Le comédien ivoirien Sidiki Bakaba, 62 ans, est un miraculé. Il a vu la mort de près, de très près même. Le 11 avril 2011, jour de la chute et de la capture de Gbagbo, des soldats pro-Ouattara ont voulu l’exécuter. Il a été sauvé de justesse par des militaires français qui passaient par là. La veille, le 10 avril, un obus tiré à partir d’un hélicoptère français de la Licorne a failli le réduire en bouillie. Au Festival du film de Tanger où nous l’avons rencontré, l’ancien directeur du Palais de la Culture d’Abidjan nous a livré un récit poignant de l’odyssée qui a failli lui coûter la vie. Nous vous livrons, tel quel, le témoignage d’un homme qui revendique toujours une amitié de 40 ans avec Laurent Gbagbo.
« Le 10 avril 2011, veille de la capture de Gbagbo, je filmais avec ma caméra. Ma maison est dans la même rue que celle de la résidence où le président s’était retranché avec ses proches, dans un bunker. Autour de moi, ça n’arrêtait pas de tirer. Il y avait plus de 300 militaires et des blindés dans les environs. J’étais bloqué chez moi. Des soldats pro-Gbagbo me disaient : «vieux père, nous nous battons pour libérer l’Afrique ! Ils semblaient enthousiastes. Ils m’ont même mis dans leur blindé et j’ai pu filmer les rues désertées de Cocody. Plus tard, ils sont revenus me dire : « vieux père, ça commence à se gâter ; il faut partir, car si les Frci (Forces républicaines de la Côte d’Ivoire) te trouvent ici ils vont t’arroser de balles d’autant plus qu’il y a des mercenaires parmi eux ». Fuir, mais pour aller où ? Le quartier était encerclé et il n’y avait plus d’issue. Et puis je ne fais pas de politique moi ! J’ai juste la malchance, si on peut appeler cela une malchance, d’avoir croisé sur mon chemin, il y a 40 ans, un certain Laurent Gbagbo avec qui j’ai partagé des moments d’exil à Paris et qui est devenu président plus tard.
Pendant le conflit, j’ai filmé des exactions de part et d’autre et c’est dommage que ma caméra et toutes mes cassettes soient détruites par les soldats de Ouattara. Est ce que le fait de témoigner c’est prendre partie ? Ces images à jamais perdues auraient bien éclairé l’opinion aujourd’hui que Gbagbo est devant la juridiction internationale. Le 10 avril 2011, j’étais devant la résidence. J’avais décidé d’aller voir le président pour lui demander de tout laisser tomber, de partir pendant qu’il est encore temps, car cela n’en valait plus la peine.
Des cadavres autour de moi
En filmant avec ma caméra, j’ai, subitement, vu un hélicoptère français qui volait à basse altitude et qui faisait du surplace. Comme saisi d’une intuition, je me suis dit : tiens, et s’il prenait ma caméra pour une arme ? Sans hésiter, j’ai sauté à plat ventre dans le poste de garde de la résidence. J’ai, ensuite, entendu le bruit assourdissant d’un obus qui passe au dessus de ma tête. Le souffle de l’explosion m’a soulevé à presque un mètre du sol. En bon musulman, j’ai imploré Dieu à trois reprises. Quand j’ai retrouvé mes esprits, j’ai vu de nombreux cadavres autour de moi, des corps démantelés, des têtes et des membres partout. Parmi les morts, de jeunes soldats qui, quelques secondes plus tôt, me disaient d’entrer à l’intérieur de la résidence. C’était horrible ! J’essaie de marcher, mais ma jambe gauche est sérieusement touchée par des éclats d’obus. Alors, j’ai sautillé jusqu’à l’infirmerie remplie de blessés. Les médecins veulent me faire monter au balcon où se trouvait une autre installation médicale, mais je me suis ravisé. Heureusement, car, quelques minutes plus tard, un autre obus français a réduit en poussière cet endroit, tuant le personnel soignant et tous les blessés qui s’y trouvaient.
J’ai rampé jusqu’à l’intérieur du bâtiment principal où, sans anesthésie, des infirmiers m’ont lacéré la jambe avec des rasoirs pour extraire de mon corps les 40 éclats d’obus. Mais, je ne sentais aucune douleur, j’étais dans une semi-inconscience. Je me disais que c’était la fin, que j’allais mourir, mais je tenais à ce que mon cadavre soit intact, afin que mon épouse qui vit à Paris puisse le récupérer et m’enterrer dignement. Puis, le service de presse de la Présidence m’a filmé et a mis les photos sur Internet. C’est à partir de ce moment que tout le monde a su que j’étais sérieusement blessé.
