Assassinat de Guéi: Les confidences du Cardinal Agré, 10 ans après

Source: Le Nouveau Réveil

Le Cardinal Agré s’est prononcé, une fois de plus et 10 ans après son assassinat en 2002, sur la mort du Général Robert Guéi. Dans cette interview réalisée par le quotidien ivoirien LE NOUVEAU REVEIL, nous vous proposons cette partie qui fait des révélations sur la mort du général.

Connaissiez-vous déjà le général Robert Guéi ?

Oui. Au moment où j’étais à Man, il était mon fils spirituel. Quand je l’ai connu, il était élève à l’école militaire de St Cyr en France. Quand il était devenu chef d’état-major des armées, j’étais évêque de Yamoussoukro et il m’avait apporté des présents, notamment des médailles de la Sainte Vierge. Tenez, quand vous allez sous le préau de la cathédrale, vous voyez une grosse statue. Il me l’a apportée un matin de Pâques en me disant:  » Monseigneur, voilà, c’est votre ouf de Pâques.  » Il aimait les ouvres d’art. Comme fils spirituel, je lui donnais beaucoup de conseils, mais surtout j’en donnais à sa femme, Rose, pour qu’elle aide Guéi à être plus raisonnable, plus vigilant et plus prudent.

Quand, à un moment donné, il a eu sa traversée du désert, avez-vous gardé des liens ?

Je l’ai aidé. Pour certaines choses qu’on a demandées, je lui ai dit d’accepter ou de faire attention. J’étais vraiment à ses côtés pour l’aider. Mais sans jamais m’afficher. Même quand il est devenu chef d’État.

Justement, comme premier magistrat du pays, continuait-il à écouter vos conseils ?

Pas toujours et en particulier les derniers conseils dans lesquels je lui disais à l’occasion de l’élection présidentielle de 2000 qu’il avait organisée: » Laisse les arbitres du match proclamer qui est vainqueur.  » Je lui ai dit cela parce que le matin de très bonne heure, le général était venu chez moi pour me dire qu’il avait gagné l’élection, et qu’il détenait les preuves de sa victoire. Je dois dire qu’avec Mgr Dacoury-Tabley et Mgr Mandjo, nous avions l’habitude de nous concerter. Et ce jour-là, quand j’ai su qu’il allait venir chez moi, je me suis permis de convoquer le Pasteur Benjamin Boni avec qui nous parlions assez souvent. Alors, avant l’arrivée de Guéi, nous avons décidé de faire venir Laurent Gbagbo. Ainsi, les deux pourraient s’expliquer devant nous. Je lui ai téléphoné et je lui ai demandé de venir rapidement. Vingt ou trente minutes plus tard, il était là. Quand ils furent tous les deux, je les ai pris et les ai installés dans mon bureau qui se trouve à ma résidence. Et je leur ai demandé de se parler, sans témoin, pour qu’ils puissent trouver une solution ou un compromis. Pendant ce temps, nous étions restés entre nous dans le salon. Et quand, ils sont revenus vers nous, ils étaient hilares, ils se tapaient même sur les épaules. Mais au moment où nous avons engagé la discussion ensemble, les choses ont mal tourné, parce que le général Guéi répétait devant Laurent Gbagbo qu’il avait gagné l’élection présidentielle. Alors, Gbagbo lui a dit :  » Si vous me volez ma victoire, je fais descendre les gens dans la rue.  » Guéi est parti, fâché. Il avait certainement déjà sa déclaration dans sa poche, mais il ne m’en avait pas parlé. Cependant, après la rencontre, je lui avais conseillé:  » Ne faites pas de déclaration, mais attendez que la Cour suprême proclame le vainqueur.  » Ayant laissé les autres en haut, je suis descendu avec le Président pour le raccompagner en bas et avant qu’on se sépare, je lui ai dit :  » Mon Général, tenez compte de ce qu’on vous a dit.  » Ensuite nous sommes allés voir Rose, son épouse, et moi je lui ai dit:  » Dites au Président qu’il attende.  » C’est alors qu’elle nous a dit:  » C’est lui le général.  » J’ai aussitôt rétorqué:  » Vous n’êtes pas le général, c’est vrai, mais vous êtes le général de son cour. Dites-le lui et il va accepter.  » Mes conseils n’ont pas été suivis. Est arrivé par la suite ce que vous savez.

Incriminez-vous donc Mme Guéi ? Pensez-vous qu’elle n’ait pas été de bon Conseil pour son mari dans ces moments-là ?

