Spécialiste de l’Afrique, Thomas Hofnung vient de publier l’essai, «La crise ivoirienne, de Félix Houphouët-Boigny à la chute de Laurent Gbagbo» (Ed La Découverte). Il analyse pour SlateAfrique les conditions de la réconciliation.
SlateAfrique – La Côte d’Ivoire est-elle sur le chemin de la réconciliation?
Thomas Hofnung – C’est encore prématuré de le dire. Mais on a l’impression que l’on a passé la phase aigüe de la crise et que l’on est dans la phase de reconstruction. En tout cas, la reconstruction matérielle a démarré. Il y a des chantiers à Abidjan (capitale économique de la Côte d’Ivoire). Des investisseurs sont prêts à revenir. Mais la reconstruction morale va prendre plus de temps. C’est une question centrale. Que l’on fasse les routes, que l’on retrouve du travail, bien sûr, c’est primordial, mais derrière tout cela, il y a la réconciliation entre les Ivoiriens. Et là, il est plus difficile de cerner ce qu’il se passe en Côte d’Ivoire. Pour l’instant, aucun responsable du camp du président Ouattara n’a été inquiété. Du côté du camp de l’ex-président Gbagbo, des responsables sont sous les verrous, à commencer par Laurent et Simone Gbagbo, ou sont sur le point d’être jugés, mais aucun responsable des FRCI (Forces républicaines de Côte d’Ivoire). C’est un mauvais signal. Ce qu’il s’est passé à Duékoué, fin mars 2011, a marqué un tournant dans cette crise parce que l’on a vu que des crimes étaient commis dans les deux camps. Ce massacre a été dénoncé par les organisations internationales. En termes de réconciliation, l’impunité dans le camp Ouattara et de ceux qui l’ont porté au pouvoir pose un vrai problème.
SlateAfrique – Les exactions sur des bases ethniques ou religieuses ont-elles cessé?
T-H – A Abidjan, les choses se sont beaucoup détendues. Il n’y a plus de barrages où l’on demande les papiers, et où en fonction du patronyme qui figure dessus, on est plus ou moins bien traité. Les problèmes liés à «l’ivoirité» semblent s’estomper, du moins à Abidjan. Mais il faut bien faire la distinction entre Abidjan et le reste du pays. Dans l’ouest, les tensions restent très vives entre les populations. On ne peut pas imaginer que, comme par enchantement, après l’arrestation de Gbagbo et l’investiture de Ouattara, la fraternité règne entre tous les Ivoiriens. Cette décennie de crise aigüe laisse forcément des traces dans les esprits. Un problème de représentation politique va se poser: il est très important que le courant pro-Gbagbo soit représenté. Mamadou Koulibaly, l’ancien président de l’Assemblée nationale, a claqué la porte et crée son propre mouvement. Qui sera la figure de proue de l’opposition à Ouattara? Difficile à dire.
SlateAfrique – L’organisation des législatives en décembre 2011 est-elle une bonne idée? L’opposition a-t-elle vraiment eu le temps de se constituer? L’organisation rapide de cette élection n’est-elle destinée à faire plaisir à la communauté internationale et aux bailleurs de fonds?
T-H – C’est une question compliquée. C’est vrai qu’il y a une pression de la communauté internationale pour que les élections se tiennent vite. Il faut une représentation parlementaire pour voter des lois. Dans ces conditions, on peut comprendre que l’on organise vite des élections. Mais peut-être que c’est un petit peu tôt, effectivement, parce que les pro-Gbagbo n’ont pas pu se réorganiser. 46% des électeurs avaient voté pour Gbagbo à l’automne dernier. Il est très important pour tourner la page de la crise en Côte d’Ivoire, qu’il y ait un courant qui les représente. Il faut déplacer la confrontation sur le terrain parlementaire.
SlateAfrique – Le FPI (Front Populaire Ivoirien, le parti de Gbagbo) a menacé de boycotter l’élection. S’il n’y va pas, est-ce dramatique? Est-ce qu’il représente encore une opposition démocratique?
T-H – Il faudrait qu’un autre parti puisse émerger. Mais c’est vrai que le timing est un peu juste. Le FPI est discrédité depuis 2005, parce qu’il y a eu beaucoup de gabegie, de corruption. Un certain nombre de responsables sont directement impliqués dans la crise. Le leadership a été décapité. Il faudrait qu’un autre parti représentant les pro-Gbagbo émerge. Je pense que cela serait une erreur pour les partisans de l’ancien président de ne pas chercher à envoyer de députés à la nouvelle assemblée.
SlateAfrique – La Cour Pénale Internationale (CPI) a commencé son enquête. Peut-on imaginer que parmi les personnes inculpées, il y ait des proches de Ouattara? Si ce n’est pas le cas, n’est-ce pas un mauvais signal envoyé à la Côte d’Ivoire?
T-H – Absolument. Ce serait un mauvais signal adressé à la Côte d’Ivoire et au-delà, puisque cette crise a été très scrutée, en particulier en Afrique. Il faut absolument briser le cycle de l’impunité, c’est un des maux dont a le plus souffert la Côte d’Ivoire pendant toute cette période de crise. On l’a bien vu avec le charnier de Yopougon en 2000, au moment de l’élection de Gbagbo. Les responsables présumés ont tous été relaxés. D’autres groupes armés ont ensuite tenté de renverser Gbagbo, et cela a abouti à la crise de 2002, et à la partition, malgré l’organisation d’un forum pour la réconciliation.