Dans la résidence, c’était l’apocalypse. Certains criaient, d’autres pleuraient ou priaient. Moi, j’étais plongé dans une semi-conscience et j’avais comme l’impression de vivre un cauchemar. L’ancien ministre de l’Intérieur, Désiré Tagro, secrétaire général de la Présidence, assis à côté de moi, me réconfortait. Plus tard, quand Gbagbo m’a vu, il s’est écrié : « mais pourquoi ils lui ont fait ça ? » Il disait qu’on ne doit pas toucher à un artiste, à un symbole. Plus tard, Tagro a été, affreusement, tué après qu’une balle lui ait arraché la mâchoire et défiguré le visage.
Manipulation des médias occidentaux
Ce que j’ai vu, ce jour-là, est horrible : des hommes, des femmes et des enfants dont les restes étaient éparpillés un peu partout. C’était vraiment de la sauvagerie et aucun être humain, même s’il a commis des crimes, ne mérite d’être traité ainsi. Il y a eu une grande manipulation de la part des médias occidentaux dans cette crise ivoirienne qui n’a pas encore révélé tous ses secrets. La nuit du 10 au 11 avril, les bombardements d’hélicoptères et les tirs des chars continuaient à s’abattre sur la résidence. Le bunker tremblait de partout.
Durant toute la nuit, j’étais comme mort, inconscient, plongé dans un rêve qui refusait de s’achever. Au petit matin du 11 avril (jour de l’arrestation de Gbagbo, Ndr), entre des moments de conscience et de coma, je me suis retrouvé debout, les mains en l’air, quelque part, avec d’autres blessés. Je croyais que j’étais dans la forêt, mais j’étais à quelques centaines de mètres du Golf Hôtel où le désormais ex-président, son épouse et ses proches étaient conduits. Nous étions trop mal en point pour être emmenés au Golf où les caméras du monde entier risquaient de nous filmer.
J’étais adossé à un mur, les bras en l’air, comme devant un peloton d’exécution. Au fond de moi, je me demandais : mais pourquoi je suis encore vivant ? Devant moi, trois soldats, avec des bonnets africains surmontés de plumes, qui ressemblent à des chasseurs dozos. Des gens du Nord comme moi le Malinké, petit-fils de Cheikh Fantamady Aïdara (de par ma mère), qu’ils veulent tuer. L’un de ces « bilakoros (non circoncis, Ndr) me dit : « Sidki Bakaba, tu es fidèle toi. Fidèle jusqu’au bout. J’aime les gens fidèles ». En le regardant, c’est comme si j’étais devant un miroir qui me renvoyait ma propre image. Le deuxième me lance : donne-moi ta montre. Il me l’arrache ainsi que ma chaîne et mon bracelet en argent. Je me disais, au fond de moi : mais c’est fou ça, tu ne peux pas bombarder une résidence présidentielle il y a quelques heures et puis voler une montre à un blessé ! J’avais de la compassion pour ces gens-là. J’étais presque nu, je n’avais plus que mon slip et tout ce qu’ils m’ont laissé, c’est ce chapelet (il nous le montre) que j’ai hérité de ma maman dont le décès m’avait trouvé au Japon.
L’un des soldats qui semblait être le chef de la bande compose un numéro sur son téléphone portable et je l’entends dire : nous avons capturé Bakaba. Je me disais que, puisque son interlocuteur semble me connaître, j’allais être sauvé. C’est en ce moment que l’un des bilakoros s’avance vers moi d’un air menaçant et me donne un violent coup de crosse de sa kalachnikov sur la tête. Un liquide m’envahit le visage, du sang mélangé à ma sueur. Il me donne un autre coup de crosse sur mon œil qui est resté fermé pendant une dizaine de jours. Sans aucune pitié, il m’enfonce un couteau sur l’épaule gauche. Son chef lui crie enfin : « mais, arrête, qu’est-ce qu’il t’a fait ? ». Derrière moi, les autres prisonniers avec qui j’étais pleuraient, criaient. Ce qui a ébranlé mes bourreaux, c’est mon calme olympien, malgré mes souffrances. Cela les a sans doute désarçonnés.