Vous savez, chacune voulait être première dame! Remontons le temps et l’histoire. C’est la veille de Noël 1999 que s’est produit le coup d’État. Et le chef de la junte militaire, le général Guéi, a été présenté comme le » père Noël en treillis « . On attendait plutôt l’Enfant-Dieu et non pas ce père Noël-là, n’est-ce pas ?
Cette période a été tellement chaotique qu’ils ont instauré des couvre-feux à n’en pas finir. Et on a dû même célébrer la messe de Noël à quinze heures et non pas à minuit, comme d’habitude.

D’où le boutade du  » quinze heures chrétiens  » au lieu de l’habituelle « minuit chrétiens », selon les paroles du célèbre cantique de Noel.

Oui. En tous cas, moi, j’ai envoyé cette boutade (rires.)

Quand vous avez appris que votre fils spirituel était devenu chef des putschistes et chef de l’Etat, l’avez-vous rencontré tout de suite  ?

Oui, nous nous sommes rencontrés. Avec les évêques, nous sommes allés le voir à la Primature où il s’était au départ, installé. Puis avant de le quitter, je l’ai pris à part et je lui ai dit: » Quand on est chef d’État, voilà ce qu’il faut faire » Je lui ai recommandé de toujours voir le bien réel de son pays, de son peuple. Respecter les gens, maintenir la solidarité, etc. Après cela, lui-même n’est presque jamais revenu me voir pour qu’on parle ensemble. Je dois dire aussi, que lorsqu’il recherchait les militants du PDCI, des membres de la junte militaire sont venus à la cathédrale. J’ai aussitôt téléphoné au général Guéi et je lui ai demandé de venir me voir immédiatement. Il n’est pas venu, mais m’a envoyé les généraux Palenfo et Doué. Je leur ai dit :  » On ne viole jamais les lieux sacrés, comme la cathédrale, où vous venez chercher les gens. Si vous le faites, votre régime ne durera pas.  »

Quel sentiment avez-vous éprouvé lorsque ce fils spirituel a été assassiné ?

J’ai été très amer et révolté parce qu’un homme, tant qu’il ne meurt pas, peut se convertir. J’étais convaincu que le général pouvait changer. Mais le massacrer comme ils l’ont fait… Si j’avais été là au moment de son assassinat, nul doute que j’aurais cherché à le défendre. J’en parlais avec quelqu’un qui m’a dit: » Vous auriez pris une balle perdue et alors il y aurait eu une guerre civile religieuse car étant donné votre personnalité, on penserait que c’est un musulman qui vous a tué. Et si d’aventure, on tuait un musulman, ce serait la guerre civile interminable.  »

Que répondez-vous aujourd’hui à ceux qui ont affirmé que dès le déclenchement de la rébellion, le général Guéi est allé se réfugier à la cathédrale où il pensait être protégé et que c’est vous, Mgr Agré, qui l’avez livré ?

Je ne pouvais pas le livrer, puisque je n’étais pas là. J’ai quitté ma résidence parce que quelqu’un m’avait téléphoné, me disant: » Monseigneur, j’ai maquillé ma voix, vous ne la reconnaîtrez pas, mais si vous ne partez pas, c’est moi qui dirai devant la nation, que vous avez été la cause de la guerre, d’une guerre civile religieuse.  » Donc clairement, cette personne m’a demandé de quitter ma maison. Alors, je suis parti. Mais cette nuit-là, il s’est passé des choses. Rapidement. Comme l’assassinat du ministre Boga Doudou. On savait qu’il devait être éliminé. Et je crois qu’on savait qu’il savait lui-même qu’on allait l’éliminer. Ce fut la nuit des longs couteaux. C’est la même nuit qu’Alassane Ouattara a été agressé. Je crois que si on avait pu me supprimer, on l’aurait fait.

Pourquoi vous tuer  ?

Peut-être parce que je gênais par le verbe.

Vous avez déjà été interrogé à plusieurs reprises par différentes personnes et organisations sur la mort du général Guéi. Et nous en reparlons dans cet entretien. Avez-vous dit tout ce que vous savez sur le sujet ?
À l’ONU qui enquêtait sur ce sujet et m’a interrogé, j’ai dit la même chose: que je n’étais pas là quand il a été pris à la cathédrale. Des gens de l’opposition ont dit que je me trouvais à Rome avec le président Gbagbo et qu’on m’a téléphoné pour me dire que Guéi était à la cathédrale. C’est faux, d’abord parce qu’un évêque, à plus forte raison un Cardinal, ne peut pas accompagner un chef d’État. Ce n’est pas possible au Vatican. J’étais en Côte d’Ivoire, mais je n’étais pas chez moi, à ma résidence à l’archevêché. Alors, livrer Guéi? Comment? Je crois qu’il faut que les gens soient aussi, amis du vraisemblable. Il ne faut pas déblatérer sur quelqu’un sans savoir.

