(2/2)
Source: slateafrique.com
Gilles Olakounlé Yabi est directeur du Projet Afrique de l’Ouest de l’organisation International Crisis Group. Il analyse les conditions de la réconciliation en Côte d’Ivoire. Deuxième partie de l’interview [lire la 1ere partie].
SlateAfrique – Le Premier ministre Guillaume Soro se fait discret. Pourrait-il être poursuivi par la Cour Pénale Internationale?
Gilles Olakounlé Yabi – On peut tout imaginer. Cela peut arriver. La CPI est une juridiction indépendante qui examine des crimes particuliers. Tout dépendra des preuves dont disposera le Procureur après l’enquête. Il faut savoir que la CPI vise généralement ceux qui portent «la plus grande responsabilité» dans la commission d’un certain nombre de crimes. Guillaume Soro peut théoriquement être exposé. Pour l’instant, politiquement, il consolide sa position en Côte d’Ivoire. Il a conservé le poste de Premier ministre. Il est aussi l’artisan de la normalisation que le gouvernement cherche à mettre en place, notamment à travers la restauration de l’autorité de l’Etat dans les zones qui étaient contrôlées par les Forces nouvelles. La question de l’avenir politique de Guillaume Soro se pose déjà aujourd’hui avec l’échéance des élections législatives. Après les élections, est-ce qu’il conservera sa position de Premier ministre, au risque de provoquer une grave tension entre le président Ouattara et le parti d’Henri Konan Bédié qui voudrait bien récupérer ce poste? Ou est-ce que Guillaume Soro sera candidat aux législatives et visera la présidence de la future Assemblée Nationale? Ces questions n’ont pas encore de réponses. La question de son avenir judiciaire ne sera sans doute pas posée à court terme.
SlateAfrique – Guillaume Soro peut-il accepter de laisser son poste de Premier ministre?
G-Y – C’est tout à fait envisageable. Alassane Ouattara est devenu président d’abord parce qu’il a gagné l’élection présidentielle, soutenu par un rassemblement de partis politiques, ce qui implique un partage du pouvoir avec ses alliés. Ensuite, il a pu s’installer effectivement à la présidence grâce aux forces armées qui lui ont permis de l’emporter militairement sur Laurent Gbagbo, ce qui a créé une dépendance par rapport aux Forces nouvelles. Dans cette période de transition, de consolidation de son pouvoir, Ouattara a conservé Guillaume Soro comme Premier ministre et ministre de la Défense pour gérer les conséquences immédiates de la crise postélectorale. Mais je crois qu’il sera difficile pour Ouattara de conserver Soro dans le poste de chef de gouvernement durablement pendant son mandat alors que le PDCI (Parti Démocratique de Côte d’Ivoire), le parti d’Henri Konan Bédié, va demander de plus en plus une part importante dans la gestion des affaires. Tout dépendra de l’offre alternative qui pourra être faite à Guillaume Soro.
SlateAfrique – Est-ce que cette justice internationale ne peut pas être facteur d’instabilité pour le pays comme dans le cas du Kenya?
G-Y – Dans le cas de la Côte d’Ivoire comme dans d’autres, l’impunité a été un facteur puissant de la descente du pays dans la crise, qui a franchi progressivement de nouveaux caps dans le degré de violence. Les violences politiques n’ont pas commencé avec la crise postélectorale et n’ont même pas commencé avec la tentative de coup d’Etat de 2002. En octobre 2000, l’élection qui a vu Laurent Gbagbo arriver au pouvoir avait déjà été marquée par de très graves violences, avec un bilan d’environ 300 morts. Des rapports de l’ONU et d’organisations de défense des droits de l’homme avaient décrit dans le détail les circonstances de ces violences postélectorales. Les responsabilités individuelles n’ont jamais été établies par la justice. Le seul procès important qui a eu lieu, celui de l’affaire du charnier de Yopougon, s’est terminé par l’acquittement de tous les gendarmes accusés. L’impunité n’a pu qu’encourager les acteurs engagés dans la bataille politique à user de plus en plus de violence. La crise postélectorale entre décembre 2010 et avril 2011 a été extrêmement violente et le nombre de morts a peut-être été plus important que le bilan cumulé de la crise politico-militaire depuis 2002. Si on tourne la page sans la moindre condamnation au nom de la volonté de réconciliation nationale, je crois que ce serait un choix extrêmement dangereux qui ouvrirait la porte à de nouvelles violences, encore plus meurtrières, dans les années à venir. Que ce soit devant la CPI ou devant une juridiction nationale ivoirienne, le plus important me semble être l’existence d’une composante «Justice» dans le processus de normalisation. Pour l’instant, la CPI a l’avantage de la crédibilité parce qu’elle n’est pas soumise aux pressions politiques internes du pays.
