Charles Gomis, vétéran de la diplomatie ivoirienne, reprend du service comme ambassadeur en France (1/2)
Manque de confiance dans les nouvelles générations ? Méconnaissance des ressources humaines disponibles en Côte d’Ivoire ? Illustration que, pendant vingt ans, le pays n’a pas formé de hauts fonctionnaires ? Ailleurs, on évoquerait un régime quelque peu gérontocratique. Un chef d’Etat septuagénaire (Alassane D. Ouattara est né le 1er janvier 1942) à l’instar de l’homme (Charles Konan Banny) en charge de la réconciliation.
Un président du Conseil économique et social (Marcel Zadi Kessy) qui les surclasse : il est né en 1936 tout comme le président du Conseil constitutionnel (Francis Wodié). La grande chancelière de l’Ordre national (Henriette Dagri-Diabaté) n’est pas plus jeune (1935). Le patron de la diplomatie (Daniel Kablan Duncan) est en passe, à son tour, de doubler le cap des soixante-dix ans (il est né le 30 juin 1943). Dans le secteur de l’économie publique, ce n’est pas non plus « place aux jeunes » : le PCA du Conseil de régulation, de stabilisation et de développement de la filière café-cacao, Lambert Kouassi Konan, est né en 1939. La liste pourrait être allongée à l’infini ; enfin, presque.
Pas question de contester la compétence de ces personnalités ; elles ne sont pas parvenues là où elles se trouvent aujourd’hui sans qu’il y ait des raisons à cela. On peut seulement s’interroger sur l’adéquation qu’il peut y avoir entre une classe dirigeante dont les membres les plus éminents ont eu vingt ans au moment de… l’indépendance et une population où la génération des quadragénaires et des quinquagénaires connaît depuis vingt ans une situation chaotique toujours, dramatique parfois. Il ne faut pas se voiler la face, la Côte d’Ivoire est en crise depuis les années 1980 : économique, sociale puis politique. La mort du « Vieux » date de près de vingt ans (7 décembre 1993), la chute d’Henri Konan Bédié (24 décembre 1999) remonte à près de treize ans et les « événements du 18-19 septembre 2002 » à tout juste dix ans ! Quant à la dernière présidentielle, voilà déjà près de deux ans déjà qu’elle s’est déroulée (31 octobre 2010 pour le premier tour). Autant dire que la Côte d’Ivoire ne connaît pas de paix sociale depuis plus d’un quart de siècle. D’où l’incapacité dans laquelle a été ce pays de former des cadres qui puissent assumer, aujourd’hui, un renouveau qui, par certains aspects, tient de la résurrection.
C’est dans ce contexte que Charles Providence Gomis est appelé à être le prochain ambassadeur de la Côte d’Ivoire en France. Ce n’est pas vraiment une surprise. Il fallait, dans une capitale où l’alternance a changé notablement la donne politique, un ambassadeur à temps plein. Ce qui n’était pas le cas du précédent titulaire, Ally Coulibaly, dont l’extrême proximité avec le chef de l’Etat ivoirien, le rendait indispensable auprès d’ADO et des siens. Coulibaly a effectué « la traversé du désert » de 1993 à 2011 avec eux. Conseiller diplomatique du chef de l’Etat, il s’était tout naturellement retrouvé ambassadeur à Paris alors que la situation n’était pas encore stabilisée à Abidjan. Voici quelques mois, le 4 juin 2012, il avait dû, dans la précipitation, assurer la tâche de ministre de l’Intégration africaine que son titulaire, Adama Bictogo, avait « foirée » par ses dérives affairo-politiques. Dans un contexte difficile : ADO venait d’accéder à la présidence de la Cédéao et la crise malienne avait atteint un sommet. L’été 2012 s’est passé sans ambassadeur de Côte d’Ivoire à Paris. L’automne nous amène Gomis. Un vétéran de la diplomatie : il a obtenu son premier poste d’ambassadeur en… 1978.
C’est le 5 février 1941, à Grand-Bassam, sur la côte atlantique (la ville avait été, le 10 mars 1893, quand le territoire est devenu colonie de Côte d’Ivoire, érigée en chef-lieu), qu’est né Gomis ; il appartient à une famille dont on dira (quand cela ne portait pas préjudice) qu’elle était ivoirienne d’origine sénégalo/cap-verdienne. Il n’a pas encore vingt ans quand l’heure de l’indépendance va sonner. Mais se trouve au bon moment au bon endroit. Aux Etats-Unis. Diplômé en sciences politiques, titulaire d’un DES de lettres, il étudie à l’université de Californie, à Los Angeles, la fameuse UCLA (University of California. Los Angeles).
