Côte d’Ivoire – La mort de Paul-Antoine Bohoun Bouabré, architecte de l’économie mafieuse

 

Vendredi 13 janvier 2012

Par Jean-Pierre BEJOT

Il a été à Laurent Gbagbo ce que, toutes proportions gardées, Albert Speer* avait été à Adolf Hitler. Sous son aspect très respectable, avec ses airs de technocrate ancré dans ses convictions, cette éternelle façon d’être dans une hypocrite retenue, bien plus qu’un « homme lige » ou une « éminence grise », Paul-Antoine Bohoun Bouabré aura été le fossoyeur du capitalisme ivoirien et l’architecte d’une économie mafieuse.

Il est mort dans la nuit du mardi 10 au mercredi 11 janvier 2012, à Jérusalem. Il s’était enfui en Israël dès la chute du régime Gbagbo. Ce qui ne saurait étonner. Tel-Aviv et Abidjan ont entretenu des connexions étroites qui allaient bien au-delà de ce qu’on appelle les relations internationales ou la diplomatie.

Bohoun Bouabré était né, le 9 février 1957, non loin d’Issia, dans le Centre-Ouest de la Côte d’Ivoire, entre Daloa et Gagnoa, région d’origine de Gbagbo. Or, c’est à Issia qu’un squelette vient d’être exhumé qui, selon un « informateur » de la justice française, aurait été celui de Guy-André Kieffer. Au lendemain de la disparition de cet enquêteur (16 avril 2004), Bohoun Bouabré avait été mis en cause et le juge Patrick Ramaël avait souhaité (en vain) l’entendre sur ce dossier. « Je n’ai jamais eu à craindre une éventuelle curiosité de M. Guy-André Kieffer sur mon prétendu « enrichissement vertigineux » et je mets au défi quiconque de rapporter le début de preuve d’une telle accusation qui porte gravement atteinte à mon honneur et à ma considération. De même, je n’ai jamais considéré que les écrits de M. Kieffer gênaient de quelque façon que ce soit mon travail et ma crédibilité » rétorquera Bohoun Bouabré dans un « droit de réponse » publié par Le Nouvel Observateur. Bohoun Bouabré avait alors pour conseil l’avocat Pierre Cornut-Gentille (défenseur d’Alexandre Djouhri, Ziad Takieddine, François-Marie Banier, etc. personnalités présentées comme des stars du trafic… d’influence).

1957-2001. Avant d’être nommé ministre de l’Economie et des Finances, le 24 janvier 2001, Bohoun Bouabré n’était pas une tête d’affiche. Professeur agrégé d’économie, ayant fait un bref séjour au ministère de l’Industrie et du Commerce (27 octobre 2000-24 janvier 2001), bientôt promu ministre d’Etat toujours en charge de l’économie et des finances (5 août 2002), Bohoun Bouabré va mettre en œuvre une « com » visant à rassurer les bailleurs de fonds sans désespérer les travailleurs (« socialisme FPI » oblige). « On ne peut partager que la richesse qui a été créée. Pas de richesse ; pas de partage. Nous voulons donc amener les Ivoiriens à se prendre eux-mêmes en charge en utilisant le potentiel humain qui est le nôtre ». La Côte d’Ivoire connaissait alors une situation difficile, antérieure à l’accession au pouvoir de Gbagbo.

Le premier programme avec le FMI avait été signé en 1994 dans la foulée de la dévaluation du franc CFA. La Côte d’Ivoire, dirigée alors par Henri Konan Bédié, voyait se déverser des centaines de milliards de francs CFA dans les caisses de l’Etat ; il s’agissait de justifier le bien fondé d’une dévaluation dont la Côte d’Ivoire était le principal bénéficiaire. Un deuxième programme devait être négocié en 1998. Mais le gouvernement sera mis en cause par l’Union européenne dans une affaire de détournement de 18 milliards de francs CFA. Les difficultés avec les bailleurs de fonds n’allaient plus cesser. A la veiller du coup de force de 1999, la rupture était déjà consommée.

Lorsque Gbagbo a été élu président à la fin de l’année 2000, il héritait de la pire situation financière que l’on puisse imaginer. La croissance économique était devenue négative (- 2,3%) cette année-là. Mal élu, Gbagbo était par ailleurs confronté à une situation politique difficile ; la question de « l’ivoirité » et la mise au jour de charniers à Yopougon permettaient à l’opposition d’engager une vaste campagne de mise en accusation du gouvernement.

