REPORTAGE – liberation.fr
Les Grecs accablent davantage leur classe politique que l’Europe et son plan d’austérité.
PAR MARIA MALAGARDIS ENVOYÉE SPÉCIALE À ATHÈNES
Longtemps, la boutique de monsieur Christakis a fait figure d’institution à Athènes. Toute la bourgeoisie grecque, mais surtout la classe politique, se bousculait chez le célèbre tailleur qui confectionne chemises et costumes sur mesure. Un magasin à l’ancienne, où un chef vendeur accueillait les clients et les installait dans des fauteuils club, alors qu’on leur présentait les échantillons de tissus venus d’Angleterre. «J’ai confectionné des chemises pour Constantin Caramanlis [Premier ministre après le retour de la démocratie en 1974, ndlr], mais aussi pour le chef de la junte des Colonels qui l’avait précédé pendant la dictature», s’enorgueillit encore le tailleur nonagénaire en évoquant un âge d’or révolu, «l’époque où nous avions de vrais hommes d’Etat».
«Girouettes». Désormais, la petite boutique est vide, les clients ont déserté les lieux, et les vendeurs tuent le temps en parlant de politique, affalés sur les fauteuils. A écouter les conversations désabusées du personnel, les politiciens grecs semblent désormais plus enclins à retourner leur veste qu’à se faire confectionner des chemises. «Là-bas, indique le chef de l’équipe des vendeurs, en regardant vers l’Assemblée nationale située à une centaine de mètres, il n’y a que des irresponsables. Des girouettes qui nous annoncent un matin des mesures qu’ils refusaient de prendre la veille.» Une allusion claire à la politique erratique du chef du gouvernement grec, confronté à la pire crise économique qu’ait connue le pays depuis la Seconde Guerre mondiale.
Vendredi, tous les regards étaient à nouveau tournés vers le Parlement, place de la Constitution. Après avoir annoncé, puis renoncé, à un référendum sur l’accord conclu à Bruxelles pour faire sortir la Grèce de la crise, le Premier ministre socialiste, Georges Papandréou, faisait face à un vote de confiance qu’il avait lui-même réclamé. Alors que se déroulait cette session interminable, les militants du Parti communiste grec installaient micros et stands de merguez pour la manifestation prévue le même soir sur la place. Comme l’opposition conservatrice, le PC grec réclame des élections anticipées. «Mais pour élire qui ? A droite comme à gauche, ce sont tous des bonimenteurs. Personne n’est capable de nous sauver de la ruine», constatait impassible le vieux tailleur indifférent à toute cette agitation.
Désespoir. Dans ce quartier plutôt chic qui va de l’Assemblée nationale aux hauteurs du mont Lycabette, les commerces qui placardent des affichettes, sur fond jaune, «à vendre» ou «à louer» sont désormais légion. Deux ans d’austérité et de crises économique et politique ont transformé la physionomie d’Athènes. Pour la première fois depuis les années 50, des mendiants sont apparus sur les trottoirs, et il suffit de s’asseoir à une terrasse de café pour être aussitôt harcelé par les vendeurs de mouchoirs en papier ou de billets de loterie, dont l’insistance révèle le désespoir. Lequel se transforme rapidement en colère.
La rue de l’Académie conduit, elle aussi, jusqu’à l’Assemblée. Dans un renfoncement, le siège de la Croix-Rouge grecque est désormais masqué par une immense banderole noire annonçant l’occupation des locaux par les employés. «Y en a marre, voilà six mois qu’on n’est pas payés !» gronde Popi, une quinquagénaire à la voix rocailleuse au pied de l’immeuble. Le sort du gouvernement l’indiffère, alors que son porte-monnaie «se vide de plus en plus».
Comme la Croix-Rouge, nombreuses sont les entreprises qui accumulent les retards de paiements des salaires. «C’est devenu fréquent, et les gens l’acceptent tout en étant confrontés à des hausses d’impôts sans précédent, lesquelles sont calculées en fonction de salaires non versés», constate Moise Lipsis. Ce journaliste du quotidien Elefterotipia n’a pas été payé depuis juin. Longtemps qualifié de «Libé grec», le journal joue désormais sa survie, un peu à l’image du pays : après avoir été l’un des principaux quotidiens, il est aujourd’hui menacé de faillite. «Suite aux mesures d’austérité décidées par l’Europe, les banques n’accordent plus de prêt, ce qui étrangle l’économie», explique le journaliste, qui ne voit pas pour autant émerger un sentiment antieuropéen. «C’est la classe politique que les Grecs accusent de tous les maux», souligne-t-il.
«Idiot». De fait, les députés et ministres n’osent plus sortir en public. «On les agresse, on les insulte, on leur lance des œufs ou des yaourts», affirme Moise Lipsis. Pour la première fois dans l’histoire du pays, les défilés de la fête nationale, le 28 octobre, ont été ponctués de violences et d’insultes adressées aux tribunes officielles. Même les manifestations sportives sont devenues des lieux de contestation de la classe politique : lors des matchs de football, des banderoles hostiles au gouvernement sont désormais systématiquement déployées, et les députés de droite comme de gauche sont priés de quitter le stade.
«L’opposition de droite n’inspire pas spécialement confiance, mais les socialistes au pouvoir, et Georges Papandréou en particulier, ont réussi à susciter un rejet total. Lui, on le traite ouvertement d’idiot !» souligne Angela, une jeune diplômée au chômage. Comme beaucoup de jeunes Grecs, elle est consciente de la nécessité de réformer le pays et se déclare prête à se serrer la ceinture. «Mais encore faudrait-il savoir où l’on va. Les plans d’austérité se succèdent, et la situation empire. Aujourd’hui, les gens ne sont pas seulement angoissés, ils ont réellement peur», note la jeune femme.
Lassés de l’alternative entre les deux grands partis, les conservateurs de la Nouvelle Démocratie et les socialistes du Pasok, les Grecs semblent résignés au pire, comparant de plus en plus la situation de leur pays à celle de l’Argentine à l’époque de la faillite à la fin des années 90. Un autocollant représentant un hélicoptère est apparu dans les manifestations : une façon de suggérer le départ de l’actuel Premier ministre, auquel certains prédisent une fuite hors du pays, comme en son temps le président argentin.
La colère, qui gronde sans trouver d’issue, fait pourtant quelques heureux : vendredi, sur la place de la Constitution, des ouvriers remplaçaient les marches en marbre de l’hôtel King George. Elles avaient été brisées lors de la précédente manifestation, le 21 octobre devant le Parlement. «Dans ce pays, quand les gens défilent, il y a toujours des affrontements violents. Et, par les temps qui courent, on va encore avoir du boulot», remarquait, goguenard, un ouvrier chargé de remplacer les marches cassées et observant les manifestants affluer à nouveau sur la place, devant le Parlement.
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