L’ambassadeur à Washington, qui n’est l’aîné de Gomis que de quelques années (il n’a que six ans de plus), s’appelle Henri Konan Bédié. La Californie, dans ces années-là, est particulièrement tendance. Tout particulièrement au sein de la communauté afro-américaine (Los Angeles est la capitale du Black Panthers Party, on parle de « pouvoir noir » et Malcolm X est une figure emblématique) et des mouvements contre la guerre du Viêt Nam. Et des intellectuels africains sont souvent invités à l’UCLA pour des débats. Gomis y fera la connaissance de Jean-Pierre Ndiaye, le plus afro-américain des sénégalo-guinéens, figure incontournable de l’intelligentsia franco-africaine.
En 1963, Ndiaye rentrait à Paris avec son projet de Bureau d’études des réalités africaines (BERA) ; Gomis était disposé à l’y rejoindre après ses études. Mais Bédié ne tardera pas à être rappelé à Abidjan et celui qui avait été, à vingt-quatre ans, premier secrétaire d’ambassade, va rester dans son sillage. Le 21 janvier 1966, Bédié est nommé ministre délégué aux Affaires économiques et financières* (il n’y a pas, alors, de ministre « plein » ; Bédié ne le sera qu’à compter du 23 septembre 1968). Gomis est son chef de cabinet et le restera jusqu’en 1973. Dans le même temps, il va prendre la présidence d’un certain nombre d’entreprises publiques (dont Sitram, Federmar…), va investir dans le business (Ivoire Conseil), présidera le Conseil de surveillance de la Bourse des Valeurs d’Abidjan (BVA)**.
Le 20 juillet 1977, Bédié perd son job de ministre de l’Economie et des Finances. Il n’est pas le seul « sortant » : l’accompagnent Mohamed Diawara, ministre du Plan, et Abdoulaye Sawadogo, ministre de l’Agriculture. Trois « magiciens » de l’économie ivoirienne auxquels le « Vieux » reproche subitement d’avoir été trop vite, trop loin. Les grands projets, trop coûteux, mal conçus, sont devenus les plus beaux « éléphants blancs » d’Afrique de l’Ouest. Houphouët-Boigny interviendra personnellement auprès de Robert McNamara, alors président de la Banque mondiale, pour recaser Bédié nommé conseiller pour l’Afrique de la Société financière internationale (SFI). Quant à Gomis, il va débuter sa carrière diplomatique : il est ambassadeur au Brésil avec attribution pour la Colombie (février 1978-août 1986) – deux pays en concurrence avec la Côte d’Ivoire pour le cacao et le café – puis ambassadeur auprès des Etats-Unis d’Amérique (1986-1994). C’est à Washington qu’il fera la connaissance d’Alassane D. Ouattara, alors en poste au FMI ; mais aussi du Marocain Omar Kabbaj, administrateur suppléant au FMI et à la Banque mondiale, et futur président de la BAD (et employeur) de Gomis.
Le 7 décembre 1993, alors qu’ADO est premier ministre, Félix Houphouët-Boigny meurt. C’est Bédié qui, constitutionnellement, prend la suite du « Vieux » après quelques escarmouches avec les amis d’ADO. Installé à la présidence, Bédié va faire le ménage. Y compris à Washington. C’est ce qu’affirmera, par la suite, Assou Massou (Jeune Afrique/L’Intelligent du 4 avril 2000) : « Tous ceux qui sont soupçonnés d’amitié avec lui [ADO], cadres, hauts fonctionnaires ou magistrats, sont remerciés et remplacés par des fidèles du nouveau président. Charles Gomis figure en bonne place sur la liste des victimes de la purge ».
* Quand Henri Konan Bédié était ambassadeur à Washington, c’est Arsène Usher Assouan qui était ambassadeur à New York auprès des Nations unies. Quand Bédié sera nommé ministre de l’Economie et des Finances, Usher Assouan obtiendra le portefeuille des Affaires étrangères jusqu’alors détenu par Félix Houphouët-Boigny lui-même.
** La BVA, installée dans l’immeuble de la Caisse autonome d’amortissement (CAA), a été mise en place par le Français André Hovine alors directeur général de la CAA et qui sera, également, le premier directeur général de la BVA. Celle-ci a été inaugurée par Félix Houphouët-Boigny le 2 avril 1976 en présence de Georges Ouégnin, bien sûr, incontournable patron du protocole, en présence de Philippe Yacé, alors secrétaire général du PDCI, d’Auguste Denise, Mamadou Coulibaly… A cette occasion, Gomis sera décoré par Henri Konan Bédié en présence du « Vieux » et en compagnie d’Hovine et de quelques « experts » français.
