Par Nicholas Norbrook Jeune-Afrique
Au pouvoir depuis deux ans, le président nigérian Goodluck Jonathan affronte une crise sans précédent. La manière forte contre Boko Haram a contribué à radicaliser le mouvement islamiste. Quant à la suppression surprise des subventions sur l’essence, elle a provoqué une flambée de violence.
Des postes de police, le QG des Nations unies et maintenant des églises. Au Nigeria, la secte islamiste Boko Haram ne fait pas dans le détail. Les attaques qu’elle a revendiquées ces derniers mois – ou qui lui ont opportunément été attribuées – ont même gagné en intensité. De plus en plus meurtrières, de plus en plus médiatisées. Près de 80 personnes – des chrétiens pour la plupart – ont été tuées rien qu’entre Noël et le premier de l’an, faisant ressurgir le spectre d’affrontements religieux. La presse internationale s’en est émue, les intellectuels nigérians aussi.
Et Goodluck Jonathan (55 ans), dans tout cela ? Le 1er janvier, le chef de l’État a annoncé la suppression des subventions sur les carburants. Les manifestations qui ont suivi ont, cinq jours durant, paralysé Lagos, la capitale économique du pays. L’armée a abattu 20 personnes et a pénétré, le 16 janvier, dans les bureaux des deux chaînes de télévision, CNN et la BBC. Jonathan a fini par faire marche arrière et a annoncé le maintien d’une partie des aides de l’État.
Goodluck n’a pas su apporter le renouveau annoncé
Il n’est pourtant pas loin le temps où il se félicitait d’être « une bouffée d’air frais » pour le Nigeria. C’était en avril 2011, à quelques jours de l’élection qui devait lui donner la victoire dès le premier tour avec 57 % des suffrages face à Muhammadu Buhari. Depuis février 2010, il assurait déjà l’intérim à la tête de l’état en raison de l’absence prolongée de son prédécesseur, Umaru Yar’Adua, décédé en mai 2010. Mais, pour beaucoup, Goodluck Jonathan a comme un air de déjà-vu. Ni sur le dossier Boko Haram ni sur les questions économiques il n’a su apporter le renouveau annoncé.
Le Nord, tout d’abord. Au Nigeria, on a commencé par se réjouir de voir un homme originaire de l’État sudiste du Delta s’installer au palais présidentiel d’Aso Rock. Pendant la campagne, n’avait-il pas souligné les similitudes entre le Delta et les zones septentrionales – deux régions délaissées par le gouvernement fédéral ? Qui mieux que lui pouvait donc réconcilier le Nord et le Sud ? Oui, mais non. Le 7 janvier, dans un discours enflammé prononcé depuis une église d’Abuja, la capitale, il a mis en garde contre une nouvelle guerre du Biafra. Boko Haram est « un cancer », a-t-il tempêté, et les violences antichrétiennes de ces dernières semaines sont pires qu’à l’époque. Avec des accents que n’aurait pas reniés Joseph McCarthy s’en prenant aux communistes qui avaient « infiltré » les États-Unis, le chef de l’État nigérian a affirmé que des sympathisants de Boko Haram s’étaient immiscés « au sein de tout l’appareil d’État », du Parlement à la justice, en passant par les forces de sécurité et l’armée.
Tout, bien sûr, n’est pas de sa faute. Jonathan n’a fait qu’hériter du problème : à ses débuts, Boko Haram était un mouvement peu structuré aux revendications floues, basé à Maiduguri. C’est la mort de son leader, Mohamed Yusuf, tué par la police alors qu’il venait d’être arrêté, en 2009, qui a mené à la radicalisation. De la même manière, la paranoïa de Jonathan n’est pas complètement infondée. L’année dernière, le QG de la police à Abuja a été attaqué un mois seulement après son arrivée au pouvoir (2 morts), et celui des Nations unies dès le mois d’août (23 morts). Et les services de renseignements ont effectivement prouvé que Mohammed Ali Ndume, sénateur du People’s Democratic Party (PDP, au pouvoir) dans l’État de Borno, entretenait des liens avec Ali Sauda Umar Konduga, porte-parole de Boko Haram.
