Interview / Zoro Bi Ballo Epiphane, expert en justice transitionnelle alerte:
« Une justice sélective et aux ordres est source potentielle d’insurrection et de rébellion »
Juriste, spécialiste des droits de l’Homme, Epiphane ZORO-Bi Ballo vit depuis plusieurs années hors de son pays. Actuellement membre de la division des Droits de l’Homme du bureau des forces de paix onusiennes en République Démocratique du Congo (RDC), l’ancien juge de section du Tribunal de Dimbokro a pris part à Yamoussoukro à l’investiture de la commission Dialogue-Vérité-Réconciliation (DVR). Depuis la capitale politique, cet expert en justice transitionnelle analyse ce processus transitionnel en Côte d’Ivoire. Commission DVR, méthode Banny, crise postélectorale, poursuites judiciaires, saisine de la CPI, le Juge Zoro Bi se confie à l’Intelligent d’Abidjan et crache ses vérités. Interview.
Réalisée par M Tié Traoré Source: L’Intelligent d’Abidjan
En votre qualité d’expert, quelle définition donnez-vous du concept justice transitionnelle ?
La justice transitionnelle est un en semble de mécanismes mis en place par un Etat qui sort d’un conflit armé, d’une longue période de dictature politique. Ces mécanismes sont mis en place en vue de gérer tout le passif en matière de violations des droits humains et jeter les bases d’une société démocratique. Ces mécanismes sont à la fois judicaires et non judicaires. L’idée étant de lutter contre l’impunité sans gêner le processus de paix. Dans un Etat qui sort de guerre, le processus de paix est extrêmement fragile. Et lorsqu’on est en situation de violations graves des droits de l’Homme, les poursuites de certains auteurs clés peuvent immédiatement gêner le processus de réconciliation nationale. Alors, les états fragiles ont donc recours à des mécanismes non judiciaires. Et cela fait appel à la justice de transition.
La Côte d’Ivoire se trouve-t-elle dans ce cas ?
Absolument. Notre pays sort d’au moins une dizaine d’années de crise dont le pic a été marqué par les évènements de 2002. Le pays a été divisé en deux. Il y a eu beaucoup de massacres de part et d’autre. Des rapports des Nations-Unies et des organisations de la société civile, tant nationale qu’internationale, l’attestent bien. Des massacres ont été commis aussi au Sud qu’au Nord, aussi bien du côté du camp gouvernemental que du côté des Forces Nouvelles. Suivant ’analyse de ces rapports, ces massacres sont assimilables à des crimes contre l’humanité, des crimes de guerre et à des crimes du droit international. Vous avez la crise postélecorale qui a été particulièrement dramatique où le gouvernement évoque au moins 3000 morts. Il y au de nombreux Ivoiriens réfugiés et déplacés internes. Il y a eu des atteintes aux biens privés. Le système judiciaire et celui de la sécurité sont en déliquescence. Nous nous trouvons donc exactement dans une situation idéale de justice de transition.
Quels sont les mécanismes que ce concept appelle à la mise en œuvre ?
La justice transitionnelle a quatre piliers. Le premier, c’est le volet judiciaire qui consacre la lutte contre l’impunité. Cela suppose des poursuites judiciaires contre les auteurs de violations des droits de l’Homme et du droit international humanitaire. Il peut s’agir de juridictions nationales et/ou de juridictions internationales. Dont la Cour Pénale internationale. Mais, on y arrive que lorsque les instances nationales n’ont, soit pas toute la capacité pour poursuivre, pour connaître ces faits. Il s’agit de capacité au plan des infrastructures, des ressources humaines et surtout de capacité par rapport à l’indépendance du système judicaire national. Et par rapport à la volonté politique. Lorsqu’on sort d’une situation aussi délicate que celle de la Côte d’Ivoire, la bonne administration de la justice peut être confrontée à une volonté politique de poursuivre les auteurs des violations des droits humains et de lancer des poursuites qui soient totalement indépendantes et qui ne soient pas sélectives étant donné qu’il peut être gênant pour les autorités au pouvoir de lancer des poursuites contre telle ou telle autre catégorie d’auteurs de violations des droits de l’Homme. Cela pourrait gêner le processus de paix et la stabilité du pays. Pour ces raisons, lorsque la justice nationale se montre incapable de lancer des poursuites qui soient conformes aux standards internationaux, la justice internationale peut être mise à contribution. Ensuite, il y a le pilier de la recherche de la vérité et de la réconciliation. Cet aspect est fondamental et cela est consacré par les instruments juridiques du système des Nations Unies. Et le Secrétaire général des Nations-Unies a plusieurs fois insisté sur ce point : le droit pour tout peuple de connaître son histoire en ce qui concerne les violations des droits humains.