SlateAfrique – Pensez-vous que la commission qui va être mise en place sur le modèle de la commission, vérité et réconciliation en Afrique du Sud risque d’être avant tout un gadget?
G-Y – Il faut bien distinguer le processus judiciaire du processus de réconciliation confié à la Commission dialogue, vérité, réconciliation en Côte d’Ivoire. Cette commission présidée par Charles Konan Banny ne comporte pas le mot justice. On peut poser la question de son indépendance par rapport au pouvoir politique. Mais cela n’a pas de lien direct avec la question de l’indépendance de la justice ivoirienne. La Commission dialogue, vérité et réconciliation a un autre mandat, celui de faciliter la réconciliation entre Ivoiriens par un examen collectif des raisons de la longue crise et des épisodes de violence dans l’histoire récente du pays.
SlateAfrique – Mais comment expliquez-vous que cette commission se soit révélée être une réussite en Afrique du Sud et qu’ailleurs sur le continent, elles aient fréquemment échoué?
G-Y – Je ne sais pas si on peut affirmer qu’elles ont échoué ailleurs qu’en Afrique du Sud. Les expériences sont très diverses. En Sierra Léone, la commission n’a pas vraiment été considérée comme un échec. Elle a été accompagnée parallèlement par un mécanisme judiciaire, une Cour spéciale pour juger les crimes les plus graves commis pendant la guerre civile. C’est cette Cour qui a permis le procès de l’ex-président libérien Charles Taylor accusé d’avoir soutenu la rébellion qui a commis des crimes contre l’humanité en Sierra Leone (le procès a été délocalisé à la Haye pour des raisons de sécurité). Au Libéria, la commission vérité/réconciliation n’est pas considérée comme un succès. Il y a eu énormément de difficultés dans sa mise en place, des lenteurs dans les travaux et l’essentiel des recommandations qui ont été faites par la commission n’ont pas été mises en œuvre par le gouvernement. Donc, les expériences sont diverses. L’expérience sud-africaine était très spécifique et répondait à la particularité de l’apartheid. Ce qui s’est passé en Côte d’Ivoire n’a pas grand-chose à voir avec l’apartheid sud-africain. Ce n’est donc pas le même type de processus qui peut permettre au pays de se réconcilier. Comme je l’ai déjà fait remarquer, ce qui s’est passé en Côte d’Ivoire relevait d’un affrontement politique aggravé par une mobilisation irresponsable des identités ethniques et régionales.
SlateAfrique – Les exilés tels que Charles Blé Goudé peuvent-ils menacer le processus de stabilisation du pays?
