Par André Silver Konan « Envoyé spécial » de Jeune-Afrique
Fin mars, 500 personnes étaient tuées à Duékoué, en Côte d’Ivoire. Sept mois plus tard, retour dans cette ville où la crise postélectorale, d’anciens conflits fonciers et de vieux règlements de comptes ont engendré l’horreur.
La fosse commune de Carrefour, quartier des autochtones guérés de Duékoué, ressemble à un jardin en friche. Sous les fleurs, une centaine de corps ont été hâtivement enterrés fin mars. Au total, selon le bilan officiel dressé par l’Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire (Onuci), 1 012 personnes ont été tuées dans l’Ouest entre le 1er décembre 2010 et le 24 avril 2011, dont la moitié rien qu’à Duékoué. Sept mois après la prise de la ville par les Forces républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI), le 29 mars, Carrefour porte encore les traces du conflit : maisons incendiées, impacts de balles sur les murs et, surtout, ce regard suspicieux des habitants.
C’est dans ce quartier que les miliciens autochtones, pro-Gbagbo, avaient établi leur quartier général au lendemain de la tentative de coup d’État et de la rébellion des Forces nouvelles, en septembre 2002. Pendant longtemps, Julien Gougnan Monpouho, alias Colombo, commandant de l’Alliance patriotique du peuple wè (Apwè), et le « général » Gabriel Banao, 75 ans, commandant des Forces d’autodéfense de Duékoué et Bangolo (FADB), y ont semé la mort et la désolation, avec le soutien de mercenaires libériens et d’officiers des Forces de défense et de sécurité (FDS, aujourd’hui démantelées). Principales victimes : les « étrangers » – Burkinabè, Maliens et allochtones (Baoulés et Lobis notamment). Chez Colombo, aujourd’hui en fuite au Liberia, l’Onuci a découvert un puits rempli de corps.
« Après le premier tour de l’élection présidentielle [le 31 octobre 2010, NDLR], les miliciens sont devenus fous. Ils tuaient nos parents, tout simplement parce qu’ils étaient dioulas », accuse Sylla Vazoumana, président des jeunes de Kokoma (quartier dioula de Duékoué) et membre du bureau local de la jeunesse du Rassemblement des républicains (RDR, parti du président Alassane Ouattara). La ville était alors divisée en deux blocs ennemis. « Tous les Dioulas ont été chassés de Carrefour par les miliciens et se sont retrouvés à Kokoma. Il y avait les Guérés à Carrefour et les Dioulas à Kokoma », confirme Doumbia Mamadou, porte-parole des imams de Duékoué. Dans sa mosquée du quartier Résidentiel, le 28 mars, il a vu passer des miliciens qui venaient de tuer Drissa Konaté, l’imam de la mosquée principale. Réputé modéré, celui-ci a été frappé à la machette, criblé de balles puis brûlé devant les siens. Il était soupçonné de réciter des incantations pour les rebelles du Nord. Doumbia Mamadou n’a pas été étonné par le déferlement de violence : « On sentait que les communautés allaient se massacrer ici. »
Un sentiment qui n’est pas nouveau, à en croire le père Cyprien Ahoré, vicaire de la mission catholique de la ville, qui a accueilli fin mars, au plus fort de la crise postélectorale, près de 25 000 réfugiés. Aujourd’hui, ils ne sont plus que 5 000, dont d’anciens miliciens, qui rechignent à rejoindre leurs maisons. « Depuis 2002, c’est la troisième fois que la mission reçoit des déplacés », souligne l’ecclésiastique, qui garde le sourire même s’il concède qu’il lui arrive d’avoir peur. « Les vagues d’arrivées témoignent du caractère ethnique de la crise, ajoute-t-il. Après la tentative de coup d’État de 2002, ce sont des planteurs burkinabè qui se sont retrouvés ici. En 2005, après le massacre d’une centaine de Guérés [attribué aux Dozos, des chasseurs traditionnels et guerriers du Nord] à Guitrozon, un village de la commune, on a eu à la fois des allogènes, des allochtones et des autochtones. Enfin, depuis décembre 2010, ceux qui viennent ici sont à 99 % des Guérés. »
La loi du talion
Pour l’abbé Ahoré, « certaines personnes voulaient régler des comptes. Elles ont profité de la confusion qui régnait après la prise de la ville par les FRCI pour le faire ». Une appréciation que l’on retrouve dans le rapport de l’Onuci sur les massacres de l’Ouest, publié en mai dernier : « Les Dozos appliquent généralement la loi du talion. […] Sentant l’approche des FRCI, [ils] ont semble-t-il recouru à leur propre justice en prenant les devants et en menant des actes de représailles contre tout jeune Guéré suspecté d’être un milicien, au prétexte de venger les populations allogènes, rapporte ce texte. Un ratissage systématique a été fait au quartier Carrefour par des Dozos et des éléments des FRCI. »