L’image de la Côte d’Ivoire, brisée par le coup de force de 1999 et les révélations sur les années Bédié, devenait celle d’un pays en faillite totale, politique, économique, sociale. Gbagbo s’est alors attelé à résoudre les problèmes avec le concours de Bohoun Bouabré. Mise en œuvre d’un « instrument de combat » : le budget sécurisé (c’est-à-dire basé sur les ressources internes) ; réforme des secteurs essentiels : création d’une autorité de régulation de la filière café-cacao et institution d’une Bourse permettant de fixer un cours plancher (« Le cacao est pour la Côte d’Ivoire ce que le pétrole est au Koweït. L’Etat ivoirien ne peut pas s’en désintéresser. La libéralisation de l’économie ne doit pas empêcher ce secteur d’être sous contrôle » affirmera Bohoun Bouabré) ; réduction des déficits dans les domaines financier (banques, CAA, CCP) et énergétique (pétrole, électricité, etc.) ; maîtrise de la masse salariale (un audit était confié à un cabinet « indépendant »), etc. « L’important, c’est le mouvement », martelait Bohoun Bouabré. Il sera, les 9-10 avril 2002, l’architecte de la signature de l’accord de restructuration de la dette avec le Club de Paris et de la reprise totale de la coopération financière avec l’Union européenne, la Banque mondiale, le FMI et la BAD. Alors que la dette publique de la Côte d’Ivoire était estimée à environ 10,5 milliards de dollars, 2,26 milliards seront pris en compte par le Club de Paris, l’accord conclu selon les termes dits « de Lyon », permettra l’annulation immédiate d’environ 911 millions de dollars. « Il était urgent d’agir », commentera sobrement Bohoun Bouabré. Il venait de sauver le régime de son « tonton » Gbagbo qui lui en sera reconnaissant !

Les événements du 18-19 septembre 2002 vont mettre par terre cette avancée économique. Et l’économiste va se muer, peu à peu, en politique. Ce n’est plus la Côte d’Ivoire qui le préoccupe ; c’est le régime Gbagbo dont il est devenu une « élite » incontournable. Avions, palaces, rencontres internationales, carnet d’adresses étoffé d’hommes d’affaires – de toutes sortes « d’affaires » – Bohoun Bouabré va s’adonner avec délectation à l’économie de guerre mise en place à l’issue des accords de Marcousis. Il sait motiver ses interlocuteurs avec un discours technocratique qui fait l’impasse sur les outrances politiques en usage dans le « clan Gbagbo », notamment du côté de Simone. Un seul mot d’ordre : « la reconstruction ». Ce qui est quand même le meilleur moyen d’obtenir de l’argent des bailleurs de fonds et de motiver les entrepreneurs. « Au total, écrira-t-il dans Le Figaro (20 mai 2003), les conditions d’un rapide redémarrage de notre économie existent. Les infrastructures du pays ont été en grande partie épargnées lors du conflit de septembre 2002. Qu’il s’agisse du port d’Abidjan (le deuxième d’Afrique après celui de Durban), de l’aéroport de la capitale économique, du système de télécommunications, de la raffinerie de pétrole ou des centrales électriques, le potentiel du pays est intact. La nécessaire relance souhaitée par l’ensemble des pays de l’Union économique et monétaire ouest-africaine, avec lesquels la Côte d’Ivoire a en commun le franc CFA, n’en sera que facilitée ». Autrement dit, si vous jouez le jeu d’Abidjan, ce sera, pour tout le monde, « gagnant-gagnant ».

* Albert Speer (1905-1981) a d’abord été, dès 1933, l’architecte du régime nazi et le théoricien de la « valeur des ruines », considérant que les réalisations architecturales (les siennes étaient monumentales et conçues pour les grandes mises en scène populistes du nazisme) devaient être de belles ruines mille ans plus tard, à l’instar des architectures grecque et romaine. En 1942 nommé ministre de l’Armement et des Munitions, il va s’atteler à rationaliser la production de guerre en utilisant la main d’œuvre déportée tout en niant avoir été au courant de la Shoah. Il est considéré comme le premier « technocrate » ; sa compétence en matière de productivisme a permis à l’Allemagne de poursuivre la guerre (usines souterraines, carburant synthétique, utilisation du savoir-faire technique de déportés, etc.). Jugé à Nuremberg, il sera condamné à vingt ans de prison pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Si les dirigeants nazis pouvaient passer pour des « fous furieux », Speer donnait l’image d’un homme raisonnable, cultivé, humaniste… Comme quoi, il ne faut jamais se leurrer sur la nature humaine.

A suivre

Jean-Pierre BEJOT
La Dépêche Diplomatique

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