SlateAfrique – Alassane Ouattara peut-il lâcher ceux qui ont contribué à le porter au pouvoir?
T-H – C’est la question centrale à mon avis: est-ce que Ouattara est l’otage des «Comzones» (commandants de zone, les chefs militaires de la rébellion) et de Guillaume Soro, son Premier ministre? Les FRCI ont certes arrêté Gbagbo, mais elles n’y seraient pas arrivées sans l’intervention de l’armée française. C’est un peu une partie de poker menteur entre Ouattara et Soro. Leur relation est plus complexe qu’on ne le croit. On l’a vu avec les accords de Ouagadougou en 2007. Soro a joué sa carte. Après tout, il aurait très bien pu être le Premier ministre d’un Gbagbo réélu. La méfiance est grande de part et d’autre. C’est d’ailleurs pour cela que Ouattara a demandé le maintien de l’armée française. Il n’est pas tout à fait serein avec ses militaires, des anciens FN (Forces nouvelles) et FRCI qui assurent le maintien de l’ordre en Côte d’Ivoire. Ouattara a promis que tous les responsables de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité seront jugés et qu’il n’y aurait pas d’impunité, il faudra juger sur ses actes.
SlateAfrique – Qui détient le pouvoir actuellement à Abidjan, Ouattara ou Soro?
T-H – Je pense qu’il y a une répartition des rôles, comme pendant la crise. Quand Ouattara a vu que Gbagbo ne voulait pas lâcher le pouvoir, sa stratégie a été celle de l’asphyxie économique. Dans le même temps, il a reconduit Guillaume Soro comme ministre de la Défense pour s’occuper du volet militaire. Ouattara, c’est la face politique du régime, les contacts avec les investisseurs, les relations diplomatiques. A charge pour Guillaume Soro de «mettre au pas» les «Comzones» et d’assurer la sécurité. Là où les choses se compliquent un peu plus, c’est que l’influence et le pouvoir de Guillaume Soro sur les «Comzones» ne sont peut-être pas aussi forts que cela. Il ne faut pas oublier que Soro est sorti du chapeau en septembre 2002, et qu’il n’était pas dans la préparation de la tentative de coup d’Etat contre Gbagbo, contrairement à ce qu’il dit. Une fois que le coup a échoué et que l’on s’est installé dans la division, il fallait trouver une tête politique et les rebelles sont allés chercher Soro.
SlateAfrique – Soro n’a pas une grande légitimité auprès d’eux?
T-H – Oui. L’un des problèmes numéro 1 pour Ouattara et Soro, c’est de trouver des débouchés pour ces hommes. Est-ce que certains vont se présenter à la députation? D’autres vont-ils intégrer l’armée? Certains responsables militaires de l’ex-rebellion sont potentiellement menacés par la CPI. C’est le cas de Chérif Ousmane pour la reconquête de Yopougon où il y a eu des exécutions sommaires. Le commandant Losséni commandait le secteur de Duékoué. Kouakou Fofié, qui est sous sanction de l’ONU pour les massacres commis en 2004 entre factions rebelles, fait la pluie et le beau temps à Korhogo, où il filtre les entrées autour de la résidence de Gbabgo.
SlateAfrique – Alassane Ouattara lui-même pourrait-il être poursuivi?
T-H – C’est lui qui a signé l’ordonnance portant la création des Forces républicaines de Côte d’Ivoire, les FRCI, le 17 mars 2011. Effectivement, il est le commandant suprême. Mais, si une enquête était diligentée sur lui, il pourrait a priori échapper à toute poursuite, parce qu’il était coincé à l’hôtel du Golf à Abidjan et que son pouvoir était assez théorique sur les forces armées. Guillaume Soro serait plus menacé par ce genre d’enquête. Il avait la direction opérationnelle. Pour Ouattara, cette délégation était aussi une façon de se protéger. Soro était dans l’ouest au moment des massacres commis par ses hommes. On ne peut pas exclure qu’il se retrouve un jour devant la CPI.
SlateAfrique – A-t-il des chances de rester Premier ministre?
T-H – Pour l’instant, ce qui est sûr, c’est qu’il joue un rôle de pivot au sein du nouveau régime. Il a réussi à manœuvrer très habilement. Je le rappelle dans mon livre: il a été le dernier Premier ministre de Gbagbo et s’est retrouvé Premier ministre de Ouattara sans coup férir. Pour l’instant, il est protégé par Ouattara. Les rumeurs qui disent qu’il peut rester au-delà des législatives vont bon train à Abidjan, et dans les chancelleries.
SlateAfrique – Outre les problèmes juridiques, demeure une question politique de taille: Ouattara avait promis le poste de Premier ministre au PDCI (Parti démocratique de Côte d’Ivoire)…
T-H – Absolument. L’impatience risque de grandir au sein du PDCI. Or on sait que Ouattara n’aurait pas gagné les élections sans le soutien de Bédié et du PDCI. Il a une dette envers eux. Un deal a été passé. D’ailleurs, si cette alliance est reconduite pour les législatives, il va bien falloir que cet accord soit appliqué.
Propos recueillis par Pierre Cherruau
Source SlateAfrique
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