Par Pierre Jacquemot, chercheur associé à l’IRIS
Laurent Gbagbo ; l’ancien président ivoirien est à la Haye depuis quelques jours. Il est accusé d’être le coauteur indirect de quatre crimes contre l’humanité, « meurtres, viols et autres violences sexuelles, actes de persécution et autres actes inhumains », commis dans son pays, alors qu’il refusait de quitter le pouvoir qu’il occupait depuis 10 ans, après avoir été battu aux élections en décembre 2010. Cette démarche mettant en branle la justice internationale n’est probablement pas contestable. Pourtant elle pose quelques interrogations.
On observe d’abord que l’Afrique au sud du Sahara contribue largement à la justice internationale. Après le Libéria, le Soudan, le Congo, la Centrafrique, à présent, c’est la Côte d’ivoire qui envoie devant la Cour Pénale Internationale l’un des ses autocrates, auteurs d’exactions sur sa population. Et il est le deuxième chef de l’Etat, après Charles Taylor. Un troisième, Omar El Béchir, est inculpé depuis 2009, mais il continue d’exercer ses fonctions et de voyager en toute impunité.
A part l’ex-Yougoslavie, qui aura donné autant ? Peut-on s’attendre à ce que la révolution arabe transfère bientôt ses tortionnaires à la Haye ? Ou faut-il craindre une justice à deux poids deux mesures ?
Comment les Ivoiriens interprètent-ils cette extradition ? Il faudrait assurément le leur demander. Mais il est certain qu’ils s’attendent à ce que les auteurs de crimes de l’autre bord, ceux des Forces nouvelles, soient aussi interpellés. Il y a eu 3000 tués pendant la guerre civile et, les torts sont certainement en partie partagés. Il faut donc une justice équitable. Le procureur de la CPI, Luis Moreno-Ocampo, a promis de sanctionner aussi les responsables du camp Ouattara soupçonnés de crimes de guerre et contre l’humanité, mais aucun n’a encore été inculpé. Au contraire, certains chefs militaires de l’ex-rébellion ont été promus.
Il faut également une justice responsable, qui tienne compte du contexte ivoirien. Le pays est meurtri et divisé. Le processus de réconciliation entre les ennemis d’hier est en cours. Il mettra du temps. Le transfèrement de l’ex-président ne peut que susciter des frustrations. Le 11 décembre auront lieu les élections législatives. Les Ivoiriens peuvent se sentir légitimement lésés ne pas avoir « leur » procès dans leur pays, ce qui aurait été un moment fort dans le traitement du drame.
Laurent Gbagbo doit s’attendre à rester longtemps à la Haye avant son procès, comme Jean-Pierre Bemba, l’ancien vice-président congolais, détenu depuis trois ans. Les procédures de la CPI sont longues. Il restera le « diable » pour certains, un martyr pour d’autres. Encore une fois, les Ivoiriens se sentent dépossédés, comme ils le furent lorsque la Communauté internationale, via les Nations Unies, décida qui, d’Alassane Ouattara ou de Laurent Gbagbo, avait gagné les élections présidentielles. Il s’agit de prendre garde à ne pas nourrir l’irréductible ressentiment.
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