« Le procès Gbagbo devant la CPI n’aide pas à la réconciliation avec le camp Ouattara »

Libre Opinion

Par Joseph Bemba est juriste, consultant international et président-fondateur du centre de recherche « Droit et Francophonie » d’Île-de-France

Côte d’Ivoire: « Le procès Gbagbo devant la CPI n’aide pas à la réconciliation nationale avec le camp Ouattara »

Après avoir été reçu jeudi par Nicolas Sarkozy, le président ivoirien Alassane Ouattara rencontre ce vendredi François Fillon. Pendant ce temps, l’ancien chef de l’Etat Laurent Gbagbo est jugé devant la Cour pénale internationale pour crimes contre l’humanité. Difficile pour la Côte d’Ivoire de recoller les morceaux.

Officiellement, le voyage du président Ouattara en France est présenté comme une volonté de faire avancer et de consolider la démocratie en Côte d’Ivoire, après la crise post-électorale meurtrière de 2010-2011 ; plus généralement sur le continent africain, un continent où « les progrès de la démocratie sont incontestables », comme l’a réaffirmé, le vendredi 20 janvier 2012, Nicolas Sarkozy, dans ses vœux au corps diplomatique. Ce voyage permet également de réaffirmer le soutien de la France aux autorités ivoiriennes et de « normaliser » en quelque sorte les relations entre les deux pays, qui ont été marquées par diverses tensions sous la présidence Gbagbo.

Bien évidemment, les enjeux économiques, de défense et de sécurité seront au centre de cette visite. La France, déjà premier partenaire économique de la Côte d`Ivoire, première puissance économique d`Afrique de l`Ouest francophone, devrait conforter cette position. On parle de la signature de plusieurs accords dont l’un des principaux serait un nouvel « accord de défense et de sécurité », qui devrait être du même type que ceux récemment conclus par la France avec le Gabon et le Sénégal. Celui-ci prévoirait notamment le stationnement de militaires (rebaptisés « éléments français de Côte d’Ivoire ») sur la base de Port-Bouët, mais qu’il n’y aurait pas d’intervention française automatique en cas de menace sur le régime ivoirien. De même, la force Licorne (1600 soldats au plus fort de la crise post-électorale, 450 actuellement), ne devrait plus compter à terme qu’environ 300 militaires chargés de la formation de l’armée ivoirienne. A cela devraient s’ajouter divers autres accords économiques.

Pour autant, la Côte d’Ivoire aurait-t-elle vraiment tourné la page Gbagbo ? La visite du président Ouattara invite à poser cette question principale. Autrement dit, la visite concernée est aussi l’occasion de faire le point de la situation en Côte d’Ivoire, particulièrement dans le domaine des droits de l’homme et des libertés fondamentales depuis son accession au pouvoir. Malgré les efforts accomplis par le président Ouattara et son gouvernement visant la réconciliation nationale, la paix durable et la reconstruction du pays, le sentiment qui reste généralement partagé est que la Côte d’Ivoire n’a pas encore véritablement tourné la page Gbagbo, particulièrement dans le domaine des droits de l’homme et des libertés fondamentales. En voici, selon nous, quelques illustrations.
L’influence non négligeable de Gbagbo

Que ce soit en bien ou en mal, le souvenir de l’ancien président Gbagbo reste vivace dans la mémoire des ivoiriens et de la communauté internationale. Ce dernier conserve aujourd’hui une influence non négligeable dans le pays. Il en est de même des anciens pro-Gbagbo de l’intérieur comme de l’extérieur, déplacés, réfugiés et fugitifs inclus. Cette influence est palpable notamment à travers les nombreux meetings pacifiques organisés par le Front patriotique ivoirien (FPI) par exemple à Yopougon, Port-Bouet, Bonoua et Koumassi, lesquels sont presque systématiquement empêchés ou réprimés par les autorités au pouvoir, comme si elles les redoutaient.

