à la remise et au transfèrement de Simone Gbagbo à la Haye. Pour l’heure, le Président Ouattara semblerait repousser cette demande embarrassante.

Le 12 décembre 2012, la Chambre d’appel de la CPI a rejeté, à l’unanimité, l’appel interjeté par la défense de Laurent Gbagbo et a confirmé la décision de la Chambre préliminaire I statuant sur l’exception d’incompétence de la CPI. En d’autres termes, la Chambre d’appel a confirmé la compétence de la CPI qui était contestée par Laurent Gbagbo et sa défense. En effet, le 15 août 2012, la Chambre préliminaire I avait rejeté l’exception soulevée par Laurent Gbagbo qui demandait à la Chambre de déclarer que la Cour était incompétente concernant la période et les événements postérieurs aux élections de 2010 sur lesquels sont basés le mandat d’arrêt et les charges portées à l’encontre de l’ex-président ivoirien. La défense de ce dernier prétendait que la Côte d’Ivoire, qui est un Etat non-partie au traité fondateur de la Cour (le Statut de Rome), avait accepté la compétence de la CPI, le 18 avril 2003, par une Déclaration, uniquement en rapport avec les événements de 2002 et 2003, et non en rapport avec les crimes commis ultérieurement. Subsidiairement, la défense demandait à la Chambre préliminaire de suspendre la procédure dans l’affaire en raison de violations prétendues des droits de Laurent Gbagbo durant la période de sa détention en Côte d’Ivoire.

La Chambre d’appel a souligné que, selon les termes de l’article 12-3 du Statut de Rome, un Etat peut accepter la compétence en général de la CPI. Elle a considéré que la Déclaration de compétence de la Cour de 2003 ne contenait pas de limitation temporelle, comme le prétendait la défense. Les autres moyens d’appel (relatifs au refus de la Chambre préliminaire d’accorder la suspension de la procédure) ne pouvaient pas être présentés directement devant la Chambre d’appel. Ils ont été rejetés pour des motifs procéduraux.

Pourquoi la remise et le transfèrement de Simone Gbagbo sont-ils importants pour la CPI ?

La CPI doit montrer qu’elle fait son travail. Elle est dans sa mission en demandant la remise et le transfèrement de Simone Gbagbo à la Haye. Elle le fait d’autant plus volontiers que, selon elle, les conditions en sont réunies. A priori, il s’agit du cours normal de la justice. La Cour souhaite également répondre aux sévères critiques dont elle fait l’objet relativement à son incapacité à être impartiale en particulier dans le dossier ivoirien, à réprimer comme il convient des crimes massifs commis dans le monde. Le message lancé est que, tôt ou tard, tous les présumés coupables seront appelés à répondre de leurs actes, y compris les partisans du président Ouattara. Le bras de la justice ne tremblera pas.

Toutefois, il ne faut pas perdre de vue que les procès devant les tribunaux pénaux internationaux en général et devant la CPI en particulier sont des « procès politiques » à multiples pressions et interférences. Sous cet angle, il est notamment allégué qu’avec la diffusion du mandat d’arrêt contre Simone Gbagbo, la Cour pénale internationale entend mettre la pression sur le président Ouattara et son gouvernement. Les magistrats de la Haye ne cacheraient pas leur agacement face à la lenteur de la justice ivoirienne. Aucun des proches de Laurent Gbagbo arrêtés à l’issue de la crise postélectorale n’a encore été jugé par la justice civile ivoirienne. Aucun des partisans du président Ouattara, dont certains sont pourtant soupçonnés de crimes, n’a été poursuivi à ce jour. Il s’agit indirectement de pousser les autorités ivoiriennes à accélérer les procédures judiciaires nationales en cours dont la lenteur freine la réconciliation nationale et d’obtenir l’exécution du mandat d’arrêt contre Simone Gbagbo.

Est-il particulier de juger une femme à la CPI ? Qu’est-ce que cela change ?

Du point de vue du droit, il n’y a rien de particulier à juger une femme à la CPI, sauf que ce serait la première fois devant cette juridiction et qu’elle pourrait y bénéficier d’aménagements appropriés. La Cour ne fait pas de distinction entre les hommes et les femmes pour poursuivre et juger les crimes qui relèvent de sa compétence. L’article 25 du Statut de Rome sur la responsabilité pénale individuelle est explicite à cet égard. Il dispose : « 1. La Cour est compétente à l’égard des personnes physiques en vertu du présent Statut. 2. Quiconque commet un crime relevant de la compétence de la Cour est individuellement responsable et peut être puni conformément au présent Statut. (…) ». Le mot « quiconque » souligne que les hommes et les femmes sont égaux devant la Cour, comme ils sont égaux en dignité et en droit. L’article 1er de la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948 dispose en ce sens que « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droit. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. L’article 2 ajoute : « 1. Chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamés dans la présente Déclaration, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation. (…) ».