Est-ce la même chose que vous avez dite à son parti, l’UDPCI, qui voulait lui aussi vous entendre?

Oui. Voilà ce que je sais. Maintenant, que s’est-il passé entre la cathédrale et sa mort ?

Je ne le sais pas.

Vous souvenez-vous de la messe de requiem célébrée à l’intention du défunt général Guéi à la cathédrale St-Paul, là où on a dit qu’il a été pris pour être ensuite assassiné ?

Je n’étais pas à cette messe car je me trouvais à Rome. C’est après que j’ai entendu qu’un prêtre, l’Abbé Gueu Honoré, a dit qu’il demande pardon pour son Église, c’est-à-dire l’Église catholique. C’est un prêtre de Man que je cherche d’ailleurs à rencontrer parce qu’à l’époque, je lui avais dit:  » Attention pour tes accointances avec Guéi. « C »est ce prêtre qui l’a baptisé et qui l’a marié religieusement. Vous ne pouvez pas poser des actes pastoraux à l’endroit d’un chef d’État, sans référence à votre évêque. Je parle direct. Comme j’ai parlé par exemple à la femme de Guéi : « Madame, marquez d’une pierre blanche, ce que je vous dis aujourd’hui. Je suis votre père à tous les deux. Ça ne va pas du tout. « Si elle m’avait écouté et si Guéi m’avait lui aussi écouté… Je voudrais rappeler deux coups de fil importants que Guéi m’avait donnés à l’époque. D’abord, au moment où il a chassé le président Bédié du pouvoir. Lorsque Bédié allait partir, Guéi m’a téléphoné et m’a dit:  » Je le laisse décoller et je le fais descendre. » C’est-à-dire, « je l’abats « . Je lui ai répondu aussi sec:  » si tu fais ça, tu seras maudit. « Il ne l’a pas fait. Il m’a écouté. Le deuxième coup de fil, c’était au moment de partir à son tour en exil. Il me dit:  » Est-ce que je pars ou je reste ici ? Si je pars, voilà, voilà. Si je reste ici… « Je lui ai répondu: » Vraiment, je le laisse à ta conscience. Tu as été chef d’État, c’est à toi de voir.  » Il y a aussi des choses que nous nous sommes dit et qui sont presque des secrets de confessionnal. S’agissant de la messe de requiem à la cathédrale, si j’avais été là, peut-être que j’aurais dit ceci:  » Vous venez enterrer cet homme qui a été mon fils spirituel. Je ne pouvais pas le livrer. Mais je dis que parmi vous qui êtes là, certains d’entre vous connaissent les commanditaires et les exécutants de sa mort. Je les laisse à leur conscience et je vous demande de bien regarder.

Qui avait intérêt à ce que Guéi disparaisse ?

Ce n’est certainement pas Bernard Agré, ni l’Église.  »

D’une façon générale, que pensez-vous, aujourd’hui, avec le recul, de la période de la transition militaire que la Côte d’Ivoire a connue de 1999 à 2000 ?
Ce fut une période anormale parce que lorsqu’on parle de pays moderne à l’heure actuelle, un coup d’État est un accident regrettable, quel que soit ce coup d’État, avec ou sans effusion de sang. C’est dans les urnes que se trouve le pouvoir véritable. Il ne doit pas y avoir de dérogation sur ce plan-là. Une dictature militaire ou une dictature imposée par l’argent ou tout autre forme de dictature est en dehors des normes. On ne doit pas faire de concession là-dessus. Il faut que quelques mois après, on ait tourné la page.

Lorsque ce coup d’État est survenu, on a vu un certain nombre d’Ivoiriens l’applaudir, s’en réjouir même, et accueillir dans une liesse générale, ce  » père Noël en treillis « . Ce fut peut- être pour eux une parenthèse heureuse, mais ne s’est-elle pas refermée comme une parenthèse honteuse pour la Côte d’Ivoire?