Le dernier meeting en date est celui du 21 janvier 2012 à Abidjan (Yopougon). Ce meeting a fait l’objet d’une attaque attribuée aux partisans du président Ouattara, faisant au moins un mort et plusieurs blessés, au point que le rassemblement ait été finalement annulé. L’attaque a été entre autres « énergiquement » condamnée par le gouvernement des États-Unis dans un communiqué publié par son ambassade en Côte d’Ivoire, jugeant que « la violence est un obstacle inacceptable au progrès en cours » dans le pays et demandant au gouvernement ivoirien « d`ouvrir une enquête complète et impartiale et de prendre les mesures nécessaires pour éviter que pareils incidents ne se répètent ». Lors de sa visite à Abidjan les 16 et 17 janvier 2012, quelques jours avant cet incident, la secrétaire d`Etat américaine, Hillary Clinton, avait appelé le régime du président Alassane Ouattara au « dialogue » avec l`opposition. L’Onuci a également vigoureusement condamné ces violences et demandé au gouvernement d’arrêter les responsables, en proposant son aide pour enquêter. Il en est de même, dans un communiqué, de la Convention de la société civile ivoirienne (CSCI), une importante ONG, qui a demandé « une enquête effective et crédible sur cette énième perturbation de meetings ». Cette dernière a invité « tous les acteurs de la scène politique ivoirienne à s`abstenir d`attitudes ou comportements de nature à compromettre la fragile réconciliation nationale en cours en Côte d`Ivoire ».
Les cicatrices vivaces de l’ère Gbagbo

La crise post-électorale a été particulièrement meurtrière. Elle a été marquée par de nombreuses violations graves des droits de l’homme et des libertés fondamentales par les partisans des deux camps. Par diverses initiatives, le président Ouattara et son gouvernement, mais aussi la population ivoirienne ont commencé à panser les plaies résultant de cette crise sans précédent. Mais les cicatrices sont trop récentes et encore vivaces pour permettre de tourner la page Gbagbo. Le traumatisme subi est si grand qu’il faudra du temps, beaucoup de temps, pour y parvenir.

Tourner la page Gbagbo suppose que la réconciliation, la paix durable, la démocratie, la justice, le pardon, la sécurité et une vie quotidienne améliorée deviennent le partage de l’ensemble des Ivoiriens. Tel ne semble pas encore être tout à fait le cas, malgré les progrès réalisés. Un gouvernement d’union nationale, fut-il de transition, y aurait peut-être aidé. Les difficultés de la vie quotidienne, la persistance du sentiment d’insécurité et d’injustice, les crimes et exactions fréquentes contre une partie de la population font regretter à cette partie la vie sous la présidence Gbagbo. Ce sentiment largement partagé ainsi que les cicatrices qui restent vivaces expliquent en partie le fait que la page Gbagbo ne soit pas encore véritablement tournée.
Vers la réconciliation nationale

Le Président Alassane Ouattara a pris la bonne initiative de créer une Commission dialogue, vérité et réconciliation (CDVR), en mai 2010, sur le modèle de celle qui avait été établie en Afrique du Sud à la fin de l’apartheid en 1995. Présidée par Monsieur Charles Konan Banny et intronisée le 28 septembre 2010 à Yamoussoukro par le président Alassane Ouattara, cette commission est chargée de faire la lumière, sans esprit partisan, sur les crimes commis en Côte d’Ivoire suite à l’élection présidentielle organisée les 31 octobre et 28 novembre 2010. Elle vise à ramener la paix sociale et la réconciliation nationale par le dialogue pour la réunification et la reconstruction du pays. A terme, elle pourrait contribuer à tourner la page Gbagbo. Mais elle n’en a pas encore véritablement pris le chemin à cause de divers obstacles auxquels elle est confrontée et qu’il conviendrait de lever. La présence de Laurent Gbagbo à la CPI n’y aide pas non plus.

Le procès de Laurent Gbagbo devant la Cour pénale internationale : une source de préoccupations

Le procès de Laurent Gbagbo devant la CPI est source de préoccupations pour le pouvoir en place et, paradoxalement, source d’influence de l’ancien président sur les autorités ivoiriennes et sur le pays. Laurent Gbagbo utilisera certainement cette tribune pour dire sa vérité et pour essayer de démontrer, selon lui, la responsabilité du président Ouattara et de ses proches dans la crise postélectorale. Au regard de son audience de comparution initiale qui s’est tenue le 5 décembre 2011 devant la Chambre préliminaire III, trois angles d’attaque paraissent se dessiner pour sa défense : démontrer, à contre-courant, que Laurent Gbagbo a gagné l’élection présidentielle ; démontrer que le président Ouattara est aussi directement ou indirectement responsable de violations des droits de l’homme ; démontrer que Laurent Gbagbo a été irrégulièrement arrêté « sous les bombes françaises » selon l’expression par lui prononcée lors de l’audience de comparution initiale. Une partie de l’opinion ivoirienne attend de connaître cette vérité.

