EnquêteLe tueur norvégien jugé depuis hier s’est radicalisé au contact de sites prônant le «contre-jihad».
Par Anne Françoise Hivert Correspondante en Scandinavie
Le rassemblement du 31 mars, à Arhus, au Danemark, devait marquer l’histoire. En présence de militants d’extrême droite, venus de toute l’Europe, proclamer leur haine de l’islam, une organisation anti-islamique paneuropéenne allait voir le jour. Elle rassemblerait tous ceux qui s’opposent à «la charia, la nourriture halal, l’immigration et l’islamisation continue de l’Europe». Invité d’honneur : Stephen Yaxley-Lennon, alias Tommy Robinson, patron et cofondateur de la Ligue de défense anglaise (EDL), un mouvement d’extrême droite fondé il y a près de trois ans. Finalement, moins de 200 personnes ont fait le déplacement, mais Freja Lindgren ne se laisse pas abattre. Cette blonde peroxydée, membre de la Ligue de défense danoise commence par souhaiter la bienvenue à tous les «patriotes», venus au «rassemblement contre-jihadiste». Puis, elle se lance dans une harangue contre «l’islam, qui, lentement mais sûrement, force sa culture sur la nôtre»,dénonçant «le silence, imposé aux autochtones, avec l’aide des politiciens».
Parenté. Le discours n’est pas sans rappeler celui d’Anders Behring Breivik. Et pour cause : dans son manifeste, l’auteur des attaques du 22 juillet en Norvège exprime son admiration pour l’EDL. Il dit avoir été en contact avec «des dizaines de membres et de leaders» de l’organisation, à qui il a «fourni du matériel idéologique». Info ou intox ? Au lendemain des attaques, Stephen Lennon nie tout. Mais dans la presse britannique, des dirigeants de l’EDL confirment des liens. Breivik aurait participé à deux meetings du mouvement, à Londres et Newcastle, en 2010. Il postait régulièrement des commentaires sur le forum de l’organisation. Pour le journaliste Oyvind Strommen, qui vient de publier un ouvrage sur l’émergence de la mouvance dite du «contre-jihad» sur Internet (1), la parenté idéologique est incontestable. Breivik a peut-être agi seul, mais «le loup solitaire vient d’une meute», écrit-il. «Il n’a pas développé ses idées seul. Il avait des contacts, aussi bien sur la Toile que physiques, avec ce courant de pensée de la droite ultra. Evidemment, c’est plus facile de dire qu’il est cinglé, mais il a été créé par un climat politique et des idéologies qui existent», explique-t-il à Libération. Breivik, selon lui, s’est radicalisé sur Internet.
Dans son manifeste, le tueur énumère les sites qui l’ont inspiré : le blog américain Gates of Vienna, le site belge anglophone Brussels Journal… Tous ont un point commun : ils appartiennent, selon Oyvind Strommen, à «une blogosphère internationale, qui se présente elle-même comme contre-jihadiste». Dans un rapport publié le 15 avril, l’organisation britannique antiraciste Hope not hate, décrit la mouvance contre-jihadiste comme «le nouveau visage de l’extrême droite en Europe et en Amérique du Nord». Son fonds de commerce : la lutte contre l’islamisation de la société occidentale, théorisée par l’essayiste britannique Bat Ye’or, avec son concept d’Eurabia. Le terme apparaît 95 fois dans le manifeste de Breivik. «Au cœur de cette idéologie conspirationniste, il y a l’idée que nous sommes au centre d’une guerre civile, explique Tore Bjorgo, spécialiste du terrorisme et de l’extrême droite. Nous nous battons contre un complot, fomenté par des ennemis extérieurs, les leaders des pays arabes, et des traîtres intérieurs, les dirigeants des pays européens, qui ont passé un pacte en vue d’islamiser la société européenne.»
Parmi les défenseurs de cette théorie : le blogueur norvégien Peder Nostvold Jensen, connu aussi sous le pseudonyme de Fjordman, et décrit par Breivik comme son principal maître à penser. Dans un de ses essais, cet ancien étudiant en arabe écrit : «Nous devons nous assurer que ceux qui ont pris fait et cause pour les idées toxiques du multiculturalisme et de l’immigration de masse de tribus étrangères disparaîtront avec ces idées.» Si la rhétorique n’est pas nouvelle, elle a pris un nouvel essor sur la Toile, après le 11 Septembre. «Autrefois, écrit Oyvind Strommen, il fallait se rendre à des réunions. A présent on peut rentrer du travail, dîner, regarder un peu la télé, coucher les enfants, puis se connecter à Internet et s’adonner à la haine des immigrés et des élites avec des gens qui, un peu partout, partagent les mêmes idées que vous.»
«Guerre civile». Le drame, observe le philosophe Lars Gule, c’est que «ces sites fonctionnent comme des caisses de résonance, où ceux qui les fréquentent ne reçoivent aucune opposition, mais uniquement des réponses qui confirment leur vision du monde», renforçant leur extrémisme. Evidemment, tous ne deviennent pas des tueurs. Mais pour Oyvind Strommen, des idéologues, tels Bat Ye’or, Fjordman, mais aussi l’écrivain américain Robert Spencer, directeur du blog Jihad Watch, ont leur part de responsabilité : «Ces gens parlent de guerre civile, comme quelque chose qu’ils attendent avec impatience, de traîtres à éliminer… Toutes les pièces du puzzle étaient là. Il ne restait plus qu’à les assembler.»
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