«Honte d’appartenir à la race des Africains»
Mais, il était dit que je n’allais pas mourir ce jour-là. Comme par hasard, des militaires français passent dans les parages avec leur char. J’étais avec Paul Madys, un chanteur proche de Gbagbo dont la sœur a été tuée dans sa maison. L’un des soldats français, sentant sans doute qu’on allait nous exécuter, a voulu nous emmener avec lui, mais il tenait, d’abord, à informer ses collègues. Paul Madys leur dit : « si vous nous laissez là, ils vont nous tuer. Emmenez Sidiki avec vous et laissez-moi ici, je préfère mourir et le sauver, même si j’ai 20 ans de moins que lui ». Cette phrase m’a ébranlé, car ce jeune homme n’est pas du Nord, n’est pas malinké comme moi, pourtant, il a voulu se sacrifier pour ma survie. Finalement, les militaires français nous ont tous embarqués dans leur char et nous ont conduits à l’hôpital de Cocody. Dans le char, pour la première fois, depuis presque deux jours, je sens enfin une fraîcheur m’envahir. A l’hôpital, les médecins et tout le personnel soignant se sont occupés de moi et m’ont mis à la chambre 13. Le médecin-chef m’a dit : « il vaut mieux qu’on te déclare mort, sinon ils vont venir t’achever ». La rumeur de ma mort s’est propagée un peu partout et c’est peut-être ça qui m’a sauvé la vie. Heureusement, car de ma chambre située à l’étage, j’entendais des rafales de mitraillettes. Le médecin m’a confié que ce sont des militaires pro-Ouattara qui venaient achever des jeunes qui étaient internés aux urgences.
De Paris, mon épouse Ayala (de nationalité française, Ndr) a contacté par téléphone le gardien de notre maison, désormais occupée par des soldats qui ont détruit tout mon matériel audiovisuel, mes archives accumulées durant des décennies, ma salle de montage, mes cassettes. Et c’est par chance que notre gardien a pu récupérer mon passeport français, miraculeusement, sauvé des pillages. Après des efforts multiples, elle a saisi la cellule de crise du Quai d’Orsay, le nouvel ambassadeur de la Côte d’Ivoire à Paris, Aly Coulibaly (un jeune que j’ai vu grandir) qui, à son tour, a contacté le ministre ivoirien de la Justice, Jeannot Kouadio Ahoussou. Je suis, finalement, rapatrié en France, après de nombreux jours passés au Chu de Cocody. Le médecin français qui m’a consulté à mon arrivée m’a dit que si j’étais resté 24 h de plus à Abidjan, j’allais mourir, tellement mon corps était empoisonné par les balles et les blessures.
C’est en France que j’ai appris l’arrestation de Gbagbo. Aujourd’hui, je dois ma vie aux médecins de Cocody, mais surtout à ces jeunes soldats français que je ne connais même pas. J’ai passé une dizaine de jours en rééducation dans une structure à l’île de Ré, en France, et c’est un miracle si je suis là à Tanger en train de vous raconter tout ça, avec tout mon corps intact, même si, parfois, j’ai des pertes de mémoire.
C’est, peut-être, le chapelet de ma mère qui m’a sauvé. Je me suis soigné avec le peu d’argent que j’avais, car mes comptes ont été bloqués, comme ces 400 autres personnes proches de Gbagbo dont des journalistes qui avaient un salaire d’à peine 100 mille francs Cfa. »
Sidiki BAKABA, comédien et réalisateur : « Il y a comme un déficit culturel qui menace la Côte d’Ivoire »
Le comédien et réalisateur ivoirien, Sidiki Bakaba, 62 ans, a vu la mort de près. Le 11 avril 2011, jour de l’arrestation de Laurent Gbagbo, des soldats proches de Alassane Ouattara ont voulu l’exécuter. Il a été sauvé de justesse par des militaires français. La veille, un obus tiré par un hélicoptère de la Licorne a failli le réduire en bouillie. Au Festival de Tanger, il nous a raconté son incroyable odyssée. Voici la dernière partie de ce récit dont la première avait été publiée dans notre édition d’hier.
« Des soldats proches du président Alassane Ouattara ont voulu m’exécuter, tout simplement, parce que j’étais un ami de Laurent Gbagbo. Aujourd’hui, malgré toutes les souffrances endurées, je n’en veux à personne. Des gens comme moi seront réhabilités quand il y aura une véritable démocratie en Côte d’Ivoire. Ce qui est arrivé à mon pays est dû, en grande partie, à un déficit au niveau culturel. Cela n’arrivera jamais à un pays comme le Sénégal. Et vous devez remercier le président Senghor d’avoir favorisé une politique culturelle qui a permis aux Sénégalais d’être ouverts sur l’extérieur et de débattre entre eux, en dépit de leurs différences. C’est la culture qui donne à un peuple la possibilité de grandir.