Pourquoi cela est arrivé ? Qui en est responsable ?
Si l’administration de la justice est un élément important en matière de réconciliation, la recherche de la vérité sur ces faits tragiques est tout aussi essentielle. Lorsque la vérité est connue sur les causes profondes et véritables, cela constitue pour les victimes une réhabilitation, une reconnaissance de leur statut de victimes. Lorsque la vérité est ainsi dévoilée, cela constitue, nous pensons, une garantie de non répétition. C’est pourquoi la recherche de la vérité est extrêmement importante. Puis, il y a le volet de la réparation. Il est important que les victimes bénéficient d’une réparation adéquate, sinon il y aura des frustrations et les victimes d’aujourd’hui pourraient être les bourreaux de demain.
Est-il possible dans le contexte actuel de satisfaire cette exigence au niveau pécuniaire ?
Je le reconnais, il est quasiment impossible dans le contexte actuel d’effectuer une réparation classique où la victime est rétablie dans sa situation antérieure à l’acte de violation de ses droits. Il est extrêmement difficile voire impossible surtout lorsqu’on sort d’un contexte comme celui de la Côte d’Ivoire. Donc, il faudra catégoriser les victimes. Face à la masse des victimes, les Nations-Unies ont suggéré plusieurs mécanismes de réparations. Lorsqu’on voit la faiblesse des moyens de l’Etat, il est difficile d’envisager une forme classique de réparation. Alors, l’accent est mis sur la réparation symbolique. Le fait de construire par exemple des monuments, c’est conserver à la fois la mémoire historique des évènements mais c’est également un acte de reconnaissance de l’Etat de la qualité de victimes de la population pour laquelle ce monument est érigé. En l’espèce, l’ex-président Laurent Gbagbo n’a pas été mal inspiré avec la construction du monument aux martyrs. Comme autre mécanisme de réparation, nous avons le cas des messages de pardon du président de la République au nom de l’Etat. Nous avons l’exemple des victimes américano-japonaises de la deuxième guerre mondiale où, comme forme de réparation, le président Américain a écrit et envoyé une lettre individuelle de demande de pardon à chacune des victimes répertoriées. Il y a donc toute une gamme de formes de réparation, de compensation. Il y a le quatrième pilier qui concerne la réforme des institutions. Des institutions ont été impliquées dans la commission des faits qui ont entraîné le pays dans la crise et la guerre. Il y a bien évidemment l’armée, la police et la justice, qui, chacune à son niveau, à échoué dans sa mission de protection, dans un esprit républicain, des populations et des biens, de garantir les droits humains et les libertés, de réguler selon le droit et non la politique politicienne, les conflits sociaux. L’administration publique a aussi échoué.
De façon générale, elle s’est montrée particulièrement partiale et même très partisane. Surtout dans la délivrance des actes d’État civil. La question de la laïcité de l’État a été également gravement mise en danger. La religion s’est invitée dans le débat politique. Pour l’ensemble de ces questions, une réforme profonde des institutions nationales est également considérée comme pilier de la justice de transition. Il s’agit là des quatre piliers.
Mais, il y a un cinquième axe qui n’est pas en tant que tel un pilier. Mais qui est un outil. Il s’agit de la consultation nationale.
Là, vous nous ramenez au cas Burundais où il y a eu d’abord consultation nationale avant la mise en place de la commission de réconciliation…
Effectivement. L’outil de la consultation permet de mieux mettre en place l’ensemble des piliers de la justice de transition. Lorsqu’un pays sort d’une crise, la mise en place des mécanismes transitionnels nécessite que la population soit étroitement associée. Les mécanismes ne peu- vent être parfaitement actionnés sans consultation préalable, sans la mise en place d’un processus participatif.
Cette consultation permet de savoir ce que la population qui a été victime, attend de la justice, de la sortie de crise, des pouvoirs publics ? Quel est le regard de la population sur la justice transitionnelle ? Quelle justice transitionnelle la population veut ? Sur le pilier par exemple des poursuites, quels faits la population veut-elle voir instruits, portés devant la justice ? Est-ce que l’ensemble des victimes de tous les évènements est disposé à accepter que les actions judiciaires soient limitées aux évènements de la crise postélectorale ?
