Par Eric Pelletier et Jean-Marie Pontaut
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Alexandre Djouhri, de Sarcelles aux palaces
Il est un intime de Dominique de Villepin, mais compte aussi de solides appuis à l’Elysée et dans la police. Comment le gamin de banlieue, devenu un financier flamboyant, s’est-il ouvert presque tous les cercles du pouvoir ? Son itinéraire ne cesse de fasciner ou d’inquiéter.
Nous nous promenons entre des ombres, ombres nous-mêmes pour les autres et pour nous. » Alexandre Djouhri a fait sienne la maxime de Diderot : à 52 ans, alors que La République des mallettes (Fayard), livre réquisitoire du journaliste Pierre Péan, le propulse en pleine lumière, l’homme d’affaires demeure à bien des égards une énigme. Inconnu du grand public, intime du pouvoir chiraquien puis sarkozyste, il croise depuis vingt-cinq ans dans les eaux des lucratifs contrats internationaux, là où l’argent réconcilie affaires et politique. Il impose – parfois avec fracas – sa mise impeccable et son visage en lame de couteau au bar des palaces ou dans des aéroports de fortune. Toujours là où il faut être vu, jamais où on l’attend.
Résidant en Suisse, Alexandre Djouhri puise dans son carnet d’adresses pour proposer aux groupes industriels français des partenariats dans l’aéronautique, le recyclage des eaux usées et même, désormais, le nucléaire. Ses terrains de chasse de prédilection – hier, l’Afrique, le Moyen-Orient et la Libye – s’élargissent aujourd’hui à la Russie et à la Chine. A Londres, le siège d’une de ses sociétés, Adenergy Limited, se situe dans un appartement qu’il loue dans un luxueux immeuble du quartier de Knightsbridge. Mais ses véritables bureaux sont ailleurs : dans les palaces, comme le Ritz ou le Crillon, à Paris, où il régale ses convives à coups de Château Latour, à près de 3 000 euros la bouteille.
Une plaie ouverte dans la démocratie ?
« Djouhri ? Une balle entre les deux yeux ! » cinglait Nicolas Sarkozy, il y a encore quelques années, voyant en lui un possible financier occulte du clan Chirac. Depuis 2006, le banni est revenu en grâce. Il a séduit Claude Guéant, en faisant profiter Paris de ses contacts à Tripoli (voir page 60). Il s’est imposé à l’Elysée sans pour autant cesser de fréquenter l’ex-Premier ministre Dominique de Villepin, qu’il surnomme « le Poète », sur les pistes de Megève et à Monaco.
Ses amis décrivent une sorte de corsaire attachant, négociant au mieux de ses intérêts, mais toujours « soucieux de porter haut les couleurs de la France ». Ses détracteurs brossent le portrait d’un flibustier sans foi ni loi, ensorcelant les puissants afin d’en faire ses obligés. Une plaie ouverte dans la démocratie ? Dans son livre, Pierre Péan lui prête cette phrase pleine de pragmatisme à défaut de poésie : « Je les tiens tous par les couilles ! » Dans les milieux d’affaires internationaux, pareil style détonne. Ses manières jurent avec celles de son principal concurrent, et ennemi, le Franco-Libanais Ziad Takieddine. Ce dernier est issu d’une famille de la bourgeoisie druze (voir page 56). Alexandre Djouhri, lui, s’est fait une place au soleil, à travers la grisaille de la banlieue nord de Paris.
Originaire de Kabylie, en Algérie, sa famille, s’installe à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), puis à Sarcelles (Val-d’Oise), alors que les blocs de béton commencent à coloniser les champs. Les parents ont choisi d’appeler leur fils « Ahmed », mais, dès l’adolescence, celui-ci préfère « Alexandre », en référence, d’après ses copains de l’époque, à Alexandre le Grand… « Alex a grandi parmi cinq frères et cinq soeurs », se souvient l’un de ses amis. Son ascenseur social comptera quatre étages, le « show-biz », les milieux diplomatiques, les services de renseignement, avant la reconnaissance suprême : l’accession aux cercles de pouvoir, industriels et politiques. Lorsque la machinerie menace de se bloquer, l’impatient peut compter sur la franc-maçonnerie, utilisée comme un escalier de service.