Il y a eu un précédent sur le sujet dans l’affaire dite de Butare, communément appelée « affaire de Butare », devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). Cette affaire concernait six personnes qui ont été accusées de génocide, de crimes contre l’humanité et de violations de l’article 3 commun aux Conventions de Genève et du Protocole additionnel II. Dans ce procès joint, le plus important en nombre devant le TPIR, il y avait une femme, Pauline Nyiramasuhuko, ancienne ministre de la Famille et des Affaires féminines du Rwanda à l’époque des faits. C’est la première femme à être poursuivie par un Tribunal pénal international (avec son fils Arsène Shalom Ntahobali) et seule femme accusée par le Tribunal pénal international pour le Rwanda. Pauline Nyiramasuhuko a été condamnée à l’emprisonnement à vie par le TPIR en première instance. Elle a interjeté appel de ce jugement. Il convient d’observer que le nombre de femmes traduites devant les juridictions pénales internationales est presque nul. Cela montre qu’elles ne seraient pas portées à la commission des crimes les plus graves qui relèvent de la justice internationale.

Simone Gbagbo serait-t-elle « responsable et coupable » ou « coupable mais pas responsable » ?

Cette question sera tranchée par la Cour lors d’un éventuel procès de Simone Gbagbo. On ne saurait à ce stade préjuger de la réponse des juges. Pour l’heure, il convient de retenir que des crimes graves lui sont reprochés. Les termes du mandat d’arrêt émis à son encontre sont sans ambiguïté :

« (…) Le Procureur a demandé la délivrance d’un mandat d’arrêt à l’encontre de Simone Gbagbo pour des chefs de crimes contre l’humanité, sur la base de la responsabilité pénale individuelle de celle-ci dans la commission de meurtres, de viols et d’autres formes de violences sexuelles, d’actes de persécution et d’autres actes inhumains pendant la crise postélectorale, à partir du 28 novembre 2010 par les Forces de défense et de sécurité ivoiriennes (FDS) appuyées par des milices de jeunes et des mercenaires loyaux au Président Gbagbo (collectivement « les forces pro-Gbagbo »), à Abidjan, notamment dans les environs de l’hôtel du Golf et ailleurs dans le pays. (…) La Chambre estime qu’il y a des motifs raisonnables de croire que, par les crimes qui lui sont reprochés dans la demande de délivrance de mandat d’arrêt, Simone Gbagbo a engagé sa responsabilité pénale individuelle en tant que « coauteur indirect » desdits crimes au sens de l’article 25-3-a du Statut. (…) ».

Le moment venu, il appartiendra au Procureur de démontrer la commission de ces crimes par Simone Gbagbo et de convaincre les juges de la Cour du bienfondé de sa démonstration. D’ici là, Simone Gbagbo bénéficiera de la présomption d’innocence et du droit à un procès équitable, tels que prévus notamment par le Statut de Rome. L’article 66 du Statut de Rome sur la présomption d’innocence dispose : « 1. Toute personne est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été établie devant la Cour conformément au droit applicable. 2. Il incombe au Procureur de prouver la culpabilité de l’accusé. 3. Pour condamner l’accusé, la Cour doit être convaincue de sa culpabilité au-delà de tout doute raisonnable ».

Pour quelles raisons le président Ouattara repousserait-il la remise et le transfèrement de Simone Gbagbo à La Haye ?

Le mandat d’arrêt émis à l’encontre de Simone Gbagbo, la demande de sa remise et de son transfèrement à la Haye mettent le président Ouattara et son gouvernement dans une situation délicate et embarrassante. Alors qu’initialement M. Ouattara s’était engagé à coopérer pleinement et sans délai avec la Cour pour lui soumettre tous les présumés responsables des crimes les plus graves commis en Côte d’Ivoire, y compris ceux de son propre camp, ce dernier rechigne à livrer Simone Gbagbo, en contraste avec l’empressement mis à livrer Laurent Gbagbo. Le gouvernement ivoirien a pris acte du mandat et des demandes de la Cour, promettant d’y répondre « au moment opportun ».

Plusieurs raisons pourraient expliquer cette attitude. Celles-ci sont identifiées par les analystes et commentateurs du procès Gbagbo, chacun y allant de son analyse. Nous exposerons ici, brièvement, les raisons les plus généralement partagées.

