Journalistes et politiques: liaisons dangereuses ?

A l’origine, des journalistes en costume interviewaient les politiques en costume. Puis sont arrivées des journalistes en jupe… Retour sur un demi-siècle d’histoires de séduction entre presse et pouvoir.

Par Judith Perrignon – lemonde.fr

La faute à ces liaisons désormais officielles, à ces soirs de primaire où la fille de la télé grimpe et exulte sur la petite estrade du challengeur, à un destin présidentiel noyé dans les réseaux de prostitution, la question revient de plus en plus souvent, de plus en plus directe et de plus en plus affirmative : vous couchez ? Vous, femmes journalistes.

Allez plaider la vertu, dire que le pouvoir n’a rien d’aphrodisiaque, que ses prétendants vous laissent de glace, que quelques-unes oui, mais pas toutes, loin s’en faut… c’est peine perdue ! Les pièces à conviction sont sur la table et dans tous les journaux qu’ils soient people ou sérieux. Les bans sont publiés. Il suffit de découper selon les pointillés : au PS exit le couple DSK/Sinclair, voici François Hollande/Valérie Trierweiler, journaliste politique de Paris Match qui a longtemps chroniqué les faits et gestes de l’actuel candidat. Entre-temps la primaire a mis en scène les inséparables Arnaud Montebourg et Audrey Pulvar. Et aux dernières nouvelles, Michel Sapin va convoler avec une journaliste des Echos. A droite, il est de notoriété qu’entre son divorce d’avec Cécilia et son remariage avec Carla, Nicolas Sarkozy se consola auprès de journalistes, au point d’envisager un moment l’avenir avec l’une d’elles, que Marie Drucker était sur le point d’épouser François Baroin avant de le quitter, que Jean Louis Borloo vit avec Béatrice Schönberg…

Le poison est là : journalisme et politique s’en vont bras dessus bras dessous conquérir les palais de la République et dégringolent ensemble depuis des années dans l’estime populaire. Que s’est-il passé ?

« VOUS ÊTES UN BATAILLON DE CHARME, VOUS ALLEZ LES FAIRE PARLER »

Au commencement était un monde d’hommes, couleur gris costume, une époque avec une seule chaîne de télé et des journalistes endimanchés comme pour la messe lorsqu’ils allaient aux conférences de presse du Général. Vinrent les Amazones. Ainsi Françoise Giroud appelait-elle les trois jeunes femmes qui constituaient le service politique de L’Express, qu’elle dirigeait avec Jean-Jacques Servan- Schreiber, au mitan des années 1960 : Michèle Cotta, Irène Allier et Catherine Nay. Leur présence n’était pas le fruit du hasard, c’était un choix, un véritable casting. De belles et jeunes journalistes encore ingénues. On confia la gauche à celle qui était de gauche et la droite à celle qui était de droite. La légende ajoute qu’on leur avait donné carte blanche. Catherine Nay se rappelle Jean-Jacques Servan-Schreiber expliquant que les femmes mieux que les hommes pourraient « mettre de la chair derrière les idées », « incarner la politique », offrir des personnages « à l’ingénieur de Grenoble ou au pharmacien de Carpentras » ; elle se rappelle Françoise Giroud ajoutant : « De toute façon, un homme qui fait de la politique répond obscurément au désir de sa mère. » Michèle Cotta se souvient de JJSS affirmant : « Vous êtes un bataillon de charme, vous allez les faire parler », et Giroud ajoutant en aparté : « Attention quand même où vous mettez les pieds. »

Mis bout à bout, les mots parlent de charme, de chair, de psychologie féminine, de l’homme derrière la fonction… De rapprochement plus que d’irrévérence. La critique, les patrons s’en chargeaient à coup d’édito. Comme prévu, Catherine Nay, fille de gaulliste pas rebelle pour un sou, débarquant vêtue d’une minijupe bleu marine, de cuissardes blanches et d’un long manteau ouvert fit le même effet à l’Assemblée que le premier lâcher de ballons en couleurs dans la lucarne jusque-là en noir et blanc. « Aujourd’hui, je me demande : mais comment ai-je pu ? », sourit-elle.