Blessé dans le dos par une balle de 11.43
Au milieu des années 1980, Alexandre Djouhri fréquente les discothèques branchées de la capitale. Il range sa BMW aux sièges de cuir blanc ou ses motos devant l’Apocalypse ou le Beaugrenelle, très en vogue dans le milieu. Il se lie avec Anthony Delon, fils de la star, fasciné par les voyous et leurs amitiés viriles. Ensemble, ils ont l’idée de lancer la marque de vêtements Anthony Delon, ce qui aiguise les appétits. La brigade criminelle y voit l’origine d’une série de règlements de comptes, commis entre 1985 et 1989, en région parisienne.
Le soir du 4 avril 1986, alors qu’il quitte un atelier de confection, « Alex » est blessé dans le dos par une balle de 11.43. Le test de poudre effectué sur ses mains semble démontrer qu’il a riposté à coups de 9 mm… Alexandre Djouhri, lui, conteste avoir tiré. Il n’a d’ailleurs jamais été poursuivi pour des affaires de banditisme. Trois ans plus tard, les inspecteurs de la PJ, qui ont placé la petite bande sur écoutes, le surprennent en pleine conversation avec… le grand patron de la police, François Roussely, aujourd’hui vice-président du Crédit suisse en Europe. « Ils échangeaient des banalités sans lien avec le dossier, mais ce coup de téléphone montrait déjà la proximité d’Alex avec le pouvoir », analyse un enquêteur.
Cette page, Alexandre Djouhri voudrait l’effacer. Il est vrai qu’il a rompu, d’un coup, avec ses relations de jeunesse, devenues encombrantes. Et lorsqu’on évoque cette période de sa vie, il fustige une attaque raciste.
Il lance l’Agence de presse euro-arabe
Plus haut, plus loin : les années 1990 sont celles de l’envol. En discothèque, le jeune homme sympathise avec Fara M’Bow, fils du directeur général de l’Unesco, à Paris. Ses relations lui ouvrent les portes de l’international, notamment en Afrique noire et au Maghreb. Dès lors, Alexandre Djouhri étoffe son carnet d’adresses, lançant l’Agence de presse euro-arabe. Il fréquente aussi Souha Arafat, épouse du chef de l’OLP, et tente de s’implanter en Algérie. « En 2006, lors de l’hospitalisation du président Bouteflika à Paris, Alexandre s’est plié en quatre pour lui rendre le séjour agréable », se souvient l’un de ses associés en affaires.
« Il s’efforce de pénétrer l’intimité de ses maîtres »
Un tel activisme attire rapidement l’attention des services de renseignement (RG, DST, DGSE). Alexandre Djouhri devient l’ami de plusieurs policiers corses, dont François Casanova, sans doute l’un des meilleurs limiers des RG. Par son entremise, il se fait présenter son supérieur, le commissaire Bernard Squarcini, spécialiste de la lutte antiterroriste. En 1996, quand la mairie de Bordeaux (Gironde) est visée par un attentat du FLNC, ce haut responsable policier est sur le point d’être évincé, car Matignon lui reproche de n’avoir pas su empêcher l’attaque. Djouhri se démène alors pour convaincre son ami Maurice Gourdault-Montagne, directeur du cabinet du Premier ministre, du professionnalisme de Squarcini. Le couperet est passé si près que ce dernier saura s’en souvenir. Dix ans plus tard, il permet d’aplanir le différend entre Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, et Alexandre Djouhri, taxé de chiraquisme : l’armistice est signé, en 2006, lors d’un déjeuner de réconciliation à l’hôtel Bristol, à deux pas de la place Beauvau.