Jean-Pierre BEJOT
La Dépêche Diplomatique
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En avril 1994, alors que Félix Houphouët-Boigny est mort et enterré, Henri Konan Bédié va dégager Charles Providence Gomis de son poste d’ambassadeur de Côte d’Ivoire à Washington. Rien de scandaleux à première vue : Gomis était dans la capitale US depuis août 1986 !
Charles Gomis, vétéran de la diplomatie ivoirienne, reprend du service comme ambassadeur en France (2/2)
Il y est remplacé par Moïse Koumoué Koffi qui, en tant que ministre de l’Economie et des Finances (nommé à ce portefeuille le 16 octobre 1989), avait été stigmatisé par les Ivoiriens comme l’homme de la faillite de la Côte d’Ivoire ; il sera, du même coup, la première victime de l’arrivée aux affaires d’Alassane D. Ouattara. Gomis quitte Washington et se retrouve sans affectation. Mais non sans relations. Il deviendra ce que deviennent ceux qui ayant été quelqu’un ne sont plus personne : consultant pour des cabinets et des multinationales US.
Cependant, en 1995, Bédié va se souvenir de lui. La Banque africaine de développement (BAD), dont le siège se trouve à Abidjan, est confrontée au problème de l’élection de son président. Candidatures multiples et, comme toujours, manque total d’unité. Qui conduira, après l’échec du sommet d’Abuja, en mai 1995, à rechercher un « candidat de compromis ». ADO, alors directeur général adjoint du FMI, est considéré comme ayant le « profil idéal ». Ce qui n’est pas la point de vue de Bédié qui, déjà, se bat bec et ongles pour que l’ancien premier ministre du « Vieux » ne présente pas sa candidature à la présidentielle 1995. Officiellement, en ce qui concerne la BAD, la Côte d’Ivoire parraine la candidature du Marocain Omar Kabbaj face à un Nigérian, un Soudanais, un Lesotho… Cela tombe bien : Kabbaj et Gomis se connaissent bien. Ils étaient ensemble à Washington (avec ADO) dans les années 1980. Gomis va donc être appelé à organiser la campagne en faveur de Kabbaj. Le Marocain sera élu le 26 août 1995. Quelques mois plus tard, Gomis va le rejoindre avec le titre de « conseiller supérieur du président », l’accompagnant dans la plupart de ses déplacements à l’étranger. Un mandat qui court alors jusqu’en mai 2000.
Mais si en 1995 tout semble sourire à Bédié, élu pour la première fois (et la seule) à la présidence de la République et qui ambitionne de faire de son pays « l’éléphant d’Afrique » à l’instar des « dragons d’Asie », la situation ivoirienne va rapidement tourner au drame. A la veille de Noël 1999, Bédié est renversé par on ne sait trop qui ni quoi. Pas vraiment un coup d’Etat. Rien d’autre qu’un ras-le-bol général à l’égard d’un homme qui n’était pas celui qu’il fallait à la place qu’il occupait. La politique ayant horreur du vide et l’opposition ivoirienne ne sachant pas quoi faire de ce pouvoir vacant, c’est le général Robert Gueï qui va s’en emparer. Sans savoir, lui non plus, ce qu’il pouvait en faire.
L’euphorie de la conquête du pouvoir et du départ pour son « exil » parisien de Bédié étant retombée, il fallait passer aux choses sérieuses. C’est alors que Gueï va penser à Gomis et lui confier la direction de son cabinet. Les deux hommes se rencontrent pour la première fois le 6 janvier 2000, au Plateau, dans le bureau que Gueï occupe à la primature. « Vous êtes le « fils » d’Houphouët, lui dira le général. J’ai besoin de vous ». Le 11 janvier 2000, Gomis rejoindra donc le premier cercle qui gravite, de façon souvent informelle, autour de Gueï : Essy Amara, Mouassi Grena, Tidjane Thiam, Zirimba Aka Marcel, Georges Ouégnin…
Le 10 mars 2000, Gomis va gravir un échelon dans la nébuleuse qui entoure Gueï. Il est ministre des Relations extérieures (il remplace Christophe M’Boua) dans un gouvernement au sein duquel siègent encore des RDR. Et va avoir la tâche de convaincre les capitales africaines et celles des pays partenaires de la Côte d’Ivoire que, dans la perspective de la présidentielle d’octobre 2000, Gueï est l’homme qu’il faut à la place qu’il faut. Un dossier d’autant plus délicat à défendre que, dans le même temps, la « junte » (on ne parle plus vraiment de gouvernement de transition) va durcir la répression à l’encontre de tous ceux qu’elle considère comme des « opposants » et, plus encore, des activistes pro-Ouattara. La victoire de Laurent Gbagbo à la présidentielle du 22 octobre 2000 va, une fois encore, jeter Gomis « à la rue ». Dans le gouvernement, dont le premier ministre est N’Guessan Affi, il sera remplacé par Abou Drahamane Sangaré. Fin de parcours pour Gomis. Enfin, presque. Il s’occupe de son business et reprendra du service, en 2006-2007, comme directeur du bureau de la Mission des Nations unies au Congo (MONUC), en Ituri, le coin le plus pourri qu’on puisse trouver dans le Nord-Est de la RDC (qui, pourtant, n’en manque pas) ; il y aura en charge la démobilisation des ex-combattants.