Ce qui devait arriver arriva : Catherine Nay tapa dans l’oeil du baron gaulliste Albin Chalandon. Il comptait vingt-quatre ans de plus qu’elle, elle le trouva bel homme ; ils ne se marièrent pas, il l’était déjà. Il fut ministre par deux fois, elle poursuivit sa carrière de commentatrice politique, tout en dînant avec les barons du gaullisme, et sans se demander si tout cela était compatible. « Je ne me suis jamais prise pour sa conseillère, affirme-t-elle. Je ne me mêlais pas de ce qu’il devait faire ou dire. »Les Amazones vieillissaient dans un mélange de légèreté et de fierté, filles d’une époque qui avait tout bousculé tandis que d’autres générations de jeunes femmes arrivaient. Sorties des écoles, elles débarquaient dans les journaux, les radios les télés et… leurs rubriques politiques. On leur confiait toujours les couloirs plutôt que les éditos.

Munies de crayon, de micro ou escortée d’une caméra, elles se mirent à arpenter les congrès des partis, la salle des Quatre colonnes à l’Assemblée nationale, les conférences de presse, la sortie du conseil des ministres. Elles se fondaient dans le paysage, riaient comme les autres aux secrets de Polichinelle que se répétait cette profession bavarde. L’histoire de cette voix reconnaissable entre toutes qui s’inventait un nom pour appeler sa maîtresse dans la salle de rédaction – à chaque fois faussement sérieux, celui qui décrochait demandait : « De la part de qui ? » L’anecdote de ce responsable communiste racontant au téléphone le détail d’un bureau politique à une journaliste, par ailleurs allongée à côté d’un ténor socialiste agrippé à l’écouteur (petit accessoire aujourd’hui disparu). Les nouvelles recrues du journalisme connaissaient aussi la légende des pionnières, les mots de Giroud qui, avec le temps, prenait l’air d’une mère maquerelle, et elles juraient que c’était comme ça avant…

Et pourtant, à l’Assemblée, il leur suffisait d’ouvrir les yeux, des mots doux circulaient parfois entre les tribunes de presse et l’hémicycle et l’huissier les portait avec cérémonie.

« Parce que je n’en connais pas », répondit Françoise Sagan lorsqu’on lui fit remarquer qu’elle n’avait jamais couché avec un ouvrier. Le monde politique pourrait dire la même chose. Il est clos. En décalage horaire – des séances de nuit à l’Assemblée nationale, des voyages, des hôtels, des samedis, des dimanches au travail… Il est circulaire aussi. Le politique dévore la presse, les sons et les écrans. C’est son miroir du matin au soir, il s’y regarde, scrute ses points forts, ses points faibles, sa courbe de popularité, ce qu’il dit, ce qu’on dit de lui. Il ne se perd jamais de vue. Il parle « off » ou « on » au journaliste, son pouvoir dans son parti passe aussi par la place qu’il occupe, ou l’empreinte qu’il laisse dans les médias. Les puissants d’aujourd’hui, Sarkozy comme Hollande, furent de très bonnes sources quand ils étaient seconds couteaux. Parallèlement le journaliste sera qualifié de « bon » dès lors qu’il aura accès à l’homme politique, à ses confidences, à l’envers du décor. Il y a, en quelque sorte, une commu-nau-té d’intérêts entre les deux, un jeu d’attraction-répulsion autour d’une frontière ténue, qui peut tenir, de nombreuses et longues carrières le prouvent, ou pas… Ce monde clos produit croisements, regards, frôlements.

LONGTEMPS L’HOMME POLITIQUE NE DIVORÇA PAS

Mais ce serait misogynie ordinaire que de ne voir que les femmes dans le lit d’un homme politique. On ne commente jamais les liens privilégiés que certains journalistes masculins développent avec les hommes politiques. Ça, c’est du travail, de la proximité productive, un jeu nécessaire dont ils font un livre, le moment venu, quand l’homme s’éclipse, chute ou se meurt. Il y eut pourtant de vrais fascinés pour ne pas dire amoureux de Mitterrand. De vrais proches de Chirac, des intervieweurs en vue invités à l’anniversaire de Nicolas Sarkozy. Et rien ne permet d’affirmer que la relation sexuelle entraîne une plus grande connivence qu’une longue amitié, si ce n’est cette vieille idée de la soumission de la femme à l’homme, par le corps et la pensée. « Une fois passée de l’autre côté, tu ne disparais pas. Ta personnalité, tes réflexes et ton regard de journaliste sont encore là, et c’est très compliqué à gérer », raconte l’une d’elles.