A ce stade, ce procès n’a pas donné lieu aux troubles redoutés par plusieurs observateurs. Il n’en sera peut-être pas ainsi si le procès entre dans le vif du sujet. On comprend dès lors pourquoi le procès de l’ancien président, dans sa phase initiale, n’a pas fait (à notre connaissance) l’objet d’une très grande publicité de la part des autorités ivoiriennes. Par crainte, sans doute, qu’il influence l’opinion. Sous cet angle, le sujet ne manquera pas d’être abordé par les deux présidents Sarkozy et Ouattara au cours de cette visite. Enfin, le 18 juin 2012, date fixée pour l’ouverture de l’audience de confirmation des charges, la CPI pourrait ou ne pas confirmer les charges retenues à l’encontre de Laurent Gbagbo. De même, si le procès venait à se tenir au fond, on ne peut préjuger à ce stade s’il sera condamné ou acquitté. Si par impossible il venait à être acquitté, les voies de la politique lui seraient de nouveau ouvertes. Autre illustration, s’il en est, que la page Gbagbo n’est pas encore vraiment tournée.
Une « justice des vainqueurs » ?

Dans sa lettre adressée le 4 mai 2011 au Procureur de la CPI, par laquelle il a demandé que le Bureau du Procureur ouvre une enquête indépendante et impartiale à propos des crimes les plus graves qui auraient été commis sur l’ensemble du territoire ivoirien depuis le 28 novembre 2010, le président Ouattara a souligné que cette enquête concernerait tous les présumés criminels quels qu’ils soient, y compris ceux de son propre camp, ce, alors même que ses partisans sont accusés par une partie de la population, de nombreuses ONG et même par l’ONU, d’avoir commis ou de continuer à commettre de graves violations des droits de l’homme sur le territoire national. Il convient de saluer cette initiative courageuse qui va dans le sens de la réconciliation et de la reconstruction du pays. Mais elle suppose aussi que le nouveau président pourrait être attrait devant la Cour pénale internationale dans les mêmes conditions que son prédécesseur, si l’enquête du Procureur de la CPI venait à le présumer coupable d’avoir commis directement ou indirectement des crimes relevant de la compétence de la Cour.

Rappelons qu’au cours de sa 16ème session ordinaire, le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies (ci-après le Conseil) a adopté la résolution 16/25 qui a décidé d’établir une Commission d’enquête internationale indépendante chargée « d’enquêter sur les faits et les circonstances entourant les allégations de graves violations des droits de l’homme perpétrées en Côte d’Ivoire à la suite de l’élection présidentielle du 28 novembre 2010, en vue d’identifier les responsables de tels actes et de les traduire en justice, et soumettre ses constatations au Conseil à sa 17ème session ». Daté du 8 juin 2011, le rapport de la Commission a été présenté devant le Conseil le 15 juin 2011. Selon les conclusions de ce rapport, « les deux camps pro-Gbagbo et pro-Ouattara ont commis de nombreuses violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire dont certaines pourraient constituer des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre ». Ces crimes ont été détaillés dans ledit rapport.

A ce jour, aucun partisan du président Ouattara ayant commis de tels crimes n’a été inquiété par ces conclusions, comme si le gouvernement en place voulait soustraire ses partisans à la justice. Le fait que Laurent Gbagbo soit, pour l’heure, le seul à devoir répondre devant la CPI des crimes considérés consacre une « justice des vainqueurs » et alimente un sentiment d’injustice. Dans un monde idéal, la justice internationale devrait pouvoir se passer des pressions et interférences politiques. Elle ne devrait pas livrer une justice à deux vitesses ni privilégier la justice des vainqueurs sur les vaincus. Cela ne facilite guère de tourner la page Gbagbo, la réconciliation nationale, la paix durable et la reconstruction du pays.

Joseph Bemba est juriste, consultant international et président-fondateur du centre de recherche « Droit et Francophonie » d’Île-de-France.

Directeur de la collection « Justice Internationale » des Editions L’Harmattan, il est notamment l’auteur de Justice internationale et liberté d’expression : Les médias face aux crimes internationaux (L’Harmattan, 2008).

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