L’observateur de l’actualité politique africaine ne manque pas de constater la contradiction entre l’ébullition nord-africaine, qui fait tomber les dictatures et les régimes politiques corrompus dans un jeu de quilles continu, et l’inertie subsaharienne caractérisée par la réélection des autocrates ou la contestation violente d’élections plus ou moins transparentes qui finissent par aboutir au rétablissement du statut quo ou débouchent sur la guerre civile.
Une évidence saute à ses yeux lorsqu’il ausculte la dynamique des révolutions et mouvements politiques qui secouent l’Afrique aujourd’hui. En Afrique du Nord, le mouvement de transformation politique révolutionnaire de la société s’articule autour de la référence à l’Islam et à des valeurs qui transcendent les clans et tribus. La lutte politique puise ses motivations dans le rejet de la corruption de la classe politique, de la violence politique, de la trahison de l’intérêt général. L’on constate une unité des populations dans la contestation du pouvoir établi et un consensus autour d’une vision du monde et d’un projet de société fondé sur les valeurs de l’Islam et de la démocratie dont les islamistes promettent une audacieuse synthèse. En Afrique subsaharienne, l’on constate au contraire une division des populations et l’absence d’un thème politique unitaire qui pourrait fédérer la contestation sociale et politique. Ni les religions révélées, ni les religions traditionnelles n’offrent de projets de sociétés susceptibles de procurer une légitimation religieuse à la volonté de changement qui anime les populations. Aucune idéologie sécularisée, libéralisme socialisme – le faux socialisme de Gbagbo fut un mélange informe de xénophobie d’extrême droite, de libéralisme déréglé inavoué, et d’ethnicisme – ou écologisme n’offre non plus, de manière structurée et systématique, une vision du monde laïque cohérente permettant la contestation de l’ordre politique dominant et le rejet des pouvoirs en place. En Afrique du Nord, on constate une absence de personnalisation de la lutte politique. En Afrique subsaharienne, la lutte politique est fortement personnalisée, structurée autour de la personne des élites ethniques et sans référence idéologique. D’un côté, en Afrique du Nord, une référence à des valeurs politiques, transcendant les personnes particulières, structure le combat politique. De l’autre côté en Afrique subsaharienne, le champ politique est marqué par une absence de valeurs transcendant les personnes. La lutte politique centrée sur la fétichisation des individus et sur la soumission des populations à une élite politique ethnique dont les intérêts particuliers priment et se camouflent bien souvent sous un ethnicisme régionaliste de façade. Un exemple de cette personnalisation du combat politique est donné en Côte d’Ivoire où un parti politique le FPI fait de la libération de ses leaders, pourtant soupçonnés de crimes contre l’humanité, son programme politique, tandis qu’une recomposition ethnique centrée autour du chef semble se redessiner dans les divers partis composant l’échiquier politique ivoirien.
En Afrique du Nord, la référence à l’anticolonialisme ne figure pas au programme de la lutte politique actuelle même si elle se déroule contre les dictatures corrompues qui ont été soutenues par les anciens colonisateurs. Les élites politiques qui dirigent les révolutions nord-africaines se positionnent clairement pour une transformation axiologique et politique de la société qui se passe du ressentiment anticolonialiste. En Afrique subsaharienne, au contraire, la référence à l’anticolonialisme est systématique et absolue. L’anticolonialisme tient lieu d’idéologie dans la lutte politique. En Afrique du Nord, le combat politique se déroule contre la classe politique de l’Etat territorial qui doit répondre de ses actions politiques antérieures et de sa gestion devant une société civile consciente d’elle-même, de ses intérêts et de ses objectifs politiques. En Afrique subsaharienne, par contre, la lutte politique se déroule contre un adversaire historique fictif étranger : l’ancien colonisateur. Cette stratégie du camouflage permet à la classe politique de désorienter la révolte populaire. Occultant sa propre pratique prédatrice de la politique et la collaboration active de son pouvoir avec les milieux d’affaires du capitalisme français, Gbagbo ira jusqu’à parler d’une nouvelle décolonisation contre la France au moment même où Bernard Houdin visage du front National Français figurait parmi ses conseillers à la Présidence de la République ! La lutte politique est ainsi confisquée en Afrique subsaharienne par les élites politiques qui se servent de l’anticolonialisme pour camoufler leur propre domination de classe. – A l’occasion de la récente incarcération de l’ex-président ivoirien soupçonné de crime contre l’humanité à la prison de la CPI à La Haye, la dénonciation d’un néocolonialisme par une certaine opinion publique d’Afrique sub-saharienne refait surface !- La révolte populaire est donc détournée sur un bouc émissaire. Elle devient une révolte qui se nourrit du ressentiment. Ce n’est pas une révolte politique et morale visant à transformer de fond en comble la société actuelle selon des valeurs trans-ethniques universelles. Elle se satisfait d’un statut-quo qui refuse ou réadapte la vague démocratique en recomposant le jeu politique au profit de la domination des élites ethniques coalisées dans la gestion du pouvoir pour le service de leurs intérêts particuliers.
