De la Côte d’Ivoire au Sénégal – Similitudes de la spoliation politique – Le problème de l’intelligentsia africaine (Dieth Alexis)

AFP PHOTO/ ISSOUF SANOGO

Par Dr Dieth Alexis Vienne. Autriche

Entre la Côte d’Ivoire d’hier de Gbagbo et le Sénégal de Wade aujourd’hui, les similitudes qui conduisent un pays à la catastrophe paraissent, toute proportion gardée, saisissantes. Une manipulation de la Constitution et une instrumentalisation du conseil constitutionnel sont mises en place pour préparer un coup d’Etat électoral à l’approche de l’élection présidentielle. Quand le mécanisme est enclenché, le pouvoir invoque le principe de sauvegarde de sécurité publique, de la paix civile et de l’ordre républicain pour briser à l’aide de la police, de la gendarmerie et de l’armée la contestation populaire qui ne manque pas de surgir. Lorsque la révolte populaire éclate et que le chaos menace, les conseils de bon sens des médiateurs qui demandent à l’autocrate de renoncer à son entreprise sont accueillis par une fin de non-recevoir par ce dernier qui persiste obstinément dans la fuite en avant suicidaire et dans la répression de la contestation. Les condamnations de la communauté internationale sont rejetées avec dédain. Le pouvoir contesté accuse les anciennes puissances coloniales d’intervenir pour établir un néo-colonialisme. Pour sauvegarder la spoliation politique en cours, l’autocrate adopte la posture du nationaliste intransigeant, de l’anticolonialiste qui défend la souveraineté de son pays contre une ingérence externe et qui résiste contre les puissances étrangères et leurs complices de l’intérieur.

L’autocrate Wade est la version sénégalaise de l’autocrate ivoirien Gbagbo prêt à tout pour conserver le pouvoir. Au-delà du masque commode que leur procure leurs obédiences idéologiques respectives, ils sont, tous les deux, unis dans la politique de prédation. Le socialisme de Gbagbo fut la version nationaliste du socialisme. Son panafricanisme et son anticolonialisme ne furent qu’un déguisement derrière lequel s’abritaient la xénophobie et l’ethnicisme de son régime comme en témoigne le soutien décidé que continuent de lui prodiguer les figures les plus en vue du Front national français. Wade aussi, comme en témoigne la dérive de sa magistrature dans l’autocratie et la corruption, ne fut ni un démocrate ni un libéral, ni un anticolonialiste sincère. Le monument inutilement dispendieux de la Renaissance africaine ne fut qu’une dépense ostentatoire de plus, destinée à lui permettre de s’octroyer aux frais du peuple un brevet de résistant africain, et à tromper les tiers-mondistes niais qui prennent des vessies pour des lanternes. Chez Gbagbo comme chez Wade, la pose affectée du patriote intransigeant ne fut qu’une imposture. Pour l’un et l’autre le socialisme, le libéralisme, l’anticolonialisme, le panafricanisme tinrent lieu de camouflage dissimulant une soif du pouvoir et une conception féodale et patrimoniale de leur exercice. Les idéologies servirent de paravent à une pratique du pouvoir centrée sur la poursuite de leurs intérêts personnels sans aucune considération pour l’intérêt général. L’inimitié qui régnait entre Laurent Gbagbo et Abdoulaye Wade ne fut guère celle de l’affrontement du libéralisme et du socialisme dans la sous-région ; affrontement périmé depuis la chute du mur de Berlin et la fin de la guerre froide. Gbagbo et Wade se sont affrontés personnellement pour le leadership régional. L’adversité que l’un a vue dans le voisinage de l’autre reposait sur la méfiance de deux autocrates dévorés par la volonté de puissance qui cherchent à s’éliminer réciproquement.