Qu’a fait Goodluck Jonathan ? Il a envoyé l’artillerie lourde. Les forces de sécurité ont multiplié les raids contre les membres – réels ou supposés – de la secte, récoltant parfois quelques succès, mais au prix de fréquentes violations des droits de l’homme. En 2012, un cinquième du budget de l’État a été alloué aux forces de sécurité (921 milliards de nairas, soit 4,4 milliards d’euros).
Sauf que la manière forte ne résout pas tout et que Boko Haram est surtout l’expression de la grande frustration qui prévaut dans le Nord, à majorité musulmane. Matthew Hassan Kukah, évêque de Sokoto, explique : « La plupart des habitants se sentent oubliés par le gouvernement fédéral. Certes, ce sont les Nordistes qui ont le plus longtemps dirigé le pays, si l’on inclut la dictature militaire. Mais c’est dans le Nord que l’on trouve les régions les plus pauvres du pays et dans le Nord qu’il y a le plus grand nombre de personnes ne sachant ni lire ni écrire. »
Désavoué en coulisses
Pour l’instant, le pouvoir central obtient peu de résultats. Chaque semaine, de nouvelles banques sont dévalisées, de nouveaux attentats sont commis, de nouveaux assassinats sont perpétrés. Pour ne rien arranger, le 15 janvier, le principal suspect dans l’attentat commis contre l’église de Madalla, près d’Abuja, le jour de Noël (44 morts), s’est évadé durant son transfert vers la capitale.
La situation est-elle pire qu’en 1966, comme l’affirme le chef de l’État ? Non, selon son conseiller pour la sécurité, le général Owoye Azazi. « On ne refera pas les mêmes erreurs », explique-t-il. Selon lui, le gouvernement empêchera que les pogroms de l’après-indépendance ne se reproduisent. Il promet aussi que les questions de pauvreté et de chômage dans le Nord ne seront pas négligées. Pas question, en revanche, de rappeler les militaires déployés dans le Nord. « Les gens ont besoin de protection », martèle-t-il.
Goodluck Jonathan n’est donc pas responsable du problème Boko Haram. Il l’est en revanche de la grogne sociale qui s’est bruyamment manifestée dans les rues de Lagos en janvier. La décision qu’il a prise à ce moment-là, sans attendre les résultats de l’enquête parlementaire qui devait se pencher sur la question des subventions sur le prix du carburant, l’a fait paraître très éloigné du quotidien de l’immense majorité des Nigérians. D’autant que beaucoup de ceux qui étaient rentrés au village pendant les fêtes de fin d’année se sont retrouvés dans l’impossibilité de payer un billet de bus pour revenir dans l’immense mégalopole. Il n’empêche, les économistes sont formels : les subventions représentaient 30 % du budget de l’État (8 milliards de dollars), c’est intenable. Et il serait plus judicieux de déployer une telle somme pour construire des routes, des voies ferrées, des centrales électriques, ou réhabiliter trois des quatre raffineries nigérianes, vétustes et presque à l’arrêt.
Une fois la décision annoncée, Goodluck Jonathan s’est fait discret. Ce sont deux poids lourds, la ministre des Finances (et ancienne cadre de la Banque mondiale), Ngozi Okonjo-Iweala, et le gouverneur de la Banque centrale, Lamido Sanusi, qui ont été chargés du difficile exercice d’autojustification. En coulisses, toutefois, les proches d’Okonjo-Iweala affirment qu’elle a peu apprécié de devoir défendre une mesure décidée sans concertation. Or, à Abuja, il n’a échappé à personne que du temps où, déjà ministre des Finances, elle servait Obasanjo, Okonjo-Iweala avait toujours défendu avec enthousiasme les réformes du gouvernement. Pas cette fois. De la même manière, dans un e-mail aux journalistes nigérians, Lamido Sanusi s’est dit fatigué d’être attaqué sur la politique gouvernementale.
Il faut dire que le Nigeria s’apparente à un cyclone dont la puissance et la route obéissent à des courants contraires. Jonathan est confronté aux mêmes difficultés que ses prédécesseurs. Comment renforcer et structurer le pouvoir fédéral tout en laissant de l’autonomie aux États, mais sans alimenter les mouvements centrifuges qui pourraient à terme menacer l’unité nationale ? Comment ménager à la fois les omnipotents gouverneurs de provinces, qui profitent directement de la rente pétrolière, et les puissants syndicats, qui contrôlent les ports, les aéroports, le transport ?