La consultation nationale est extrêmement importante lorsqu’on est dans une situation aussi sensible, une situation de paix précaire que celle de la Côte d’ivoire. L’ensemble des mécanismes de justice transitionnelle vise à restaurer une société démocratique. Et cette société n’a de sens que si la parole est donnée à la population sur les moyens qui doivent être utilisés pour régir son présent et son avenir. C’est vrai que par rapport aux spécificités locales, il n’a pas été organisé de consultations préalables comme ce fut le cas au Burundi, pour des raisons que doivent bien connaître les nouvelles autorités qui peuvent être liées au besoin de rassurer immédiatement la communauté nationale et internationale, de donner des signaux forts de la volonté politique d’aller à la réconciliation, mais, quel que soit le pilier à activer, qu’il s’agisse de la refonte de l’armée et de la justice ou du mode de fonctionnement de la Commission Dialogue-Vérité-Réconciliation, ou d’autres formes de mécanismes y compris la réparation, il est important qu’un système de dialogue, de concertation, de participation soit mis en place dans chacun de ces mécanismes. Le schéma idéal pour donner toutes les chances de réussite aux initiatives de sortie de crise, spécialement au fonctionnement et à la réussite du mandat de la commission DVR, c’est la consultation nationale. Il aurait été indiqué dans une situation idéale, qu’il y ait eu une consultation préalable. Y compris une consultation par rapport aux textes devant régir la commission DVR. L’approche de la recherche de la vérité et de la réconciliation par le président Alassane Ouattara à travers la mise en place de la commission DVR sans consultation préalable des forces sociales, ne me semble pas la bonne. Ce sont certainement des lacunes qui pourraient être rattrapées par le fonctionnement de la commission. Il est important que dans son fonctionnement, la commission présidée par l’ancien premier ministre, Charles Konan Banny, mette en place un espace de concertation permanente avec l’ensemble de la population y compris avec les organisations de la société civile. Dans l’élaboration du plan de travail, il est important que les outils soient suffisamment participatifs. Ce qui n’est pas encore le cas.
Dans l’intitulé même de la commission, des défenseurs des droits humains estiment que l’absence du vocable Justice consacre l’impunité. Êtes-vous de cet avis ?
La création de la commission DVR répond à un mandat : celui de la recherche de la vérité sur les faits, l’identification des victimes et le souci de réconcilier tous les Ivoiriens. C’est un mandat spécifique et la commission DVR ne se substitue pas aux mécanismes judiciaires. Je crois savoir que des cellules judiciaires ont été déjà activées, que le Tribunal militaire a commencé des poursuites et enquêtes et que la CPI s’intéresse au dossier Ivoirien.
On parle de réconciliation pendant que l’ex-président Gbagbo et plusieurs de ses collaborateurs sont en détention et d’autres font l’objet de poursuites judiciaires avec des mandats d’arrêts internationaux lancés à leurs charges. Peut-on construire ainsi la réconciliation ?
Moi j’estime que justice et réconciliation ne s’excluent pas. Le président Laurent Gbagbo, son épouse Simone, Yao Paul N’Dré, Blé Goudé Charles ou encore le gouverneur Dackoury-Tabley qui a soutenu le coup d’Etat électoral et autres personnalités de ce pays ont commis un acte de forfaiture inadmissible. Ils doivent donc répondre de leurs actes. C’est un acte de haute trahison qu’ils ont commis. C’est un acte totalement irresponsable dont nous avons tous vu les conséquences. L’ensemble des personnalités concernées par cette forfaiture doivent répondre de leurs actes.
Vous parlez de forfaiture, mais le président Gbagbo a été proclamé vainqueur par le conseil constitutionnel qui en a cette compétence…
Soit, mais Yao Paul N’Dré n’a pas donné le vrai verdict. L’a-t-il fait sous pression ou sans pression ? Des actions judiciaires sont encore menées pour nous dire exactement ce qui s’est passé pour que le conseil constitutionnel ait fonctionné comme il l’a fait.
Le conseil des Avocats de Gbagbo et ses proches évoquent des dysfonctionnements avec ces détentions qui ne seraient pas conformes au droit. Que répondez-vous ?
Je ne voudrais pas engager de polémique avec quiconque. Des actions sont en cours. Laissons la justice donner une réponse à l’ensemble des critiques soulevées par la Défense.
Revenons au volet réformes des institutions. Des nominations ont été faites à la tête de certaines institutions dont le conseil constitutionnel. Comment appréciez-vous ces nominations surtout, celle relative au conseil constitutionnel où les textes mentionneraient une inamovibilité ?