Cette évidence de l’imposture de l’un et de l’autre que trahissait leur gestion du pouvoir sautait aux yeux du premier venu. La manipulation de la constitution et l’instrumentalisation du conseil constitutionnel en vue de la conservation du pouvoir, qui s’appuie ensuite sur l’usage de la force publique pour briser la contestation populaire, constituent un viol insigne de la légalité républicaine et de la souveraineté populaire que le commun des mortels remarque au premier coup d’œil. Cette criminalité politique majeure perpétrée par l’un et l’autre, dont s’aperçoit immédiatement le petit peuple doué du bon sens quotidien, ne devrait pas échapper à la conscience éclairée et la vigilance critique d’une intelligentsia. A supposer que l’on puisse accorder à Gbagbo et à Wade le bénéfice de la sincérité quant à leur réputation de démocrate et d’anticolonialiste il n’est pas interdit de considérer qu’ils ont fini, l’un et l’autre, par céder à l’usure du pouvoir en raison de la faiblesse de la nature humaine qui met toujours le héros vertueux en danger de céder au vice, qui met le combattant de la liberté en danger de se transformer en dictateur impitoyable. Or cette faillite morale constitue une raison qui devrait inviter l’intelligentsia subsaharienne à leur retirer tout soutien et toute sa sympathie.
Dès lors, une série de questions ne manque pas de surgir : Pourquoi le viol de l’intégrité du conseil constitutionnel perpétré par Gbagbo en Côte d’ivoire et la dérive meurtrière de son régime ont-ils pu échapper à certains socialistes et intellectuels Sénégalais et Camerounais qui s’épanchèrent dans les journaux à coup d’articles et s’activèrent dans la mobilisation des réseaux internationaux pour défendre celui qui leur apparaît jusqu’aujourd’hui comme un anticolonialiste et un panafricaniste victime d’un complot international? Comment comprendre la révolte actuelle, au Sénégal, des intellectuels et des socialistes sénégalais contre une manipulation de la constitution et une imposture électorale similaire à celles qu’ils ont soutenues en Côte d’Ivoire ? Si le problème Wade rappelle le problème Gbagbo, si en Côte d’Ivoire comme au Sénégal, la crise politique relève ouvertement d’une instrumentalisation de la constitution entreprise par un autocrate qui aspire à monopoliser le pouvoir après la fin de son mandat, comment a-t-il pu se faire que des intellectuels socialistes sénégalais aient pu voler au secours de Gbagbo en Côte d’Ivoire pour soutenir le déni du droit contre lequel ils s’insurgent en ce moment au Sénégal ? Comment ont-ils pu voir en un Gbagbo, instrumentalisant le conseil constitutionnel ivoirien pour conserver le pouvoir après avoir épuisé son mandat, un anticolonialiste en butte à un complot international alors qu’ils dénoncent aujourd’hui l’agression de l’autocrate Abdoulaye Wade contre l’intégrité des institutions de la République sénégalaise ? Comment ont-ils pu considérer que la dénonciation par la communauté nationale et internationale du hold-up électoral perpétré par Laurent Gbagbo relevait du néo-colonialisme ? Comment un intellectuel sénégalais de la trempe de Pierre Sané, ancien Secrétaire général d’Amnesty International et ancien Sous-directeur de l’UNESCO, dont on se rappelle la violente diatribe anticolonialiste contre la communauté internationale après le massacre des femmes d’Abobo par la soldatesque du pouvoir, n’a-t-il pas pu déceler le viol des droits humains et le déni du droit républicain dans la tentative meurtrière de conservation du pouvoir qui avait suivi la manipulation du conseil constitutionnel par Gbagbo ?
L’éthos critique de l’intellectuel, développé par une fréquentation purement théorétique des diverses figures de la rationalité, devrait lui permettre de juger, de prendre parti pour la vérité, de s’indigner devant le scandale et de le condamner d’où qu’il vienne. Son esprit avisé devrait lui permettre de déceler l’imposture sous les masques du légalisme, du souverainisme, du nationalisme, du socialisme, du libéralisme, du panafricanisme et de l’anticolonialisme dont se parent la plupart des dictatures et des autocrates africains. Un libéral internationaliste, un socialiste, un nationaliste africain sincère, un anticolonialiste et un panafricaniste convaincu, condamneraient l’imposture et le crime qu’ils soient commis par un socialiste, un nationaliste ou un libéral internationaliste. Ces dérives et ces impostures devraient par-dessus tout susciter la révolte de l’intelligentsia. Quelle conception du libéralisme et de la solidarité idéologique pousserait en effet aujourd’hui d’éventuels intellectuels et réseaux libéraux ivoiriens et africains soutenant le libéral ivoirien Ouattara à voler au secours du viol des règles de la gouvernance en démocratie par le libéral Abdoulaye Wade et à soutenir le hold-up électoral en cours au Sénégal ? Quelle conception du droit et de la solidarité idéologique pourrait conduire un libéral camerounais, nigérien, béninois ou guinéen à justifier les exactions commises par certains membres des troupes militaires de Ouattara lors de leur progression sur Abidjan et à nier la dérive mafieuse fréquemment soulignée de certains de ses commandants ?