A l’issue de cette mission, à compter de décembre 2007, il sera nommé conseiller spécial du directeur général de SIFCA, le numéro un de l’agro-industrie ivoirienne (caoutchouc, oléagineux, sucre depuis l’abandon du café et du cacao) qui emploie environ 17.000 personnes. Ce qui n’est pas véritablement étonnant. Marié à une Française et père de quatre enfants, Gomis est, notamment, le beau-père de Jean-Louis Billon, actuel président du groupe SIFCA, par ailleurs président de la Chambre de commerce et d’industrie de Côte d’Ivoire. Jean-Louis Billon et Henriette Gomis se sont connus en 1992 en Floride (où ils ont fait, l’un et l’autre, leurs études) et se sont mariés en 1994.
Henriette (qui a soutenu, le 3 mars 2000, sa thèse de Ph. D. à l’université de Miami) est actuellement directrice communication et qualité d’Orange Côte d’Ivoire Télécom (OCIT) et secrétaire générale de la fondation de l’OCIT. Quant à la fille cadette de Charles Gomis, Sylvie, elle est l’épouse de Thierry Tanoh, également une éminente personnalité ivoirienne (possible prochain premier ministre dit la rumeur), vice-président de la Société financière internationale (SFI), filiale de la Banque mondiale, et, depuis juillet 2012, directeur général du groupe Ecobank. En un temps où Ouattara veut faire de la diplomatie ivoirienne un acteur du développement, les connexions de Gomis, prochainement ambassadeur en France, avec le monde des affaires (et non les moindres) sera nécessairement un « must » lors de son séjour à Paris*.
Gomis, qui pratique couramment plusieurs langues, a passé une part essentielle de sa vie professionnelle à l’étranger. Cela ne l’a pas empêché d’exercer quelques responsabilités de « notable » au sein du PDCI-RDA. Très modestement. Secrétaire général de sous-section, il a été membre du bureau politique d’octobre 1975 à septembre 1980. On l’a vu, son parcours politique a été marqué d’un fil rouge, « l’houphouëtisme » ; comment pouvait-il en être autrement en un temps où Félix Houphouët-Boigny s’identifiait non seulement à la Côte d’Ivoire mais à l’Afrique de l’Ouest et aux relations internationales de l’Afrique francophone, formatant nécessairement ceux qui étaient appelés à travailler pour lui ?
Mais il n’a jamais été de ceux qui se sont emballés pour le pouvoir personnel du « Vieux » et ont sombré dans le « griotisme » par opportunisme politique. Son expérience internationale (notamment outre-Atlantique) l’a amené à relativiser beaucoup de choses, conscient que « pour vivre heureux, il faut vivre caché ». Présent sans être omniprésent, expérimenté sans être incontournable, Gomis traverse l’histoire contemporaine de la Côte d’Ivoire en acteur certes (même si ce ne s’est pas à proprement parler une « tête d’affiche »), mais également en spectateur ; un « spectateur engagé » mais pas au point de s’y brûler les ailes ou d’y perdre son âme. Le voilà à Paris. Ambassadeur. Pour écrire une nouvelle page des relations franco-ivoiriennes.
* A noter que la sœur cadette de Charles Gomis a été l’épouse d’Ibrahim Keita, un ivoirien né à Abidjan de parents guinéens, qui a été le premier PDG de la société de téléphonie cellulaire CORA/Comstar, dont le parcours politico-affairiste n’aurait pas manqué d’être, dit-on parfois, « aléatoire ».
Jean-Pierre BEJOT
La Dépêche Diplomatique
Le titre est de J-ci.net
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