En transportant, au contraire , la lutte politique sur le terrain des valeurs transpersonnelles et en acceptant de jouer le jeu de la démocratie à travers des élections transparentes qui donnent la parole à une société civile éclairée et informée des enjeux de la lutte politique, l’Afrique du Nord est passée à une nouvelle étape de son évolution historique. Elle se réapproprie régionalement et culturellement la démocratie occidentale pour faire entendre la voix du peuple et tenir compte de l’intérêt général contre les intérêts particuliers et la domination des factions et des corporations. Il n’est pas sûr, dans ces conditions, que des islamistes qui voudraient profiter de la démocratie pour instaurer une dictature religieuse puissent atteindre leurs fins. Le peuple, dans sa diversité, a pris conscience de sa force et de sa souveraineté comme source de la Loi.
En Afrique subsaharienne, des forces d’inertie endogène continuent, au contraire, d’entraver le cheminement des sociétés vers leur transformation politique qualitative. La manipulation de l’ethnicité par les élites qui utilisent la paysannerie pour appuyer leur propre prétention aux positions de prestige et aux avantages économiques empêche la formation d’une conscience nationale et la genèse d’une conscience politique populaire fondée sur la claire représentation de l’intérêt général.
Au-delà des apparences, cette anomie politique postcoloniale en Afrique subsaharienne est un phénomène nouveau. Elle est un avatar de l’ère des partis uniques qui manipulèrent et renforcèrent les polarisations ethniques. Elle ne s’inscrit guère dans la tradition politique précoloniale et elle est en contradiction avec la tradition de la lutte syndicale et politique anticolonialiste qui fut menée selon des idéologies et des projets de société durant la colonisation Européenne avant les Indépendances. L’anomie politique subsaharienne moderne est donc une réalité accidentelle et contingente qui peut être dépassée. Il est possible de faire émerger une dynamique politique qui conduise à la transformation politique qualitative des sociétés d’Afrique subsaharienne. Il faudrait pour cela déconstruire activement l’anticolonialisme d’opérette des élites ethniques africaines et dévoiler la domination de classe qu’elles exercent dans le cadre d’un ethno- colonialisme intérieur en cours dans les Etats d’Afrique sub-saharienne. Il faudrait éclairer les nouvelles générations en réactivant la mémoire des luttes anticoloniales contre ce nouveau colonialisme interne de la période de l’après Indépendance en Afrique subsaharienne. Un progrès politique similaire à celui de l’Afrique du nord passe par une nouvelle décolonisation contre les ethno-colons subsahariens. A y regarder de près, l’Afrique du Nord n’a pu passer à une autre étape de son évolution historique qu’en menant ce combat de la décolonisation intérieure contre ses dictatures, ses autocraties et ses oligarchies. Serait-ce d’ailleurs l’explication de l’absence de référence au colonialisme européen dans les luttes politiques qu’elle mène actuellement contre ses propres autocraties ?
Dr Dieth Alexis
Vienne. Autriche
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