Il faut savoir que le volet Réforme des institutions est extrêmement important dans le processus de justice transitionnelle parce qu’une institution solide est nécessaire dans toute société démocratique. Je salue la nomination du Pr Francis Wodié. Et tout mon souhait est que sous lui, le conseil constitutionnel ne soit pas une institution non crédible et non républicaine. Le volet de la réforme des institutions est très importante mais cela ne doit pas se limiter aux personnes qui les incarnent. Il faut de véritables réformes au niveau des institutions pour que la démocratie s’enracine véritablement dans notre pays. Pour revenir à votre question, je dois dire qu’il y a des cas de déchéance de mandat à la tête d’une institution de la république. Si cela n’existait pas, on serait dans l’anarchie, la dictature. Ce serait la porte ouverte à tous les abus. Il y a des cas de déchéance de mandat prévu par notre constitution. Que ce soit pour le poste de Président de la république, pourtant élu, que pour le poste de Député, de maire ou de président d’institution. La loi prévoit des cas de déchéance au nombre desquels l’on relève l’honorabilité du concerné. Quand un président d’institution se détourne des valeurs d’honnêteté, de crédibilité, d’impartialité qui fondent son action à la tête de l’institution, il devient normal qu’il ne soit pas à la tête de cette institution appelée à véhiculer des valeurs que son président aura lui-même reniées. C’est une question de consolidation de l’état de droit.
On s’achemine vers des poursuites par la Cour pénale internationale des auteurs de crimes commis en Côte d’Ivoire avec sa saisine par le Président Ouattara qui se montre intraitable sur le volet judiciaire.
Des poursuites au niveau international ne constituent elles pas une entrave à la réconciliation ?
Je l’ai déjà dit peut-être en d’autres termes. Mais il faut savoir qu’une véritable réconciliation implique la lutte contre l’impunité. Pour favoriser la réconciliation, il faut lutter contre l’impunité qui consacre une prime à la répétition des faits tragiques qu’on veut éviter, qu’on ne veut plus revivre. Je l’ai également dit en agissant comme il l’a fait, l’ancien président Laurent Gbagbo a sûrement sa responsabilité dans la crise postélectorale. Mais, il faut sans doute éviter de personnaliser l’approche. Ce sont tous les auteurs de violations graves des droits de l’Homme, de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité de quelques camps qu’ils soient, de quelques bords qu’ils soient, qui doivent répondre de leurs actes devant la justice, qu’elle soit nationale ou internationale. Cela est très important d’autant plus que les différents rapports d’enquêtes indiquent à souhait qu’il y a eu des victimes de part et d’autre. C’est pourquoi, il est souhaitable, pour favoriser la réconciliation, que les poursuites judiciaires soient menées de façon indépendante et impartiale, sans considération du camp auquel pourrait appartenir les auteurs ou les victimes. Seule une justice indépendante et impartiale, seules des poursuites non- sélectives peuvent créer un environnement favorable à la réconciliation nationale. C’est pourquoi, nous accueillons favorablement l’ouverture des enquêtes de la CPI qui rassure sur le point de procès équitables auxquels nous sommes très attachés.
Avez-vous un appel à lancer ?
Le processus de réconciliation est activé officiellement avec l’installation de la commission DVR. Dans ce processus, il faut juste veiller à ce que les besoins de la population soient pris en compte dans le cadre de la lutte contre l’impunité et qu’il n’y ait pas le sentiment que c’est une justice sélective et à double vitesse. Nous l’avons vu dans l’histoire de la Côte d’Ivoire et ailleurs, comment l’administration d’une justice sélective est source de potentielle insurrection, de rébellion donc de danger. La justice ne peut être utilisée comme outil de réconciliation que si elle est impartiale à l’égard de tous les violateurs des droits humains. Nous espérons que la justice nationale surtout n’engagera pas des poursuites contre uniquement un seul camp. Des rapports dont nous disposons ont démontré à suffisance que divers camps ont commis des atteintes aux droits humains. Ce serait extrêmement frustrant si les victimes d’un camp sont plus importantes que celles d’un autre camp. Si la justice n’est pas faite dans son intégralité, il risque d’y avoir des actes de vengeance de la part de ceux qui auraient été frustrés d’un système judiciaire à double vitesse. Les dénis de justice entretiennent la répétition des faits tragiques. Les Ivoiriens doivent tirer des leçons. Si notre justice s’était élevée au-dessus des pesanteurs politiques avec par exemple l’affaire du charnier de Yopougon, il y aurait eu une leçon retentissante aux violateurs des droits humains qui se seraient ravisés et interdits de commettre de nouveau crime. Quand on veut arrêter ce type de violence aigue et des violations systématiques des droits humains, il faut se garder d’administrer une justice sélective. Une justice aux ordres compromet les attentes d’une société démocratique, respectueuse des droits humains et des libertés.
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