Les Ivoiriens sont allergiques à la culture et cela, c’est le président Houphouët Boigny qui l’a favorisé. Il ne voulait pas d’intellectuels qui réfléchissaient et qui pourraient contester son pouvoir. Sous son règne, et bien après sa mort, la culture a été mise de côté, marginalisée. Pendant que les autres se cultivaient, l’Ivoirien ne pensait qu’à s’amuser et à gagner de l’argent. Il pensait que le monde s’arrêtait à Abidjan. C’est comme si les politiques avaient peur des hommes de culture, de leurs idées et des débats contradictoires que cela pourrait susciter. Quand je dirigeais le Palais de la Culture, j’avais du mal à remplir la salle où, pourtant, on jouait des pièces classiques comme « La tragédie du roi Christophe » ou « L’exil d’Alboury ». Les conseillers du ministère et de nombreuses personnalités du pays préféraient sponsoriser des concours de beauté ou des spectacles de musique. Notre ciné club hebdomadaire parvenait, à peine, à rassembler 20 spectateurs, alors que l’entrée était gratuite !
C’est cette inculture qui explique, peut-être, des actes ignobles comme ces jeunes militaires des Forces républicaines de la Côte d’Ivoire (proches de Ouattara, Ndr), qui sont allés braquer et piller la maison de l’écrivain Bernard Dadié, un homme de 90 ans qui s’est battu pour les indépendances africaines. Les soldats lui ont tout pris : ses biens, ses manuscrits, les bijoux de son épouse qui a failli mourir de crise cardiaque. C’est de l’inculture tout ça ! On ne doit pas toucher à un patrimoine mondial de la trempe de Dadié. Il y a eu des révolutions en France et un peu partout, mais certains symboles sacrés ont toujours été épargnés.
« On ne touche pas à un symbole comme Bernard Dadié »
La diversité de nos origines (il y a une soixantaine d’ethnies en Côte d’Ivoire) devrait être notre richesse, mais elle est devenue, malheureusement, notre faiblesse. Dès qu’un Ivoirien est en face d’une personne compétente qu’il considère comme un adversaire, son seul argument est de lui dire : « tu n’es pas Ivoirien ! ». Pourtant, la Côte d’Ivoire a toujours été une terre de rencontres, de brassages. Dans un quartier d’Abidjan comme Treichville, on se croirait à Colobane, en plein cœur de Dakar.
Aujourd’hui, on parle de réconciliation, mais je suis écarté de ce processus. Celui qui est chargé de cette réconciliation, Konan Banny, a fait appel à des personnalités comme le footballeur Drogba, les musiciens Alpha Blondy (fervent souteneur de Gbagbo avant de retourner sa veste au dernier moment), Tiken Jah Fakoly (toujours constant dans ses idées), mais a oublié des gens comme moi, sous prétexte que je suis un ami de l’ex-président. Je dis toujours que Gbagbo n’est pas un président qui est devenu un ami, mais un ami qui est devenu un président. Moi je ne renie jamais une amitié, d’autant plus qu’il est loin d’être le dictateur sanguinaire décrit par les médias occidentaux.
A Abidjan, certains commencent même à dire que je ne suis pas Ivoirien. Et il est dommage que l’entourage de Ouattara reprenne à son compte des idées et des concepts (l’ivoirité, Ndr) dont l’actuel président a été victime dans le passé. M. Ouattara doit proposer autre chose, au lieu de laisser les gens du Nord s’imposer partout comme s’ils étaient animés d’un désir de vengeance. Ce n’est pas avec une telle politique qui écarte une bonne partie du pays qu’on va régler les problèmes de la Côte d’Ivoire. Aujourd’hui, après ce que j’ai vécu, j’ai honte d’appartenir à la race des Africains, car ce n’est pas de cette Afrique-là dont j’ai rêvé durant mes années d’adolescence, lorsque le continent accédait à l’indépendance… L’Afrique risque de devenir un continent sans mémoire. Et le paradoxe est que c’est ma francité qui m’a sauvé la vie… »
De notre envoyé spécial MODOU MAMOUNE FAYE
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