La Côte d’Ivoire peine à tourner la page des violences (Le Monde)

LEMONDE.FR par Charlotte Chabas |

Plus de cinq mois après la chute de l’ancien homme fort de la Côte d’Ivoire, la situation sécuritaire dans l’ouest du pays reste « très volatile », selon un travailleur humanitaire.

« Il était une heure du matin. Nous étions tous endormis et ils nous ont pris par surprise. J’ai entendu des tirs et des cris et on s’est enfuis en courant pour se cacher dans la brousse. Alors qu’on courait, ils ont tiré sur ma femme, dans son dos. Elle a été tuée… » L’attaque, relatée sur le site de l’ONG Human Rights Watch, s’est produite le 15 septembre, dans un village de l’Ouest de la Côte-d’Ivoire. Elle a fait vingt-trois morts, selon un bilan officiel. Sur les lieux du massacre, le ministre de la défense Paul Koffi Koffi a mis en cause des miliciens pro-Gbagbo, et promis « de prendre le taureau par les cornes ».

Plus de cinq mois après la chute de l’ancien homme fort de la Côte-d’Ivoire, la situation sécuritaire dans cette région reste « très volatile », selon un travailleur humanitaire. Signe qu’au « pays des éléphants », la réconciliation nationale, appelée de ses vœux par Alassane Ouattara quelques heures après l’arrestation de Laurent Gbagbo, n’est pas encore acquise.

EPA/LEGNAN KOULA

Pour panser les plaies des dernières violences et, plus largement, de dix ans de guerre civile larvée, la Côte-d’Ivoire se dote, mercredi 28 septembre, d’une Commission dialogue, vérité et réconciliation (CDVR). Présidée par l’ancien premier ministre Charles Konan Banny, la Commission entend « recoudre la société ivoirienne », et mettre en lumière toutes les atteintes aux droits de l’homme commises durant la crise. Une mission d’autant plus complexe que depuis l’accession au pouvoir d’Alassane Ouattara, « les faits vont à l’encontre de ce discours de réconciliation », selon Michel Galy, politologue à l’Ecole des relations internationales et spécialiste du pays.

LE « POUVOIR DE LA KALASHNIKOV » RESTE DE MISE

Dans son rapport sur les violences perpétrées ces derniers mois en Côte-d’Ivoire, Amnesty International souligne que « les violations et atteintes aux droits humains se sont poursuivies après l’arrestation de l’ancien président Laurent Gbagbo, le 11 avril 2011. » Dans le pays, c’est aujourd’hui la présence des soldats de la Force républicaine de Côte-d’Ivoire (FRCI) qui pose problème. Ces militaires venus du nord ont joué un rôle décisif dans les affrontements en prenant parti pour Alassane Ouattara. Mais selon Amnesty International, les FCRI ont commis pendant la crise de nombreuses exactions dans le pays, notamment à Duékoué. Des « crimes contre l’humanité » qui se seraient poursuivis bien après l’arrestation de Laurent Gbagbo, selon l’ONG.

« Un moment célébrée par les partisans pro-Ouattara pour avoir mené la bataille d’Abidjan aux côtés des forces spéciales françaises, l’idylle est aujourd’hui en passe de virer au désaveu complet. Les « sauveurs » du mois d’avril se sont mués, au fil du temps, en mercenaires fauchés et sans salaire, remontés contre leurs employeurs, ainsi qu’en vulgaires braqueurs de supermarchés et d’agences de transfert d’argent », note ainsi le quotidien ivoirien Le Nouveau Courrier.

Dès le 11 avril, une « véritable chasse à l’homme a été lancée » par les FRCI contre les partisans avérés ou présumés de l’ancien président. Le groupe ethnique des guérés a été particulièrement pris pour cible. Dans l’Ouest du pays, « il y a toujours des règlements de comptes, sous la forme d’attaque de campements et de villages, ou bien par des assassinats ciblés plus politiques », explique un travailleur humanitaire, qui craint que la situation ne soit pire dans les villages de brousse « où les ONG ne peuvent se risquer ».

Dans la capitale ivoirienne, si la situation s’est apaisée depuis la fin des affrontements, les pillages – souvent imputés aux FRCI – restent fréquents. « Dans la rue, on croise des FRCI armés jusqu’aux dents, et on les craint. Avant les gens avaient peur des soldats de Gbagbo, maintenant, ce sont les FRCI qui imposent leur loi : la peur a changé de camp », explique Bertrand Tadalo, qui vit dans le quartier de Cocody. Pour le chercheur Michel Galy, « ni Ouattara ni son premier ministre Guillaume Soro ne contrôlent aujourd’hui les FRCI, qui ont désormais le sentiment de détenir en quelque sorte le pouvoir de la kalashnikov. »

