Côte-d’Ivoire – Dans le fief de Simone Gbagbo (Libération)

(Photo Luc Gnago. Reuters)

Grand angle
L’épouse de l’ex-président ivoirien, aujourd’hui incarcérée, avait fait construire une maison à Moossou, son village natal à une heure d’Abidjan. Abandonné, l’endroit est désormais le symbole du pouvoir déchu.

Par MARIA MALAGARDIS Envoyée spéciale à Moossou Liberation.fr

Visiter la grande maison ? A Moossou, la requête est accueillie avec une certaine suspicion. Les habitants croisés au hasard sur la route près du cimetière savent bien sûr «qui possède la clé». Mais ils sont un peu méfiants vis-à-vis des étrangers qui débarquent sans prévenir dans cette petite bourgade endormie, située à une heure en voiture à l’est d’Abidjan.

Moossou a l’air d’un village paisible, blotti entre lagune et palmeraies, mais ce n’est pas un lieu anodin. C’est même devenu une sorte de sanctuaire où l’on cultive, très discrètement, le souvenir d’un passé récent douloureux. Moossou est le village natal de Simone Ehivet Gbagbo, l’épouse de l’ex-président ivoirien Laurent Gbagbo détenu par la Cour pénale internationale (CPI). Arrêtée en même temps que son mari, l’ex-première dame est incarcérée depuis à Odienné (nord-ouest). Au sommet de sa puissance, elle avait fait construire une maison à Moossou, où elle aimait venir se reposer, recevoir les notables locaux, toujours entourée d’une cour qui s’est volatilisée quand Gbagbo a perdu le pouvoir.

Le couple de Laurent et Simone a marqué l’histoire récente du pays. Dès les années 80, au temps du parti unique, ils ont combattu ensemble le régime de Félix Houphouët Boigny, le père de l’indépendance. Tous deux ont connu la prison, oeuvré à la montée en puissance du parti qu’ils ont créé ensemble dans la clandestinité en 1982, le Front populaire ivoirien (FPI), légalisé six ans plus tard.

Reine en son palais

A partir de 2000, c’est encore main dans la main qu’ils dirigent la Côte-d’Ivoire pendant onze ans. Et quand Laurent Gbagbo refuse de reconnaître la victoire électorale de son rival, Alassane Ouattara, fin 2010, nombreux sont ceux qui y voient l’influence intransigeante de Simone. Femme trompée, son mari ayant fini par s’unir à une seconde épouse bien plus jeune, elle restait toujours reine en son palais, active dans l’ombre, surtout durant les périodes de crise. Sous l’influence de pasteurs évangélistes, elle se croyait même invincible, dit-on. A l’issue des cinq mois de conflit sanglant qui ont suivi les élections, ils étaient encore ensemble, le 11 avril 2011, lorsque Laurent Gbagbo rend les armes. Mais ce jour-là, c’est Simone qui s’attire la haine des rebelles des Forces nouvelles alliés à Ouattara : on lui arrache ses tresses, on la bouscule, on l’humilie. Aux yeux de beaucoup d’Ivoiriens, elle est l’ange des ténèbres, une Lady Macbeth impitoyable qui aurait instauré la terreur au sommet de l’Etat.

Après la reddition du couple, leurs destins se séparent : un temps détenu à Korhogo, dans le nord du pays, Laurent Gbagbo est expédié à La Haye, fin novembre 2011. Sa femme, elle, reste emprisonnée en Côte-d’Ivoire dans le plus grand isolement.

On pourrait croire qu’elle a sombré dans l’oubli. Mais à Moossou, le souvenir de la «première dame» hante encore les esprits. «Elle reste populaire. Pourtant, on ne peut pas le dire publiquement. Nous vivons des temps incertains», confie un homme de haute stature dans le petit bar de la bourgade. Il est accompagné de sa femme qui gardera longtemps le visage fermé. Elle était la gouvernante de Simone Gbagbo. L’homme qu’elle a épousé frappe d’emblée par une ressemblance physique troublante. Même silhouette, même visage : c’est Simon-Pierre, le frère cadet de Simone Gbagbo. Autour d’eux, les autres inconnus finissent par s’identifier à leur tour : il y a Paul, un autre frère de Simone, et aussi une sœur, et encore un ou deux neveux.

«A Moossou, on nous fait toujours payer la présence de cette famille, affirme Gaspard (1), un jeune homme à l’allure sportive qui passe devant le bar. Les militaires viennent presque chaque soir et tirent en l’air juste pour nous faire peur. On ne sort plus la nuit, à cause des FRCI [Forces républicaines de Côte-d’Ivoire, ndlr]».En grande partie composées des ex-rebelles qui ont fait plié Gbagbo, ces forces sont installées à la sortie de la localité, dans le camp militaire de Yao. «Ils nous identifient aux partisans de Gbagbo», chuchote encore Gaspard, qui soudain s’emporte : «D’ailleurs ils ont raison ! On le soutient toujours !»

blank

Le jeune homme exhibe son portable sur lequel il a enregistré un extrait d’émission diffusée l’année dernière sur une radio française : une interview de Jean-Luc Mélenchon. Avec sa verve habituelle, le leader du Front de gauche y prend la défense d’un Gbagbo, «embastillé» à La Haye par la seule volonté des puissances occidentales. Dans le groupe, on écoute religieusement en hochant la tête.