G-Y – Si l’exil est durable et qu’il concerne aussi bien des civils, des militaires et des miliciens qui ont une expérience de l’affrontement armé, cela pourrait devenir dangereux pour la stabilité du pays. Mais à court terme, je ne pense pas que les exilés ivoiriens aient une capacité de mobilisation et de déstabilisation du pays. La difficulté principale se trouve dans la zone frontalière avec le Libéria, où l’insécurité est toujours réelle. Il y a eu encore récemment des attaques de villages dans l’ouest ivoirien, malgré la présence renforcée des missions des Nations Unies en Côte d’Ivoire et au Libéria. Il est très difficile de contrôler le flux de combattants ou d’ex-combattants dans cette zone, ce qui peut permettre des actes de déstabilisation par des éléments pro-Gbagbo non intégrés dans le processus politique de normalisation. Mais, les risques restent localisés. Les responsables militaires de haut niveau qui ont défendu Laurent Gbagbo, jusqu’au bout ou presque, sont pour la plupart détenus en Côte d’Ivoire, certains après avoir passé des mois au Ghana, pays voisin. La plupart de ceux qui sont encore en exil sont des civils proches de Gbagbo qui ont des préoccupations plus personnelles que politiques en ce moment. Ils veulent rentrer en Côte d’Ivoire mais avec des garanties sécuritaires et matérielles. Ils ont surtout peur d’être poursuivis par la justice ivoirienne comme nombre de civils et militaires proches de l’ancien président. Je ne pense pas qu’ils soient dans une logique de déstabilisation, du moins à court terme. Ce qui ne veut pas dire qu’ils ont pris toute la mesure de leurs responsabilités dans la crise postélectorale et qu’ils nourrissent des regrets. Beaucoup restent sans doute convaincus qu’ils étaient du côté du «bien» et que les fautes et dérives de leurs adversaires, aujourd’hui au pouvoir, suffisent à les exonérer de leur grave responsabilité dans la récente tragédie infligée à leur pays.
SlateAfrique – Les experts évoquent une reprise économique du pays, notamment en matière de cacao. Cela peut-il faciliter le processus de réconciliation notamment pour les campagnes ivoiriennes?
G-Y – Tout à fait. Je pense que le redémarrage économique est essentiel pour la normalisation politique et les perspectives de réconciliation également. Je pense qu’au-delà de ce redémarrage assez habituel, il y a une dimension politique qui pourrait être rajoutée par le gouvernement et qui viserait précisément à favoriser la réconciliation. La réconciliation ne doit pas être du seul ressort de la Commission créée à cet effet. Toutes les décisions de politique publique pourraient intégrer des éléments visant la réconciliation. Cela peut se faire par une allocation de ressources publiques particulièrement favorable aux communautés et aux localités qui ont le plus pâti de la crise postélectorale. La reconnaissance par l’Etat de la souffrance disproportionnée d’une partie de la population parait importante. Je pense notamment à l’ouest du pays où un effort spécifique du gouvernement devrait permettre de reconstruire des villages qui ont été détruits, de mettre en place des infrastructures rurales essentielles. Il faut donner le sentiment à tous les Ivoiriens que le retour à la paix peut réellement changer leur vie quotidienne.
SlateAfrique – Le régime de Ouattara incarne une légitimité démocratique?
G-Y – La question qui se posait au lendemain de l’élection présidentielle n’était pas de savoir si Ouattara était un grand démocrate ou pas. Il y a eu un processus électoral laborieux, une campagne électorale, un premier tour, une nouvelle campagne, un second tour suivi d’une stratégie de confiscation de pouvoir par le président sortant et battu. Face à Gbagbo, Ouattara représentait le choix majoritaire des électeurs ivoiriens, quoiqu’on pense de lui et quoiqu’ils pensent d’ailleurs également de lui. Beaucoup d’Ivoiriens auraient sans doute préféré une offre politique différente lors de l’élection présidentielle, Laurent Gbagbo (au pouvoir de 2000 à 2010), Henri Konan Bédié (président de 1993 à 1999) et Alassane Ouattara (Premier ministre de 1990 à 1993 puis élu président en décembre 2010) ayant dominé l’espace politique depuis près de deux décennies. La démocratie électorale est ce qu’elle est, et personne n’a jamais dit qu’elle garantissait l’arrivée au pouvoir des plus démocrates et des plus vertueux. C’est aux acteurs de la société politique et civile ivoirienne, et en particulier aux plus jeunes, de profiter du processus de normalisation institutionnelle pour demander des réformes profondes et fixer des limites au pouvoir présidentiel, quel que soit celui qui l’incarne à un moment donné. Ce qui me semble évident, c’est que les perspectives d’un mieux-être collectif en Côte d’Ivoire sont aujourd’hui meilleures qu’elles ne l’étaient en janvier 2011 ou pendant les longues années de «ni paix, ni guerre, ni élection».
Propos recueillis par Pierre Cherruau
Les commentaires sont fermés.