Le problème politique du Sénégal fait ainsi saillir l’énigme de la myopie et de la collaboration active d’une frange importante de l’intelligentsia africaine avec les autocraties et les dictatures qui mettent le continent en coupe réglée. Cette saillance met en évidence leur rôle actif dans le blocage de la formation d’une opinion publique éclairée et unie dans le refus de l’imposture politique à l’échelle de la région sub-saharienne du continent. Une chose est sûre, les engagements contre-nature et l’activité de propagandiste des élites à la solde des dictatures du continent, constituent une des causes les plus importantes de l’inertie politique africaine. Cette complicité active d’une partie de l’intelligentsia avec les autocrates africains désoriente les populations qui attendent d’elle plutôt une définition critique des situations et un éclairement. Cette renonciation au service désintéressé de l’intelligence, de l’universel et de l’intérêt général par une frange importante de ceux qui devraient symboliser et incarner les valeurs, empêche en effet la formation, en Afrique sub-saharienne, d’une société civile politisée critique et progressiste susceptible d’engager les mouvements de masse qui impulsent les changements sociaux. La complicité active de la frange activiste des élites et de la diaspora avec les dictatures africaines rend impossible une solidarité entre les peuples africains dans la dénonciation des impostures qui se déroulent sur le continent. Elle constitue un obstacle à la formation d’une opinion publique africaine informée et unie dans la condamnation du crime politique, de la spoliation de la corruption. La confusion et la division de l’opinion publique nationale ivoirienne et de l’opinion publique internationale engendrée par la propagande active des « anticolonialistes » africains qui, lors de la crise ivoirienne, mobilisèrent leurs réseaux internationaux et se pressèrent par délégations entières auprès d’un Gbagbo, soutenu par ailleurs de manière étrange par le FN xénophobe français, en témoigne. Si Abdoulaye Wade était soutenu, en ce moment, au delà des frontières du Sénégal, par des réseaux de libéraux et par un activisme de propagandistes acquis à sa cause; si des délégations d’intellectuels et de libéraux africains se pressaient à ses pieds pour lui apporter leur soutien, Abdoulaye Wade se sentirait conforté dans le déni du droit qu’il a engagé au Sénégal. Il s’en suivrait un approfondissement de la division sociale dans le pays et les affrontements iraient grandissants face à un autocrate qui résisterait à la contestation sociale en se croyant justifié dans son bon droit. Les excès atteints dans la répression de la contestation sociale lors la crise ivoirienne ont été dus, pour une grande part, au soutien international mené par une partie de l’intelligentsia africaine dont Laurent Gbagbo a bénéficié dans le hold-up électoral qu’il avait entrepris en Côte d’Ivoire. En une période historique où les peuples sont devenus des acteurs politiques de poids à l’ère des réseaux de la communication numérique, le problème de l’influence des prises de positions des élites sur les opinions publiques est devenu central. Les actions concertés d’une l’intelligentsia organisée en réseaux qui influence le cours des évènements en agissant comme groupe de pression peuvent modifier le cours de l’histoire. La responsabilité de l’intelligentsia africaine sub-saharienne est donc lourde aujourd’hui. Elle se doit d’agir dans la direction de la transformation qualitative de la sous-région en inscrivant son engagement dans le sens de la défense des valeurs, de l’éclairement des consciences, du progrès, et non dans celui de la manipulation de l’opinion, de l’inertie et de régression politiques. Dr

Dieth Alexis. Vienne. Autriche

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