Un an et demi après la fin de la crise, deux versions de l’histoire continuent à s’opposer en Côte-d’Ivoire. A Moossou, nombreux sont ceux qui restent convaincus que Gbagbo avait bel et bien gagné les élections de 2010, qu’il a été délogé du pouvoir avec la complicité coupable de la France avant d’être «déporté» à la CPI. Dans le village natal de Simone, la grande maison vide reste le symbole de ce pouvoir déchu.

Avant d’obtenir le droit d’y entrer, il faut discuter, se justifier. Les conciliabules ont lieu dans un bar de fortune. Il faudra plusieurs heures de négociations, ponctuées de longs moments de silence et d’attente. Il faudra montrer des documents d’identité, aussitôt photographiés – «simple prudence», explique-t-on gentiment. Et encore quelques verres de Coca et de bière avant d’obtenir le droit de visiter la vaste demeure qui se dresse un peu plus bas sur la route, face à la lagune. Une maison de fantômes désormais, condamnée au silence derrière de hauts murs qui ne laissent rien voir.

Une fois passé le portail, on devine d’emblée les échos d’une puissance brisée dans cette vaste villa aux lignes modernistes. En revanche, il faut un peu plus d’imagination pour se représenter ce qu’elle fut au temps de sa splendeur. Car à l’intérieur, c’est un paysage de ruines qui attend le visiteur : pièces saccagées, miroirs brisés, câbles arrachés. Le jacuzzi a été désossé avec hargne, même les canalisations ont disparu. Les voix résonnent dans ce décor vide où il ne reste ni meubles ni souvenirs personnels.

Régulièrement, la gouvernante vient nettoyer les pelouses, vider l’eau qui s’infiltre pendant la saison des pluies. Devant la piscine vide, elle étouffe un sanglot : «Il y a eu tant de méchancetés ici !» Simone est brutalement tombée de son piédestal et tout son univers s’est écroulé avec elle. Après dix-huit mois d’emprisonnement, ses proches s’inquiètent. «Depuis août, nous n’avons plus aucune nouvelle. Même ses avocats n’ont plus le droit de la voir», déplore son frère Simon.

Raids nocturnes

Depuis cet été, la Côte-d’Ivoire a été à plusieurs reprises le théâtre de mystérieuses attaques armées visant les FRCI. Pour la première fois depuis la fin de la crise postélectorale. Les autorités ont accusé les exilés pro-Gbagbo d’être responsables de ces raids nocturnes. Et la rumeur s’est aussitôt répandue : en représailles, Simone aurait été emmenée vers un lieu secret pour parer à toute tentative de «libération». Certains ont affirmé qu’elle se trouvait au Burkina Faso voisin, mais en réalité elle serait toujours à Odienné, plus isolée que jamais.

En février, l’ex-première dame avait été inculpée de «crimes contre la population civile et génocide», en plus des autres charges qui pèsent déjà contre elle, notamment celle de «détournement des deniers publics, pillages et atteinte à l’économie nationale». Ses partisans veulent croire qu’il sera difficile pour la justice ivoirienne de prouver son rôle dans ces crimes. Reste que les autorités locales ont un atout majeur pour la confondre, depuis l’arrestation spectaculaire du capitaine Anselme Seka Yapo, surnommé «Seka Seka». Cet officier de gendarmerie était en effet le chef de la sécurité de Simone Gbagbo.

Inculpé d’assassinat par la justice militaire, celui-ci a été intercepté, en octobre, sous un faux nom, dans un vol entre le Togo et la Guinée, lors d’une escale surprise à Abidjan. Son nom apparaît dans plusieurs affaires criminelles où Simone Gbagbo est également citée. Comme celle de la disparition du journaliste franco-canadien Guy-André Kieffer, spécialiste de la filière café- cacao qui a mystérieusement disparu le 16 avril 2004, juste après un rendez-vous avec un beau-frère de Simone Gbagbo. Seka Seka a-t-il lâché des informations compromettantes pour l’ex-première dame ? A-t-il également révélé ce qu’il sait sur les tristement célèbres «escadrons de la mort» qui ont sévi contre les opposants durant la crise et dont Simone serait l’inspiratrice ?

A Moossou, personne ne s’attend à voir émerger la vérité sur ces ténébreuses affaires et l’on fustige à demi-mots «la justice des vainqueurs». La seule «révélation» qui a frappé les esprits, ce sont les larmes de sang versées par la statue de la Vierge dans la seule église du coin, Saint-Antoine de Padoue. «C’était un dimanche, le 19 août dernier, tout le monde l’a vu !» martèle avec ferveur le père Emmanuel, le curé de l’église qui vend désormais des photos de la statue miraculeuse, en pleine action lacrimale : un sillon rougeâtre sur chaque joue.

Pense-t-il que la Vierge aurait pu souffrir à cause de la détention de l’enfant du pays, cette femme autrefois si puissante et désormais maudite ? Le père Emmanuel roule des yeux : «Surtout pas de politique dans cette église ! Si la Vierge pleure, c’est pour la repentance de tous les Ivoiriens !» s’exclame-t-il avec empressement. Comme si le nom de Simone Gbagbo continuait à susciter la crainte.

(1) Le prénom a été modifié.

[Facebook_Comments_Widget title= »Commentaire Facebook » appId= »144902495576630″ href= » » numPosts= »5″ width= »570″ color= »light » code= »html5″]

Commentaires Facebook