Longtemps l’homme politique ne divorça pas. Et puis Michel Rocard fit de son divorce une annonce, c’était en fait son second. Et Anne Sinclair épousa Dominique Strauss-Kahn – elle était alors plus célèbre que lui -, puis Alain Juppé convola avec Isabelle Legrand-Bodin, journaliste à La Croix. Le secret devenait public, l’illégitime légitime. Enfin on assista à l’incroyable en avril 1992 : l’interview du président Mitterrand par deux femmes de ses ministres, Christine Ockrent et Anne Sinclair. La barrière avait sauté, dynamitée par la gauche peut-être parce que le journalisme est une profession majoritairement de gauche, et par la télévision, devenue omnipotente. La politique et la télé, ce sont deux narcissismes qui se rencontrent, deux mondes aux yeux vissés sur leurs courbes d’audience et popularité. L’homme politique qui épouse la présentatrice vedette, l’acteur et le commentateur unis, c’est le passage de l’autre côté du miroir, la sincère alliance du gagnant-gagnant. Ceux-là allaient faire des petits, on le voit aujourd’hui.

On passa d’un coup du secret à l’exhibition. Il fallut bâtir à la hâte quelques digues, édicter un nouveau règlement hygiéniste. Anne Sinclair renonça à « 7 sur 7 » quand DSK devint ministre pour la deuxiè-me fois. Béatrice Schönberg au « T » au moment de la présidentielle de 2007. Récemment Paris Match, employeur de Valérie Trierweiler, possible future première dame, a diffusé un communiqué expliquant que le magazine et la journaliste « sont convenus d’un commun accord que Valérie, qui continue d’être une journaliste de plein exercice du magazine, s’abstiendrait désormais et pour la durée de la campagne présidentielle de toute participation à la vie collective du journal (conférences de rédaction, bouclages). » Les journalistes politiques continuent d’écrire ou d’apparaître, mais côté culture, people, divertissement.

Ecartée de la sphère politique, la tentation peut être grande alors pour celle dont le métier était de savoir ce qui se disait dans les réunions, de franchir la porte, de se mêler du pouvoir, des décisions, voire de maîtriser la communication de son mari ou de son compagnon. Leur survie en politique, c’est d’y participer. Au risque de se mettre à dos les anciens collègues. Ils ricanent de voir Audrey Pulvar exulter un soir de primaire, et parlent désormais de Valérie Trierweiler comme la « Cécilia » de François Hollande, référence à la place qu’occupait l’ex-épouse Sarkozy au moment de l’élection présidentielle de 2007.

Certains sont venus à la rescousse des journalistes qui s’estimaient dégradés pour cause d’amour trop haut placé. « C’est la réduire à son compagnon », écrivait Julien Dray dans son blog au moment où Audrey Pulvar fut suspendue d’antenne par i>Télé. Il faudra naturellement, le jour où un journaliste masculin succombe au charme d’une responsable politique, lui appliquer la même jurisprudence, considérer qu’il n’est pas que des femmes sous influence. Il est un peu tôt encore. La politique reste le reflet d’une société patriarcale. Les premières arrivées au sommet de la vie politique étaient souvent sur la défensive, irascibles face à la moindre critique. Pas d’idylles possibles avec la presse, il suffit de se rappeler Ségolène Royal ou Martine Aubry. Les promues de l’ère Sarkozy jouent davantage de la séduction. Le président a manifestement fait son casting, lui aussi. Nathalie Kosciusko-Morizet, Rama Yade, ou encore Rachida Dati furent ses amazones à lui. La séduction vient désormais de l’autre côté. A la frontière des mondes politiques et médiatiques, tout peut arriver.

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