Certains y voient une façon de soutenir l’indépendance de la justice ivoirienne, devant laquelle la procédure contre l’ex-première dame est déjà en cours. Après avoir longtemps soutenu qu’il n’y a pas de justice plus indépendante que la CPI, que la Côte d’Ivoire n’avait pas les instruments judiciaires pour juger les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité, ouvrant les bras à la CPI et lui remettant Gbagbo, Alassane Ouattara assure depuis quelques mois que la justice ivoirienne est désormais capable de traiter les dossiers liés à la crise. Mieux, il estimerait que Simone Gbagbo peut être jugée par la justice ivoirienne. D’autres expliquent que la CPI ne laisse qu’une alternative à Ouattara : livrer Simone Gbagbo ou refuser son transfèrement, avec de lourdes conséquences dans l’un et l’autre cas. S’il livre Simone Gbagbo, il devra se résoudre à livrer toutes les autres personnes dont les noms sont inscrits sur la liste noire de la CPI, et notamment certains de ses partisans soupçonnés de crimes. Ce serait ouvrir la boîte de pandore de laquelle lui-même ne serait à l’abri. Dès lors, protéger Simone Gbagbo serait se protéger lui-même et ses partisans. S’il refuse de livrer Simone Gbagbo, la CPI en tirerait toutes les conséquences.

De quelle marge de manœuvre dispose la CPI pour obtenir la remise et le transfèrement de Simone Gbagbo à la Haye ?

Suite à la levée des scellés du mandat d’arrêt délivré à l’encontre de Mme Simone Gbagbo, le Procureur de la CPI a déclaré : « Les juges ont rendu leur décision, il appartient désormais aux autorités ivoiriennes de remettre Mme Simone Gbagbo à la Cour » (Communiqué de presse de la CPI : 22.11.2012). Dans la même déclaration, le Procureur a souligné que depuis l’ouverture des enquêtes, la Côte d’Ivoire coopère pleinement avec son Bureau en ce qui concerne ces dernières. Il a exhorté les autorités ivoiriennes à continuer à le faire et à remettre Simone Gbagbo à la Cour.

Ces déclarations soulignent les limites des marges de manœuvre de la CPI pour obtenir la remise et le transfèrement de Simone Gbagbo : « il appartient désormais aux autorités ivoiriennes ». Le Procureur « a exhorté les autorités ivoiriennes ». En voici l’explication juridique : le Statut de Rome prévoit que la Cour pénale internationale est complémentaire des juridictions pénales nationales. Cela signifie que lorsqu’ une juridiction nationale est saisie d’une affaire relevant de sa compétence, la CPI ne peut intervenir que si la juridiction nationale n’a pas la volonté (ne veut pas) ou est dans l’incapacité (ne peut pas) de mener véritablement à bien l’enquête ou les poursuites. Il y a manque de volonté lorsqu’un pays essaie clairement de soustraire la personne concernée à sa responsabilité pénale pour un crime relevant de la compétence de la Cour. Il y a incapacité lorsque son appareil judiciaire n’a pas les moyens de juger la personne concernée ou s’est par exemple effondré.

Dans la pratique, cela pose quelques problèmes quant à l’obligation de coopération des Etats avec la Cour prévue à l’article 86 du Statut de Rome intitulé « Obligation générale de coopérer ». Cet article dispose : « Conformément aux dispositions du présent Statut, les Etats parties coopèrent pleinement avec la Cour dans les enquêtes et poursuites qu’elle mène pour les crimes relevant de sa compétence ». La Côte d’Ivoire, qui n’est pas un Etat partie, a néanmoins accepté la compétence de la CPI, par une Déclaration en date du 18 avril 2003 à l’initiative de Laurent Gbagbo, conformément à l’article 12, paragraphe 3 du Statut de la CPI. Cette Déclaration a été confirmée par le président Alassane Ouattara dans une lettre du 14 décembre 2010, dans laquelle il affirme : « (…) j’ai l’honneur de confirmer la déclaration du 18 avril 2003. A ce titre, j’engage mon pays, la Côte d’Ivoire, à coopérer pleinement et sans délai avec la Cour Pénale Internationale (…) ».

Par divers moyens ou prétextes, les Etats, au nom de la souveraineté nationale, ou d’intérêts particuliers, peuvent ne pas (ou ne plus) coopérer pleinement avec la Cour pénale internationale pour soustraire ou essayer de soustraire la ou les personnes concernée(s) à sa (leur) responsabilité pénale pour un crime relevant de la compétence de la Cour. Comme le stipule son règlement, la CPI ne peut intervenir qu’avec l’appui et la volonté des autorités nationales qui appliquent ses décisions. Elle peut ouvrir les procédures, engager les poursuites, mais ne peut appliquer ou faire appliquer ses sentences de manière autonome, car elle ne dispose d’aucun moyen de coercition à cet effet. En un mot, sans la coopération pleine et sans délai de la Côte d’Ivoire, la CPI ne pourra pas faire grand-chose pour obtenir la remise et le transfèrement de Simone Gbagbo à la Haye.

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