Commandant des FRCI lors de l’offensive sur l’Ouest, Losseni Fofana (nom de guerre : Cobra) rejette catégoriquement les accusations portées contre lui par des organisations des droits de l’homme – accusations réitérées par Human Rights Watch dans un rapport publié début octobre. « Les massacres de Duékoué n’étaient pas de notre fait, proteste l’ex-comzone de Man, proche de Chérif Ousmane, lequel est désormais le numéro deux du Groupe de sécurité de la présidence de la République (GSPR). Là-bas, chaque communauté avait son armée. C’étaient des règlements de comptes entre elles. Nous avons, au contraire, mis un terme à cela. »
Les FRCI disent avoir tiré les leçons des massacres de Duékoué. « Notre objectif militaire était Guiglo, où les milices étaient plus nombreuses et attendaient des armes lourdes d’Abidjan, explique l’adjudant-chef Coulibaly Moussa, dit Moses, commandant des FRCI dans cette ville. Après la prise de Duékoué, nous y avons foncé directement. Nous avons appris par la suite qu’il y avait des règlements de comptes entre les communautés à Duékoué. À Guiglo, cela nous a servi de leçon. »
Ce collectionneur de chaussures militaires établi au quartier Adjamé – non loin de la résidence saccagée de Maho Glofieï, le redoutable chef milicien guéré – organise un tournoi de football auquel participent toutes les communautés. C’est sa façon à lui de faire tomber les barrières ethniques. Et ça marche, du moins en apparence. De même, Me Fofana Inza, président de la plate-forme pour la recherche de la paix et la cohésion sociale, a organisé à Duékoué une marche intercommunautaire mi-juillet qui a eu beaucoup de succès. Pourtant, l’abbé Ahoré est soucieux : « Aujourd’hui, si les FRCI et les Casques bleus quittent la ville, les communautés vont se bouffer entre elles. Je me pose souvent cette question : pourquoi tant de haine ? »
Sept mois ont passé depuis les massacres de Duékoué ; dans son bureau pillé, le nouveau préfet du département, Benjamin Effoli, établit son diagnostic : « Le problème ici est plus économique que politique. Il y a une forte pression sur les terres cultivables. À Duékoué, il faut compter 53 villages d’autochtones pour 5 900 campements d’allogènes et d’allochtones. Les conflits fonciers ont souvent été mal réglés. Périodiquement, il y avait résurgence. Le problème du foncier est la cause ; les violences postélectorales, la conséquence. C’est la cause qu’il faut régler. » En attendant que l’État consente à se pencher sur ce problème de fond, le préfet est convaincu que le pire n’est pas passé : « Duékoué est une flamme permanente qui peut se rallumer à tout moment. Les armes pourraient être encore là, terrées quelque part, prêtes à servir. » Lors de ses investigations, en avril, l’Onuci a retrouvé des armes de guerre sur le site de la mission catholique cachées dans des tentes. À Duékoué, le sang versé n’a pas suffi à exorciser le mal.
Encadré 1 – Petit lexique de la guerre
Autochtones Ivoiriens originaires de la région dont il est question. Ici, essentiellement les Guérés.
AllochtonesIvoiriens issus d’autres régions de Côte d’Ivoire. Dans ce cas, les Dioulas et les Baoulés notamment.
Allogènes Populations d’origine étrangère. En l’occurrence, les Burkinabè.
Encadré 2 – Une enquête complexe
C’est à Ouattara Gbéri-Bê, procureur de Daloa, qu’a été confiée l’enquête sur les massacres perpétrés dans l’Ouest en général et à Duékoué en particulier. Cette enquête a débuté le 4 avril et est officiellement toujours en cours. « C’est un dossier complexe, admet le procureur. Avant l’arrivée des FRCI, il y a eu des affrontements interethniques et des massacres commis par des hommes armés non identifiés, par des miliciens et par des mercenaires. » Ouattara Gbéri-Bê est secondé par deux juges d’instruction et des officiers de police judiciaire. Leur enquête couvre la période allant du second tour de l’élection présidentielle, le 28 décembre 2010, à une semaine après la prise de Duékoué par les FRCI, fin mars 2011.
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