« Occupy Nigeria »
Auparavant, chaque fois que le prix du baril dépassait les 70 dollars, l’excédent était versé à l’Excess Crude Account, un fonds opaque auquel avaient accès les gouverneurs. Désormais, ce ne sera plus le cas. À Lagos, les rumeurs vont toujours bon train. La plus répandue veut que les gouverneurs soutiennent la suppression des subventions parce qu’ils espèrent profiter de l’argent ainsi économisé. À cela s’ajoute un autre point de désaccord. Le président du Forum des gouverneurs du Nord, Mua’zu Babangida Aliyu, affirme que les subventions qui ont finalement été en partie maintenues devraient être payées en fonction de ce que chaque État consomme : ainsi, Lagos, qui consomme 60 % du carburant, devrait payer 60 % du montant total des subventions. « Franchement, je ne pense pas que le gouvernement, même dans ses pires cauchemars, ait jamais imaginé que les Nigérians réagiraient comme cela », analyse l’évêque Kukah. S’il est bien sûr trop tôt pour parler d’un printemps nigérian, la contestation du mois de janvier n’a rien à voir avec ce qui s’était déjà passé dans le pays.
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Encadré « Oil addiction »
Premier producteur d’or noir en Afrique, le Nigeria ne peut se permettre une interruption, même partielle, de ses activités. C’est d’ailleurs sans doute cette menace venue de l’une des deux principales centrales du secteur, la Petroleum and Natural Gas Senior Staff Association of Nigeria (Pengassan), qui a décidé le président Goodluck Jonathan à abaisser, le 16 janvier, de 30 % le prix de l’essence (97 nairas [0,50 euro] le litre au lieu de 140, après la suppression des subventions le 1er janvier). Plus largement, la filière souffre d’un manque de transparence et de la corruption. La fin des subventions (8 milliards de dollars [6,3 milliards d’euros] par an, soit 30 % des dépenses de l’État) est l’un des trois axes d’une grande réforme en cours prévoyant une nouvelle loi et la refonte du secteur énergétique. Près de 9 millions de litres d’essence subventionnée partiraient chaque jour dans les pays limitrophes. Les milliards récupérés devaient être alloués à différentes infrastructures : les centrales et le réseau électriques notamment, mais aussi les raffineries à l’arrêt. Michael Pauron.
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« Ce n’étaient pas de simples manifestations organisés par les syndicats, affirme Tolu Ogunlesi, un écrivain nigérian très actif sur le réseau social Twitter. Il y avait toutes sortes de gens dans la rue. J’ai même parlé à un expert-comptable et à un avocat, un homme âgé, qui affirmait qu’il y avait plus de monde que lors des manifestations de juin 1993 [quand Abacha a volé la victoire à Moshood Abiola, NDLR]. » Et quand les syndicats ont officiellement mis fin au mouvement de grève, le 16 janvier, ils ont été accusés d’être vendus au pouvoir. Ensuite, comme sur la place Al-Tahrir, en Égypte, les manifestants se sont organisés sur les réseaux sociaux. L’expression « Occupy Nigeria » s’était répandue sur Twitter dès le 1er janvier. Enfin, comme en Tunisie et en Égypte, il a beaucoup été question de mauvaise gouvernance. De nombreux articles ont circulé sur internet expliquant le fonctionnement des subventions pétrolières – qui gagne quoi, et combien.
« C’est bien la première fois que les gens parlent du budget, de ce qui est dépensé pour les frais de bouche du président, de ce que coûte le Parlement nigérian, des salaires des élus… Et ce sont ces discussions qui poussent les gens à continuer à se mobiliser », explique Ogunlesi. Au Nigeria, un sénateur gagne 1 million de dollars par an (785 000 euros). Par comparaison, le président américain, Barack Obama, touche 400 000 dollars. En présentant ses voeux aux Nigérians, depuis l’église baptiste de Garki, Jonathan a fini en affirmant : « Ensemble, nous allons changer l’Histoire. » En contemplant la foule des mécontents, il s’en est certainement mordu les doigts.
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