Assurément une parenthèse malheureuse, car elle a terni énormément l’aura de notre pays. L’exception qu’était la Côte d’Ivoire pendant longtemps ne l’était plus. Le pays n’avait pas eu de coup d’État pendant des années et il était cité comme modèle de stabilité. Ayant désormais subi un coup d’État, on a perdu cette aura. Le coup d’État et le régime militaire ont connu beaucoup de péripéties avant l’élection présidentielle de 2000. Il y a eu par exemple, les candidatures de certains leaders rejetées par la Cour suprême. En ce moment-là, j’étais retenu pendant longtemps pour des réunions à Rome. C’est là-bas que j’ai entendu dire que certains candidats à la présidentielle avaient été écartés et les rejets, entérinés par la Cour suprême. J’ai pensé que c’était malheureux parce que c’est d’office qu’on reçoit celui-ci, ou qu’on refuse celui-là. La discrimination à ce niveau-là est non seulement préjudiciable, mais condamnable également. Dans notre pays, il faut que nous ayons des principes. Or, nous arrivons dans un univers où l’éthique et les principes moraux s’évanouissent. C’est dommage. Dans l’éducation à donner à la population, il faut qu’on ait des bornes. L’Église a établi depuis des années une doctrine sociale. D’une part, tenir compte de la personne humaine, quelle qu’elle soit. D’autre part, donner la priorité totale au bien commun, qui doit être reconnu et recherché par tous et par tous les moyens. Par ailleurs, il faut garder le principe de subsidiarité, c’est-à-dire que la plus petite échelle puisse jouer un rôle devant la plus grande échelle. Comme dit l’adage latin, » De rebus minimis non curatpretor « , c’est-à-dire des choses minimes, des détails, le chef ne s’en occupe pas. Enfin, il faut faire jouer la solidarité partout. Alors, si nous voyons que dans le coup d’État, tout cela est mis de côté, intrinsèquement, ce n’est
pas bon.

Revenu de Rome, avez-vous rencontré votre fils, le général Guéi et avez-vous eu l’occasion d’évoquer le sujet des candidatures ?

Bien sûr. Je lui ai donné certains conseils dont celui-ci, entre autres:  » Il faut respecter certaines choses. Quand ce sera terminé, repars chez toi, puisque tu dis que tu es venu balayer.  »

La rumeur a voulu que vous ayez auparavant vivement conseillé à l’un ou l’autre candidat officiel de ne pas se présenter à cette élection présidentielle. La rumeur était-elle fondée ?

J’étais avec d’autres évêques et nous avons décidé cela à une réunion extraordinaire qui s’est tenue à Yamoussoukro, à l’issue de laquelle nous nous sommes repartis en trois groupes. L’on devait aller voir les principaux protagonistes. Moi, j’étais dans le groupe qui devait rencontrer le chef de l’État, le général Guéi. Nous lui avons demandé de ne pas se présenter à l’élection présidentielle. Dès qu’il a entendu cela, il a froncé les sourcils. Nous avons insisté et lui avons donné les raisons de notre recommandation. Vous savez, les évêques disent ce qu’il faut faire, ils rappellent les règles. Mais les hommes politiques ont leurs motivations et ils font ce qu’ils ont envie de faire. Nous, Évêques, n’avons pas de police pour leur mettre la pression. Mais la pression de la parole morale et spirituelle devrait les faire réfléchir. Et de nombreuses fois, ils ont vu que nous avions raison… Mais visiblement, nous n’avons pas
été écoutés, et voilà où ce refus nous a conduits, nous et notre pays.

Au-delà de tout cela, et peut-être à cause de cela, peut-on dire que vous êtes un homme de pouvoir? Avez-vous été par ailleurs, un homme des pouvoirs successifs ?

Je suis probablement un homme de pouvoir. Du pouvoir, j’en ai assurément et j’en ai eu parce que j’étais Évêque et Archevêque d’Abidjan et parce que je me suis donné une certaine image. Tenez, par exemple, à Pâques 2000, le président Gueï était là au cours d’une messe et j’ai parlé de Jésus-Christ. Un moment donné, je voulais le faire réfléchir en particulier, mais aussi toute la foule. En disant que Jésus était le chef, le seul chef, le général et le seul général. Quand j’ai dit cela, il y a eu des mouvements divers dans la foule. Le président Guéi n’a pas bronché, mais plus tard, un de ses collaborateurs m’a dit : « Monseigneur, ce que vous nous avez dit, c’était dur mais vrai. Vous avez raison, Jésus est le seul général.  » Homme du pouvoir? Certains ont cherché à me récupérer. Le président Houphouët-Boigny, c’est sûr. Il a essayé. Ses collaborateurs m’ont fait certaines confidences. Il disait:  » Tout homme a son prix.  » Bien entendu, ce n’est pas Houphouët-Boigny qui a inventé cette formule, mais Machiavel – qu’il lisait beaucoup – dans son livre intitulé Le Prince, qui est souvent le code des pouvoirs. (…)

In Le Nouveau Reveil N°3189 du vendredi 14 septembre 2012

 

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