C’est un éditorial de notre confrère – et aîné – Venance Konan (Photo). Dans lequel il raconte ses conversations avec deux de ses amis, un entrepreneur tunisien et un journaliste français de passage en Côte d’Ivoire. Des conversations qui semblent produire en lui une sorte de prise de conscience sur la profondeur du fossé qui sépare désormais ses compatriotes. Le journaliste français, nous explique-t-il, lui a raconté ce qu’il a vu et entendu à Duékoué. Des choses que, de manière assez curieuse, Venance Konan semblait ignorer. «Ce confrère m’a aussi parlé des villages détruits, des personnes vivant dans des camps ou au Liberia et qui ne peuvent rentrer chez elles parce qu’elles n’ont plus de maison. Et je me suis alors demandé si, dans l’optique de la réconciliation, l’État ne pourrait pas reconstruire les villages détruits, afin que ceux qui n’ont plus de toit puissent rentrer chez eux. Surtout qu’il ne s’agit pas de construire des villas, mais souvent de simples cases. Pourquoi, au nom de la solidarité, ne demanderait-on pas, par exemple, aux Ivoiriens d’apporter leur contribution pour la reconstruction de ces villages ?» Fallait-il qu’un journaliste français vienne à Abidjan pour que Venance Konan prenne conscience du drame des déplacés internes, chassés de leurs villages par la violence des FRCI et des Dozos pro-Ouattara ? N’a-t-il donc pas entendu parler de l’infâme réaction du gouvernement qu’il soutient, qui a fait pression pour que ces déplacés n’ayant plus de villages soient chassés des camps qui les recueillaient, sans le moindre appui gouvernemental ? N’a-t-il donc pas entendu la réaction de désapprobation de la communauté des humanitaires ?
De deux choses l’une. Soit le patron de « Fraternité-Matin » est victime d’une certaine forme d’autisme face aux cris de détresse d’une partie d’entre ses compatriotes qu’il a contribué à diaboliser – il fut, ne l’oublions pas, le créateur du néologisme « BAD », stigmatisant les Bétés, les Attiés et les Didas. Soit il préfère se cacher derrière des interlocuteurs étrangers pour partager ses propres réserves quant au sadisme institutionnel et au revanchisme structurel qui caractérise le régime d’Alassane Ouattara, à qui il doit son poste. Dans les deux cas, il y a des raisons de s’inquiéter.
Inviter les Ivoiriens à réévaluer leur histoire, au lieu de les contraindre…
C’est un signe qui ne trompe pas. Après s’être enhardi en faisant des propositions raisonnables en vue d’une vraie réconciliation, Venance Konan rétropédale. «Si l’on devait situer géographiquement les lieux où la réconciliation est nécessaire, ce serait certainement dans les parties méridionale et occidentale de notre pays. C’est sans doute là que les vainqueurs devraient se montrer le moins arrogants. Il est vrai que les partisans de l’ancien président Laurent Gbagbo doivent avoir l’humilité de reconnaître, d’abord, que leur leader a bel et bien perdu l’élection présidentielle, mais aussi qu’il a failli plonger le pays dans une interminable et meurtrière guerre, et que ce n’est pas à eux que l’on doit demander de pardonner aux autres», écrit-il. Ces phrases nous plongent au cœur de la véritable déchirure ivoirienne, et nous indiquent très clairement le niveau de difficulté auquel les «réconciliateurs» sincères sont exposés. On pourrait demander à Venance Konan pourquoi il est si fondamental que les pro-Gbagbo portent le sac et la cendre et acceptent d’endosser l’histoire officielle du moment. On pourrait s’interroger sur la logique qui voudrait que des personnes qui ont, entre autres, perdu leur village et vu leurs maisons incendiées (c’est Venance qui le dit) ne soient pas légitimes à réclamer le pardon de ceux qui, au nom d’Alassane Ouattara, leur ont fait du mal. Dans son esprit, on ne peut pas avoir soutenu Gbagbo et être une victime au sens plein du terme.
Au lieu de contraindre l’adversaire traqué jusque dans ses derniers retranchements à admettre l’histoire officielle, ne vaudrait-il pas inviter les Ivoiriens à réévaluer ensemble leur histoire, dans la mesure où la Commission Banny est notamment chargée d’établir la «vérité», en plus du «dialogue» et de la «réconciliation» ? La revisitation du processus électoral par une commission mixte (en un mot le recomptage transparent des voix à travers les procès-verbaux qui existent toujours) ne serait-elle pas la meilleure manière de faire admettre aux pro-Gbagbo que Ouattara n’est pas au pouvoir suite à une usurpation consacrée par les Occidentaux ?
Les complices d’une tyrannie naissante
Alassane Ouattara, ses partisans et les médias hexagonaux qui les soutiennent sont en réalité prisonniers de leurs mensonges d’hier, qui les contraignent à persévérer dans un story-telling où il existe en Côte d’Ivoire un «camp du bien» victime éternelle de tous les méchants pouvoirs qui se sont succédé depuis la mort d’Houphouët-Boigny, et un «camp du mal» dont l’incarnation est le président Laurent Gbagbo. Ainsi, les supporters de Ouattara, sur les médias sociaux, répètent comme un mantra «Gbagbo a fait pire» dès que les signes de la dérive dictatoriale de leur camp sont trop voyants pour qu’ils puissent contester leur réalité. Ainsi, les médias parisiens persévèrent dans leur travail, de plus en plus ridicule, de diabolisation d’un couple Gbagbo embastillé, et se signalent par leur discrétion quant à la véritable nature du régime de l’ami Ouattara, en visite d’Etat en France ces prochains jours. Imaginons que des jeunes patriotes avaient, sous Gbagbo, attaqué un meeting pro-Ouattara pacifique faisant au moins deux morts. Imaginons que, sous Gbagbo, les forces de l’ordre défrayaient la chronique au quotidien par leurs cambriolages et leurs crimes contre les populations civiles. Imaginons que Gbagbo était allé aux législatives avec une Commission électorale composée quasi exclusivement de cadres de son bord. Imaginons que des centaines de milliers de ce que ces médias appellent « les musulmans du Nord » étaient en exil dans des pays voisins ou déplacés internes et que leurs maisons et leurs champs étaient récupérés par des « chrétiens du Sud »…
Il ne s’agit pas ici de se lamenter sur la partialité des uns et des autres. Mais de démonter les mécanismes qui tendent à donner libre cours à la «volonté de puissance» d’un bord, à lui ôter tout scrupule et tout tabou et, naturellement, à l’encourager dans l’instauration d’une tyrannie qui pourrait bien accoucher, tôt ou tard, d’une autre guerre en Côte d’Ivoire. Une guerre dont les Ivoiriens, notamment les jeunes générations, seraient les principales victimes. C’est pour cela qu’il revient aux forces vives du pays, aux syndicats, à la société civile, aux religieux, aux Sages, de faire preuve de courage et de dire très clairement au régime Ouattara qu’il y a des limites à ne pas dépasser.
Théophile Kouamouo
Le Nouveau Courrier
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