Et la marge de manœuvre du président ivoirien est restreinte. Les FRCI refusent de regagner de leur propre chef leur région d’origine, très pauvre par rapport à la capitale ivoirienne. Le gouvernement pourrait donc être contraint de renier ces anciens alliés en renvoyant les FRCI « avec l’aide de l’armée nationale et des forces françaises », analyse le spécialiste Michel Galy, qui souligne cependant le risque conséquent d’affrontements. Dernière solution « optimiste », à laquelle ne croient pas la plupart des connaisseurs de la Côte d’Ivoire, « la professionnalisation et l’intégration des FRCI dans l’armée nationale ivoirienne ». Une hypothèse peu probable, « tant ces soldats ont pris des habitudes de pillage. »

LA TENTATION DE LA « JUSTICE DU VAINQUEUR »

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Le ministre de la justice

Le sort des FRCI importe d’autant plus aux Ivoiriens, qu’ils attendent que soient punis les responsables de crimes qui restent dans les rangs. Pour restaurer l’unité nationale, la justice ivoirienne doit juger les responsables des crimes commis par les deux camps. Mais au mois d’août, le porte-parole de l’association Human Rights Watch a dénoncé ce qui s’apparente selon lui à une forme de « justice de vainqueur ». Il affirme en effet que 97 personnes du camp Gbagbo ont été inculpées par les procureurs militaire et civil ivoiriens, mais aucun membre du camp Ouattara. Un déséquilibre qui pose la question de l’impunité des partisans d’Alassane Ouattara, et qui risque d’attiser le sentiment d’injustice des victimes. « Nous n’avons pas de véritable preuve d’une volonté politique de mettre en œuvre cette lutte contre l’impunité », note ainsi Jean Marie Fardeau, l’un des porte-parole de HRW.

Le sort des prisonniers politiques constitue également une pierre d’achoppement pour le nouveau gouvernement ivoirien. Laurent Gbagbo lui-même, son épouse Simone et des dizaines d’autres responsables, civils et militaires, sont en détention provisoire, pour « crimes économiques » ou « atteinte à la sûreté de l’Etat ». Si le camp Ouattara ne cache pas qu’il espère être débarrassé au plus vite de l’ex-président par la Cour pénale internationale (CPI), la population voit d’un mauvais œil le choix du pouvoir de déléguer à la communauté internationale le droit de juger son ancien leader, plutôt que de l’assigner devant les tribunaux ivoiriens. Une décision qui contribue à alimenter le sentiment de défiance des Ivoiriens face à leur système judiciaire.

LA RÉCONCILIATION « PRAGMATIQUE »

Mais si le pays souffre de ces « manquements graves du nouveau gouvernement », la société ivoirienne, fatiguée de cette décennie de lutte intestine, parvient progressivement à « une réconciliation pragmatique et spontanée, issue de la cohabitation quotidienne des bourreaux et des victimes », selon le chercheur Michel Galy. « Immédiatement après l’arrestation de Gbagbo, la plupart des habitants d’Abidjan n’avaient qu’une idée en tête : trouver de quoi se nourrir. Les gens avaient alors autre chose à penser que de se battre entre eux au nom d’une idéologie ou d’un homme politique », explique Hervé Daly, qui vit toujours dans l’ancien bastion gbagbiste de Yopougon.

Si la réconciliation nationale ne s’est « pas faite dans un processus jubilatoire ou lors d’une grande fête nationale, elle s’acquiert quotidiennement dans la reprise des pratiques coutumières des Ivoiriens », analyse ainsi Mohamed Sangaré, ingénieur ivoirien à l’origine du site Internet « Vérité-réconciliation ». Conçu comme une réponse civile au « devoir de mémoire », ce site rend hommage aux victimes des violences de ces derniers mois, 3 000 personnes, selon une estimation de l’ONU jugée « très basse » pour toutes les ONG. Pour Mohamed Sangaré, qui vit en France, la Commission de réconciliation, « plus symbolique qu’efficiente », n’aura pas le pouvoir d’apaiser les esprits. Si elle est chargée de faire la lumière sur tous les crimes commis, « la réconciliation nationale prendra beaucoup de temps », or « plus on laissera les choses traîner, plus la rancœur des Ivoiriens va s’intensifier ».

Une urgence d’autant plus ressentie par la société ivoirienne que des élections législatives doivent être organisées en décembre. « Tant du point de vue sécuritaire que politique, on ne prend pas le chemin d’élections régulières », estime à ce sujet le chercheur Michel Galy, qui doute que la Côte d’Ivoire soit « déjà prête à voter de nouveau ». Face à ce défi, les Ivoiriens veulent croire que le fragile équilibre acquis au cours des derniers mois résistera aux accusations de fraudes qui ne manqueront pas d’émailler le scrutin. Preuve d’une certaine inertie politique, seuls trois des 31 membres de la commission électorale indépendante, chargée de l’organisation, de la supervision et du contrôle du déroulement de toutes les opérations électorales, ont été changés depuis l’élection présidentielle à l’origine des violences.
Charlotte Chabas

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