Dans le jeu politique et industriel, Alexandre Djouhri aurait pu ne rester qu’une simple marionnette. « Mais, chaque fois, il s’efforce de pénétrer l’intimité de ses maîtres », avance Pierre Péan. Son entrée dans le monde du CAC40 marque l’ultime étape de son ascension. Son arrivée chez Vivendi Environnement (aujourd’hui Veolia), au début des années 2000, suscite une vive controverse. Malgré les mises en garde, et la fuite opportune de rapports de police, Alexandre Djouhri devient un proche conseiller du principal dirigeant de l’entreprise à l’époque, Henri Proglio. Considéré comme intouchable, « M. Alexandre » s’attache alors à « dézinguer » un à un ses ennemis au sein de la société. Sa force ? Rester lui-même. Conserver ce côté « canaille » qui bluffe et distrait les puissants. « Il les fait rêver. Il offre un appel d’air à ces gens entourés de conseillers compassés », souligne un homme d’affaires qui l’observe depuis des années.
Cette énergie est parfois difficile à canaliser : en novembre 2009, Alexandre Djouhri est condamné par le tribunal de police de Paris pour avoir rossé un concurrent dans une chambre de l’hôtel George-V. Henri Proglio lui-même, devenu entre-temps PDG d’EDF, semble prendre ses distances. A Pierre Péan le grand patron a avoué apprécier le côté « marrant, hors normes et assez séducteur » du bonhomme, mais confie qu’il a « mal évolué dans les dernières années ». Alexandre Djouhri, lui, fustige des « rumeurs fantaisistes et malveillantes » colportées dans La République des mallettes, lui prêtant un pouvoir et une influence qu’il n’a « jamais eus ». De ce personnage de roman, difficile de brosser un portrait nuancé, tant il déploie d’énergie à se faire aimer. Et d’application à se faire détester.
Encadré
Alexandre Djouhri n’a pas toujours eu que des amis à l’Elysée. Ainsi, il s’est opposé à l’ex-conseiller pour la justice de Nicolas Sarkozy, Patrick Ouart. Celui-ci affirme même avoir été informé de menaces proférées à son encontre, en 2009, devant témoins, par l’homme d’affaires. Ce jour-là, « Alex » Djouhri aurait lancé : « Avec son format, une balle ne peut pas le rater ! »
L’Express a fait état de l’incident le 11 mars 2010. Contestant avoir tenu de tels propos, Alexandre Djouhri a intenté des poursuites en diffamation contre l’hebdomadaire, réclamant 850 000 euros. Lors de l’audience, L’Express a produit une attestation de Patrick Ouart confirmant ses informations. Selon lui, « deux personnes dignes de foi » lui avaient rapporté les « vifs reproches et menaces » d’Alexandre Djouhri. Hasard du calendrier, le jugement est attendu le 14 septembre, le jour de la sortie du livre de Pierre Péan, qui revient sur l’épisode.
Le différend a pour toile de fond le dossier de l’Angolagate, une affaire de vente d’armes à destination de Luanda. En octobre 2009, des intermédiaires, soupçonnés d’avoir touché de substantielles commissions, attendent avec anxiété le jugement du tribunal correctionnel de Paris. Parmi eux, l’homme d’affaires Pierre Falcone, protégé de l’Angola.
Selon plusieurs sources concordantes, Alexandre Djouhri se fait alors le « messager » du président angolais Dos Santos, qui souhaite obtenir la relaxe de Falcone. L’intervention du secrétaire général de l’Elysée, Claude Guéant, est sollicitée. Dans ces conditions, Pierre Falcone et son entourage sont persuadés de bénéficier de la clémence des juges. Pourtant, à leur grande surprise, le prévenu écope de six ans de prison et est arrêté à l’audience, le 27 octobre 2009. Alexandre Djouhri aurait imputé la responsabilité de cette sanction au conseiller justice de l’Elysée, Patrick Ouart.
En appel, à la fin d’avril 2011, la peine de Pierre Falcone a été réduite à trente mois d’emprisonnement ferme.
E. P. et J.-M. P.
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